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[center]Le combat inégal de l'homme et du poisson sauvage[/center]
LE MONDE | 25.02.06 |
D'ici à 2030, des milliers d'espèces auront disparu, affirme Arnaud Filleul, docteur en systématique et spécialiste de paléo-ichtyologie, l'étude des poissons fossiles.
Les exportations de caviar viennent d'être interdites pour protéger l'esturgeon, en voie de disparition. Va-t-on, en raison de l'activité humaine, vers un monde sans poissons sauvages ?
Dans vingt ou trente ans, des milliers d'espèces auront disparu, certaines avant même qu'on ne les connaissent. Des dizaines vont déjà s'éteindre d'ici quelques années. Pour autant, les poissons représentent, de loin, le plus grand groupe de vertébrés. Environ 28 000 espèces sont connues, mais des milliers ne sont pas recensées. Un poisson peut vivre en pleine eau, sous les cailloux dans la zone de balancement des marées, dans les profondeurs abyssales.
Même dans le pire scénario, avec une surpêche, des pollutions massives, des modifications majeures de l'environnement, il y aura toujours un petit poisson, du fin fond de l'Amazone, du fin fond des abysses, qui survivra. Une éradication est impossible. Elle signifierait une dégradation des écosystèmes telle que l'homme aurait déjà disparu de la planète.
Le réchauffement climatique a-t-il une responsabilité dans ces disparitions ?
Ses effets sont imprévisibles. En ce moment, la morue remonte vers le nord et la daurade royale, qu'on trouvait en Méditerranée et dans le golfe de Gascogne, s'implante en Bretagne nord. Certaines espèces, notamment de poissons plats, sont de plus en plus absentes des côtes de la Manche.
Pour l'instant, le réchauffement n'a pas fait disparaître d'espèces, mais a entraîné des modifications des aires de répartition.
La surpêche constitue-t-elle la principale menace ?
C'est une menace extrêmement ciblée, qui attaque les bancs de poissons grégaires qu'on peut capturer facilement grâce aux équipements modernes des bateaux. Elle menace gravement des espèces comme la morue et le thon, poissons les plus pêchés du monde, mais pas les blennies et les gobies (petits poissons très fréquents sous les rochers proches du bord). En outre, la mer se régénère très vite. En laissant la ressource se reposer, le stock se refait au bout de quelques années ou de quelques décennies, la pêche est à nouveau possible.
Devrions-nous cesser de consommer du poisson sauvage, au moins temporairement ?
Oui, car la plupart des espèces commerciales sont menacées. Il y a cent ans, les pêcheurs ramenaient des morues de 2 mètres pour 80 kg. Maintenant, à Rungis, on trouve des bébés morues de 50 centimètres. Tout ce qui se trouve sur l'étal d'un poissonnier ne devrait pas s'y trouver, en tout cas pas dans ces quantités. Il faut interdire la pêche pour les populations dont l'état des stocks est totalement dégradé, comme le thon, le requin - à cause des ailerons -, la morue et la plupart des espèces de grands fonds. Il existe également un vrai acharnement contre l'anguille, braconnée aux embouchures des grands fleuves. Une activité très rentable liée à une consommation excessive dans certains pays. L'anguille pourrait très bien disparaître.
L'élevage de poissons est- il une solution ?
L'élevage de poissons est extrêmement polluant. Il produit, de façon concentrée, une énorme quantité de déchets, liés aux poissons eux-mêmes, simplement par ce qu'ils mangent et rejettent. Si, à l'avenir, on substitue le poisson d'élevage au poisson sauvage, il n'y aura plus un écosystème côtier viable sur la planète.
Quel rôle joue la pollution de l'eau ?
Les rejets urbains, industriels et agricoles entraînent une eutrophisation des eaux : l'afflux de phosphates et de nitrates provoque une prolifération d'algues, des végétaux aquatiques meurent et libèrent à leur tour azote et phosphore. L'oxygène se raréfie. Ce phénomène, qui est la principale menace sur les eaux douces, va entraîner une diminution du nombre d'espèces. Les truites risquent de disparaître, ainsi que les poissons demandant beaucoup d'oxygène, mais ceux plus tolérants, comme le poisson-chat, survivront et se multiplieront.
La pollution chimique est, elle, ponctuellement très mortelle, mais s'arrête rapidement, car elle se dilue. Son impact est assez limité en France, car les rejets d'usines sont relativement bien maîtrisés, mais il est très fort dans les pays émergents, en Chine et en Inde, par exemple, où ce type de pollution détruit des milieux entiers, de l'insecte au poisson. Des amis pêcheurs m'ont dit avoir récemment découvert en Chine des rivières entières sans aucun poisson.
Existe-t-il d'autres dangers ?
La modification des écosystèmes constitue une menace majeure. Ce que l'homme veut est totalement contradictoire avec ce dont les poissons ont besoin. Le brochet, par exemple, à la sortie de l'hiver, profite de la montée des eaux pour aller frayer dans les zones inondées et déposer ses oeufs dans les herbes. Il faut donc de nombreuses zones suffisamment inondées pour que les oeufs puissent éclore. Or, actuellement, toutes les rivières sont canalisées pour éviter les inondations. Le brochet fait donc partie des espèces très menacées à cause de la destruction de son habitat. Les barrages bloquent également les migrations du saumon ou de l'anguille.
Quelles zones de la planète sont les plus concernées ?
La plus grande menace vise les eaux douces des régions tropicales, où agriculture et déforestation progressent. Ces deux activités humaines transforment les écosystèmes et conduisent à la disparition d'espèces en modifiant la composition chimique de l'eau, son taux d'oxygénation et sa turbidité. Or des milliers d'espèces peuplent les forêts tropicales, en Asie du Sud-Est et en Indonésie. Toutes les zones tropicales, très riches en termes de biodiversité, se trouvent dans des pays trop pauvres pour s'imposer l'effort de protection de l'environnement.
Les poissons vont-ils s'adapter à leur nouvel environnement ?
Les modifications de l'écosystème sont trop rapides pour espérer une quelconque réaction des poissons. De nouvelles espèces pourront apparaître, mais pas à l'échelle du temps humain : les phénomènes de spéciation prennent des dizaines de milliers d'années. Le bilan ne sera jamais positif. Il n'y a pas de solution qui permette de sauver un environnement sauvage et de vivre à 10 milliards d'individus sur la planète.
Propos recueillis par Pierre-Antoine Delhommais et Gaëlle Dupont
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Chiffres
46 % DES 28 000 ESPÈCES DE POISSONS
recensées sont menacées, selon l'Union mondiale pour la nature. Mais l'état exact des populations est mal connu. On compte en France 82 espèces, la moitié introduites par l'homme.
LA CONSOMMATION MONDIALE
de poissons a plus que triplé entre 1961 et 2001 (de 28 à 96 millions de tonnes par an). La Chine est le plus grand consommateur.
LE QUART DES ESPÈCES COMMERCIALES
sont surexploitées, selon le programme d'évaluation des écosystèmes des Nations unies.
LA QUANTITÉ D'EAU PIÉGÉE
par les digues de barrage a quadruplé depuis 1960. Il existe trois à six fois plus d'eau dans ces réservoirs que dans les cours d'eau naturels.
LES SYSTÈMES AGRICOLES
couvrent un quart de la superficie des terres fermes.
LES ÉCOULEMENTS D'AZOTE
dans les écosystèmes terrestres ont doublé et les flux de phosphore triplé depuis 1960.
À LIRE
Poissons de toujours et d'ailleurs - Histoires de pêche et biologie des espèces, Arnaud Fillieul et Henri Limouzin ( Editions Larivière, 208 p., 50 ¤).