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[center]La grande fête des insectes[/center]
LE MONDE | 26.12.06 |
Les insectes, animaux à sang froid, profiteront-ils du réchauffement climatique ? La question était encore théorique il y a quelques années. Les entomologistes répondent désormais, sans ambiguïté, par l'affirmative.
L'évolution est déjà visible, à travers l'expansion géographique de certaines espèces et l'apparition de nouveaux comportements. Prenons la pyrale et la sésamie, deux papillons dont les larves se nourrissent des tiges et des épis de maïs. Traditionnellement, la pyrale se contentait d'une génération par an, dans la partie nord de la France. De son côté, la sésamie, sensible au gel continu en hiver, restait cantonnée au sud du territoire.
"Tout cela est en train de changer. Les insectes sont comme des moteurs thermiques, qui profitent de la chaleur supplémentaire", estime Marc Delos, expert en biovigilance à la direction de l'alimentation du ministère de l'agriculture. "On retrouve désormais la sésamie dans la région Centre, en Indre-et-Loire, où elle n'avait jamais été vue auparavant", note-t-il. "On en a aussi vu dans la plaine de Caen, tandis que des pyrales étaient signalées en Belgique, confirme Jean-Paul Renoux, d'Arvalis, un institut de recherche financé par les producteurs. Ces larves font des dégâts considérables dans nos essais", ajoute-t-il.
Cette remontée vers le nord s'accompagne chez la pyrale d'une augmentation du nombre de générations annuelles, le voltinisme. L'insecte peut désormais effectuer trois cycles dans la saison, ce qui accentue la pression sur la récolte. "Ce n'est pas tant le rendement qui est affecté, que la qualité du maïs, dans la mesure où ces attaques favorisent le développement de moisissures", souligne Marc Delos.
Le multivoltinisme s'observe aussi chez le carpocapse des pommiers et poiriers. "Dans les années 1970, à Avignon, on n'avait que deux générations par saison. On en compte désormais trois", constate Benoît Sauphanor (INRA Avignon). On se retrouve dans la situation du Maroc il y a trente ans." L'insecte met désormais à profit les nouvelles variétés de pommes tardives pour se reproduire.
Pour son développement, ce qui compte n'est pas tant l'augmentation de la température moyenne, de 0,5oC depuis cette date dans la zone, que le nombre de jours où la température dépasse le seuil de 10 oC, sous lequel il reste en sommeil. A cette aune, il profite désormais de 25 % de chaleur en plus qu'il y a quelques décennies. Résultat, depuis les années 1980, on a dû passer de quatre traitements insecticides par an à une douzaine.
L'étude des pucerons révèle elle aussi l'impact du changement climatique. Maurice Hullé, de l'INRA de Rennes, a décortiqué trente années de données fournies par un réseau européen de pièges - des aspirateurs fonctionnant en continu sur des mâts de 12 mètres de haut. "Nous ne constatons pas d'augmentation de la quantité des pucerons, mais de leur diversité", indique-t-il.
Des espèces probablement présentes sur le territoire en faible quantité, qui étaient "sous le radar", deviennent "piégeables". Le nombre moyen d'espèces capturées chaque année est ainsi passé de 169, entre 1978 et 1982, à 211 actuellement. "Si leur abondance n'a pas progressé, c'est peut-être que leurs ennemis naturels se sont eux aussi adaptés à ces nouvelles conditions", avance Maurice Hullé.
Par ailleurs, la date de début de migration des pucerons est toujours plus précoce : sur les stations de Rennes et Montpellier, depuis trente ans, elles ont commencé en moyenne un jour plus tôt chaque année. Les pucerons, qui s'attaquent entre autres à la pomme de terre et à la betterave, ont donc gagné un mois d'activité sur cette période.
La chenille processionnaire, premier "défoliateur forestier" français, offre un exemple supplémentaire de progression liée au réchauffement. Les colonies meurent lorsque la température descend sous - 16 oC. Pour que les chenilles sortent du nid pour se nourrir, il faut une température supérieure à 9 oC pendant le jour, et à zéro la nuit. "Au sud du Bassin parisien, ces contraintes ont été levées ces dix dernières années", assure Alain Roques (INRA Orléans). Dans le Briançonnais, des populations implantées expérimentalement ont survécu à 1 850 mètres d'altitude, en face sud, en 2003-2004, alors que le "front" en altitude est actuellement limité à 1 200 mètres.
En latitude, ce front progresse vers le nord d'environ cinq kilomètres par an, conditionné essentiellement par les faibles capacités de vol des femelles, alourdies par leurs oeufs. "Les colonies atteindront Paris en 2025", estime Alain Roques, qui cherche à savoir si les pins bordant les autoroutes ne facilitent pas cette progression.
Outre les dégâts sur les feuillages, ces chenilles sont redoutées pour leurs poils urticants, qui peuvent occasionner des réactions allergiques aiguës allant jusqu'au choc anaphylactique. Seule consolation, la canicule de 2003 avait tué nombre de colonies, montrant que le réchauffement peut aussi avoir des effets délétères pour ces ravageurs.
Enfin, le changement climatique pourrait aggraver un phénomène déjà préoccupant, celui des invasions biologiques : on ne compte plus les signalements de bestioles exotiques repérées bien plus au nord que leur "niche" d'origine. Ces délocalisations sont une des facettes de la mondialisation. Ces insectes - dont 41 "ravageurs" nouveaux introduits en France métropolitaine entre 2000 et 2005 - ont profité des circuits commerciaux pour coloniser de nouveaux territoires. La présence d'un climat plus doux favorisera l'implantation durable de certains d'entre eux.
Les insectes sont donc des indicateurs sensibles du réchauffement climatique. Certaines pratiques agricoles - jachères, bandes enherbées, interdiction de certains insecticides, coupe plus haute des pieds de maïs - peuvent certes expliquer en partie leur bonne fortune actuelle. Quoi qu'il en soit, la combinaison de tous ces facteurs, climatique compris, pourrait bien concourir, prédit Marc Delos, au développement prochain d'une "biodiversité hostile" à laquelle il faudra trouver de nouvelles parades.
Hervé Morin