(luc marchauciel @ mardi 21 février 2012 à 08:06 a écrit : Je suis pas convaincu par ta deuxième phrase (celle qui qui donne une généralité théorique) alors peux-tu développer l'exemple que tu cites dans ta première phrase, pour voir ce que ça donne appliqué à un cas concret (en dehors du constat évident que les savoirs et les techniques du XIXe ne sont pas les mêmes que ceux du XIIIe siècle) ?
Luc, tu me demandes un exercice difficile. J’essaye de m’y prêter, mais je ne suis pas sûr que cela soit concluant. Désolé pour la longueur.
Je cherche à mettre en évidence que les conditions économiques et sociales d’une société déterminent :
(1) : son activité scientifique
(2) : le degré de ses connaissances
Je vais proposer deux arguments. Le premier repose sur une comparaison des évolutions majeures dans ce que l’on nomme les « sciences dures » entre l’époque féodale et l’époque capitaliste.
2 remarques :
- Ma comparaison porte sur le monde occidental.
- J’ai exclu la chimie car la comparaison avec le Moyen-âge aurait été difficile.
Le but n’est pas simplement de constater une transformation des savoirs, mais de voir que la vitesse des découvertes scientifiques est plus importante dans ces domaines sous le capitalisme que sous le féodalisme. A titre de précision, j’entends par capitalisme :
- le capitalisme marchand qui va du 16ème à la fin du 18ème siècle
- le capitalisme industriel du 19ème – début 20ème
- le capitalisme financier contemporain
J'ai fait deux petits tableaux, et je m'excuse pour les approximations.
1) Dynamique scientifique sous le féodalisme dans les sciences naturelles :
Biologie ==> Période de recul par rapport à l’Antiquité
Médecine ==> Période de stagnation, en particulier en Europe occidentale
Astronomie ==> Déclin en Europe Occidentale, se développe dans l’Empire Byzantin
Physique ==> Application de la physique aristotélicienne (stagnation)
Mathématiques ==> Nombre irrationnel + généralisation de l’algèbre (progrès)
2) Dynamique scientifique sous le capitalisme dans les sciences naturelles :
Biologie ==> ADN (20ème siècle)
Médecine ==>Vaccination (19ème siècle)
Astronomie ==> Big Bang (20ème siècle) + Aéronautique (fusées)
Physique ==> Héliocentrisme (16ème siècle) + Electricité (19ème siècle) +Relativité (20ème siècle)
Mathématiques ==> Nombres complexes (16ème siècle)
Je constate qu’en dehors des mathématiques, le féodalisme est une période au cours de laquelle le développement des théories scientifiques est inexistant ou même négatif. Les sciences naturelles se sont en revanche développées très rapidement à partir de la Renaissance.
Comment expliquer cette accélération dans la vitesse des découvertes scientifiques ? La cause, selon moi, c’est la modification des structures économiques et sociales.
Dans le capitalisme, l’innovation occupe une place tout à fait particulière. Elle permet de maximiser le taux de profit pour les entrepreneurs : la structure économique du capitalisme stimule la recherche du progrès technique car cela est devenu rentable. L’innovation offre aux entrepreneurs une position de monopole sur le marché qui leur permet soit de réduire leurs coûts, soit d’augmenter leurs marges par les prix, soit les deux. L’innovation occupe ce statut particulier pour deux raisons : les moyens de production sont privés et la recherche systématique du profit est la logique de la production (l'accumulation du capital). Le statut de l’innovation est directement déterminé par les structures du capitalisme. A l’inverse, à l’époque féodale, la recherche du profit n’est pas la logique systématique de la production et la recherche scientifique n’est pas indépendante vis-à-vis du discours religieux qui imprègnent toutes les sphères de la société.
Autrement dit, parce que l’on est passé du féodalisme au capitalisme, la vitesse à laquelle les sciences naturelles se sont développées a été multipliée. Il apparaît que les structures économiques et sociales déterminent son activité scientifique et ainsi son degré de connaissances.
Je suis un peu feignant, mais pour répondre à ta question Luc, je devrais également faire une comparaison de la vitesse de développement des techniques. Il me semble que le développement des théories scientifiques et leurs applications techniques est hautement corrélée. Je me l’épargne, mais elle serait plus concrète.
Mon second argument concerne le développement des sciences sociales. Ce n'est que sous le capitalisme que l'économie puis la sociologie se constituent en tant que discipline autonome, avec une logique propre et distincte des autres sphères de la société (une méthode pour la sociologie, plus qu'une logique). De même, l'histoire ou le droit ne se développe (même si elles existaient déjà avant) qu'intensivement sous le capitalisme. Evidemment, des phénomènes d'interdépendances sont à l'oeuvre. Ce que l'on constate néanmoins, c'est que l'ensemble des sciences sociales n'apparaît ou ne se développe qu'à partir du capitalisme. Et pour faire un peu de liant avec ce qui vient d'être dit par Matrok, je ne pense pas que les sciences sociales (contrairement aux sciences naturelles) permettent de faire des prédictions : leur rôle est d'expliquer le passé pour comprendre le présent. Toujours est-il que le contenu même des sciences est modifié par les structures économiques et sociales. Quel mécanisme est en oeuvre ici ? Je dirais la prise de distance par rapport à la religion. Les sphères se sont autonomisées petit à petit et ont fait apparaître des logiques indépendantes à la logique religieuse. Là encore, le contenu même de l'activité scientifique et donc le volume du stock de connaissances qui en découle est déterminé par des rapports sociaux selon que la religion occupe une place importante dans la société ou non.
Si je puis résumer en une phrase, je dirais que la comparaison de la vitesse de développement des savoirs scientifiques dans les sciences naturelles fait apparaître une vitesse nettement plus importante sous le capitalisme que sous le féodalisme en raison du rôle joué par l'innovation : la structure économique détermine le volume des connaissances. De plus, le développement des sciences sociales (avec l'apparition de l'économie et de la sociologie en particulier) démontre que le contenu même de l'activité scientifique est déterminé par des rapports sociaux et que cette apparition n'a été rendue possible que par l'autonomisation de ces champs vis-à-vis de la logique religieuse qui imprégnait toutes les sphères sociales sous le féodalisme, les rapports sociaux définissent ce qu'est la science (à cet égard, je donne un exemple concret : la théorie du juste prix de St Thomas d'Aquin qui n'a aucune prétention scientifique mais simplement la volonté de se conformer à la justice divine sous le féodalisme, alors qu'en économie les théories des prix contemporaines ont l'objectif de décrire un état de fait).