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[center]Des chiffres et des lettres[/center]
Après étude de trois cas d'aphasie agrammatique, des chercheurs britanniques concluent à la dissociation des mécanismes syntaxiques du langage et des mathématiques... du moins chez l'adulte.
Le langage conditionne-t-il l'accès à d'autres fonctions intellectuelles, en particulier les mathématiques ? Cette question, les chercheurs en sciences cognitives se la posent depuis longtemps. Certains ont suggéré que les capacités linguistiques (aussi bien lexicale que syntaxique) jouent un rôle prédominant dans la maîtrise du calcul. Des études d'imagerie cérébrale ont quant à elles indiqué un lien entre cet exercice et l'activation de régions impliquées dans le langage, dans l'hémisphère gauche du cerveau. Aujourd'hui toutefois, les travaux d'une équipe de l'Université de Sheffield (Royaume Uni) semblent montrer le contraire. Ainsi, chez l'homme adulte, raisonnement mathématique et langage seraient bel et bien indépendants, au niveau fonctionnel comme anatomique…
L'existence de mots pour désigner des nombres est généralement vue comme une base essentielle pour l'apprentissage de notions quantitatives (leur absence chez certaines cultures amazoniennes a de ce fait été décrite comme un frein à la maîtrise du calcul). De plus, il existe des parallèles évidents entre la grammaire du langage et la structure des mathématiques. Dans le cas d'opérations algébriques non associatives par exemple, comme la soustraction ou la division, la place d'un nombre a la même importance que celle d'un mot dans une phrase et entraîne les mêmes changements de sens (5 - 10 diffère de 10 - 5, tout comme "l'homme a tué le lion" diffère de "le lion a tué l'homme").
Pour étudier l'implication du langage dans les mathématiques, Michael Siegal et ses collègues ont examiné le cas de trois hommes d'une cinquantaine d'années présentant des lésions cérébrales de l'hémisphère gauche responsables d'une aphasie agrammatique sévère - un défaut dans la construction grammaticale se caractérisant par un style télégraphique dépourvu de préposition, voire même de verbe, etc. Différents types de problèmes, exprimés en chiffres arabes, leur ont été donnés à résoudre sur papier. Ces tests incluaient des opérations simples (addition, multiplication) ou plus complexes (soustraction de fractions, exercices de réversibilité, expressions factorisées, suite de nombres infinie). Alors que ces individus étaient incapables de manipuler le moindre chiffre prononcé ou écrit en lettres et malgré leur incompréhension de phrases basiques du type sujet-verbe-complément, ils se sont révélés d'excellents calculateurs maîtrisant le rôle d'un élément dans une expression numérique (comme la différence entre le diviseur et le dividende), les notions de hiérarchie, de réversibilité et autres.
Pour les auteurs de l'expérience, parue dans les Comptes-rendus de l'Académie américaine des sciences (PNAS), ces résultats démontrent une "dissociation claire entre les domaines des mathématiques et du langage". Dès lors, ils permettent d'envisager deux hypothèses concernant les mécanismes syntaxiques de ces deux fonctions dans le cerveau mature. La première est celle d'un seul et même mécanisme syntaxique général soutenant à la fois le langage et les mathématiques, mais avec un accès indépendant de chacun au système. Tandis que la seconde est celle de deux mécanismes autonomes et spécifiques chez l'adulte, ce qui n'exclut pas une certaine dépendance au cours du développement cérébral. Ainsi, les mots désignant les nombres pourraient être importants chez l'enfant pour l'acquisition des concepts numériques et leur représentation. Mais attention, il ne suffit pas de bien maîtriser le langage pour faire des miracles en algèbre ! "La grammaire doit être vue comme un système soutenant l'expression du raisonnement mathématique, concluent les chercheurs, mais elle ne garantit pas - ni ne compromet - les capacités de résolution des problèmes de calcul". Les élèves sont encore bons pour potasser les deux matières un petit bout de temps…
Par Antoine Mehl.
Source : PNAS - en ligne 15/02/05, 10.1073/pnas.0407470102