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[center]La seconde jeunesse du Prozac[/center]
LE MONDE | 23.01.07 |
Faut-il prescrire un antidépresseur comme le Prozac aux enfants et aux adolescents ? La question est déjà dépassée. Surtout aux Etats-Unis, où le Prozac est autorisé aux moins de 18 ans depuis presque deux ans. Antidépresseurs, somnifères, psychotropes... y sont un moyen de traitement courant pour tous les troubles du comportement des jeunes : hyperactivité, dépression, troubles de l'attention...
En Europe, le processus est en marche. En juin 2006, l'Agence européenne du médicament (EMEA) a émis un avis favorable pour étendre la prescription du Prozac aux dépressions de l'enfant et de l'adolescent. Ce produit était auparavant réservé aux adultes, sauf pour le traitement des troubles obsessionnels compulsifs. Cette homologation doit maintenant être adoptée par les agences nationales.
En France, au sein de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), une commission d'experts y travaille.
Le Prozac, ce vieil antidépresseur du laboratoire américain Eli Lilly, retrouve donc une seconde jeunesse. Lancé au milieu des années 1980, vendu à des millions d'exemplaires, il a été immédiatement copié, puis développé en médicament générique. La molécule du Prozac, la fluoxetine, qui a pour fonction de stimuler la libération de la sérotonine dans le cerveau pour combattre la dépression clinique, occupe encore une place de choix dans l'arsenal thérapeutique des psychiatres.
C'est l'inquiétude des autorités anglaises qui a remis le Prozac sous le feu des projecteurs en Europe. En décembre 2003, l'agence sanitaire britannique, le HMRA, s'est inquiétée de voir que 30 000 à 40 000 enfants et adolescents se voyaient prescrire chaque année par des généralistes - en dehors de tout cadre réglementaire - un antidépresseur, dont du Prozac pour la moitié d'entre eux. Or, les antidépresseurs ont un grave inconvénient : ils lèvent les inhibitions aux tentatives de suicide.
Craignant une augmentation des suicides et des comportements agressifs, les autorités britanniques demandent alors aux médecins de réduire leurs prescriptions le temps de passer au crible l'ensemble des études menées sur les traitements administrés aux moins de 18 ans. Ces travaux sont peu nombreux, souvent incomplets, mais le résultat est sans appel : la plupart ne démontrent aucune efficacité par rapport au placebo. C'est le cas du Paxil de GlaxoSmithKline, du Zoloft de Pfizer, de l'Effexor de Wyeth, du Celexac et du Lexapro de Forest et du Luvoy de Solvay, dont l'efficacité ne convainc pas suffisamment. Seul le Prozac ressort avec un avis favorable de l'évaluation risques-bénéfices effectuée par l'agence anglaise.
Cette dernière demande alors à Eli Lilly de préparer pour l'EMEA un dossier d'autorisation pour une utilisation pédiatrique du Prozac. Il s'agit de mettre fin au bricolage et de donner un cadre aux médecins. L'EMEA nomme deux rapporteurs sur le dossier, un Britannique qui étudie les gélules, et un Français la forme dispersible.
En mai 2005, la France et la Grande-Bretagne aboutissent à des conclusions divergentes. Les Anglais sont pour autoriser le Prozac, pas la France. Selon le docteur Anne Castot, de l'Afssaps, une étude de toxicité animale révèle que le Prozac provoque un risque de trouble de la croissance et de la maturation sexuelle.
Une procédure d'arbitrage est lancée pour établir la bonne lecture des données cliniques. En février 2006, alors que l'arbitrage n'est pas encore rendu, l'Afssaps - sans doute sur pression des pédopsychiatres - rappelle aux médecins que le traitement de la dépression est d'ordre psychothérapeutique d'abord. Un antidépresseur ne saurait être utilisé qu'en seconde intention.
En juin 2006, la France perd l'arbitrage. Le Prozac sera autorisé pour les enfants et les adolescents. Depuis, l'Afssaps a réuni des experts pour établir les règles de bonne prescription du Prozac. Leur tentation a d'abord été de réserver le droit de prescrire aux seuls pédopsychiatres. Mais, pour tenir compte des régions peu équipées en spécialités médicales, les généralistes ont conservé ce droit.
"RAPPORT BÉNÉFICE-RISQUE"
Le Prozac est déjà couramment prescrit aux enfants à l'hôpital, "mais en ville il faut clairement préciser que ce médicament ne doit concerner que les cas de dépression clinique avérée", explique le Dr Teboul, pédopsychiatre à l'hôpital de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Dans l'Hexagone comme outre-Manche, près de 40 000 jeunes de moins de 18 ans sont traités chaque année pour dépression. Mais, contrairement à la Grande-Bretagne, de 10 % à 20 % seulement reçoivent des antidépresseurs comme seul traitement.
Quant aux suicides, les adolescents ne sont pas absents des statistiques : les derniers chiffres de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) font état en 2003 de 32 suicides chez les 10-14 ans et de 194 suicides chez les 15-19 ans. Sur plus de 10 800 suicides. "Le Prozac est un médicament intéressant, mais on ne sait pas pourquoi il présente un meilleur rapport bénéfice-risque qu'un autre antidépresseur", explique un expert de l'Afssaps.
Didier David, pédopsychiatre à l'hôpital Necker (Paris), estime que l'action de l'Afssaps est "utile par rapport à la pratique des médecins de ville, qui prescrivent beaucoup d'antidépresseurs en dehors de l'autorisation de mise sur le marché". Les lenteurs à statuer de la commission d'experts tiennent au fait que, comme l'indique Marie-France Le Heuzey, pédopsychiatre à l'hôpital Robert-Debré à Paris, les enfants "ne sont pas des adultes en miniature. Et nous manquons cruellement d'études poussées sur les 10-14 ans et les 15-19 ans". Mais ces études coûtent cher "et heureusement le marché des enfants et adolescents déprimés n'est pas énorme", ajoute Mme Le Heuzey.
Pour le laboratoire Eli Lilly, il est difficile d'accepte de financer seul des études sur le Prozac alors que ce médicament est déjà largement entre les mains des fabricants de génériques.
Yves Mamou