Un papier sur Agriculture et Environnement critique la méthodologie de l'étude de l'INRA, avec, pour autant que je puisse en juger, pas mal de mordant.
a écrit :
Étude de l’Inra : un surdosage de 30%
Une nouvelle étude aurait pour la première fois démontré un lien entre certains insecticides et le syndrome de disparition des abeilles. Sauf que...
Présentée en grande pompe dans les prestigieux salons de l’association France-Amérique à Paris, le 29 mars 2012, l’étude sur les abeilles réalisée par l’équipe de recherche française multipartenariale (INRA, CNRS, ACTA et ITSAP-ADAPI) n’est pas passée inaperçue [1]. Et pour cause ! Pour la première fois, des travaux expérimentaux semblent avoir démontré que des insecticides de la famille des néonicotinoïdes seraient bien à l’origine de la désorientation des butineuses, entraînant leur mort et la déstabilisation du développement normal des ruches. Ces conséquences dramatiques ont lieu alors même que les butineuses ont été exposées à des « doses très faibles d’insecticide, comparables à celles que les abeilles peuvent rencontrer dans leur activité quotidienne de butinage de nectar sur une culture traitée », souligne le communiqué de presse de l’INRA, rédigé à l’occasion de la publication de l’étude dirigée par Mickaël Henry (INRA) et Axel Decourtye (ACTA, réseau des instituts techniques agricoles).
Des capteurs électroniques sur les butineuses
Réalisés par des chercheurs de qualité – ni ayatollah écolo extrémiste, ni ami des grandes multinationales ne figure dans l’équipe multipartenariale–, selon un protocole apparemment sans faille, ces travaux semblent aboutir à des conclusions incontestables. En outre, l’équipe a innové en utilisant des micropuces RFID, qui utilisent un émetteur radio microscopique pour transmettre un signal radio permettant un contrôle individuel de l’entrée ou de la sortie de la ruche grâce à une série de capteurs électroniques. Collés sur le thorax de 653 butineuses, ces capteurs ont permis, pour la première fois, de se focaliser sur le comportement individuel et non collectif des insectes. Divisées en deux groupes, un lot témoin et un lot ayant été nourri avec une solution sucrée contenant du thiaméthoxam (la matière active du Cruiser), les abeilles ont été relâchées à différentes distances de la ruche (toujours inférieures à un kilomètre). « En comparant les proportions de retours à la ruche des deux groupes d’abeilles, les chercheurs ont évalué le taux de disparition imputable à l’ingestion du produit testé. L’équipe a mis en évidence un taux significatif de non-retour à la ruche des abeilles, par un phénomène de désorientation du à l’intoxication à faible dose », poursuit le communiqué de presse. Ce taux a été évalué entre 10,2% et 31,6%.
Combinée à la mortalité naturelle, cette disparition aboutirait à une mortalité journalière de 25% à 50% chez les butineuses intoxiquées, soit jusqu’à trois fois le taux normal (environ 15% des butineuses par jour). Aucune information n’a cependant été donnée concernant l’âge des butineuses ou la race, alors que ces facteurs peuvent jouer un rôle essentiel dans l’altération du sens de l’orientation des abeilles (cf. Suchail et al., 2000, Guez et al., 2001). Dommage.
Modèle mathématique
Ensuite, l’équipe de recherche multipartenariale a introduit ces valeurs dans un modèle mathématique, en simulant la démographie des colonies d’abeilles en période de floraison. « Les résultats montrent que si la majorité des butineuses étaient contaminées chaque jour, l’effectif de la colonie pourrait chuter de moitié pendant le temps de la floraison – et jusqu’à 75% dans les scenarii les plus pessimistes. Ce déclin démographique serait critique, à une période où la population de la colonie devrait atteindre un maximum, un préalable nécessaire au stockage de réserves alimentaires et à la production de miel », annonce le communiqué de presse. « Cette étude indique ainsi qu’une exposition des abeilles butineuses à un insecticide néonicotinoïde pourrait affecter à terme la survie de la colonie, même à des doses bien inférieures à celles qui conduisent à la mort des individus », conclut-il. La messe est dite !
Une tout autre réalité
Pourtant, le modèle mathématique aboutit à un scénario qui n’a pas été constaté en conditions réelles. Une perte moyenne de 30% des butineuses, c’est-à-dire environ 6 000 abeilles, correspond en effet à une chute de poids par ruche de 600 grammes. Ce qui ne peut pas passer inaperçu lors des essais comparatifs, nécessaires pour obtenir l’homologation du produit. Or, comme le rapporte l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), aucune baisse de poids n’a été mesurée sur les quatre années d’études effectuées sur le terrain avec des abeilles butinant sur des champs de colza traités avec du Cruiser. Sur ce point, l’agence est formelle, « ces essais en plein champ dans deux régions différentes indiquent qu’une exposition des colonies durant la floraison du colza (13 à 22 jours selon les années en Alsace, 12 à 21 jours selon les années en Picardie), lors des quatre campagnes successives réalisées dans les mêmes parcelles, n’a pas d’impact significatif sur la survie et le dévelop- pement des colonies. » Elle précise que « les résultats disponibles indiquent l’absence de surmortalité ou de mortalité inexpliquée, l’absence d’anomalie dans le comportement des abeilles, ainsi qu’un développement de populations adulte et larvaire et une évolution pondérale des ruches, cohérents avec un bon état sanitaire et une bonne reprise du développement des colonies au printemps ». Bref, dans le monde réel, on ne retrouve pas les conclusions obtenues grâce à la modélisation mathématique des chercheurs de l’INRA et du CNRS.
Dans ces conditions, deux hypothèses s’imposent : soit le modèle mathématique utilisé n’est pas adapté – un cas malheureusement assez fréquent –, soit les données fournies dans le modèle ne sont pas conformes à la réalité du terrain. « Notre expérience n’a pas été réalisée en conditions agronomiques réelles », a d’ailleurs admis Axel Decourtye lors de la conférence de presse. Ce qui laisse à penser que la seconde hypothèse est la plus plausible.
Discussions autour de la dose
Lors de l’expérimentation, non seulement les abeilles n’ont pas butiné du colza traité en plein champ, mais elles ont été nourries artificiellement en laboratoire avec une solution de sucre contenant une concentration de 1,34 ng de thiaméthoxam. Or, aucune indication ne figure dans l’étude sur la pertinence de ce dosage. Ni de son calcul. Pourquoi un taux aussi aléatoire que 1,34ng, et non pas 0,85 ou 1,25 ? Étrange... Sur un point aussi essentiel, on aurait pu espérer un peu plus de transparence dans la publication. « Nous ne commentons pas cette question », nous a-t-on plus tard répondu à l’INRA. L’institut de recherche indique juste que cette dose serait incluse dans la fourchette de doses « au champ » comprise entre 0,17 et 2,3 ng/j, qui serait évoquée dans l’étude d’Agnès Rortais, Modes of honeybees exposure to systemic insecticides : estimated amounts of contaminated pollen and nectar consu- med by different categories of bees (une publication considérée comme l’étude de référence en matière de consommation de pollen et de nectar par les différentes catégories d’abeilles – butineuses, travailleuses, reines, etc.). Or, la fourchette 0,17–2,3 ng/j ne figure nulle part dans l’étude d’Agnès Rortais ! Pire, les travaux de la chercheuse portent sur l’imidaclopride sur tournesol, et non sur le thiaméthoxam sur colza. Autant dire que ses données ne sont en rien extrapolables ! Il s’agit bien de deux matières actives spécifiques sur deux cultures différentes, de surcroît de printemps pour l’une et d’automne pour l’autre !
En revanche, à partir des besoins des butineuses en énergie, estimés par Rortais et al. à 129 mg de sucre par jour au grand maximum, on peut calculer la quantité de nectar nécessaire à l’abeille, et par conséquent son exposition à un insecticide donné. Le calcul est d’ailleurs assez simple : pour obtenir le pire scénario d’exposition possible (11 heures de vol de la butineuse), il suffit de multiplier les concentrations maximales de matière active de thiaméthoxam retrouvées dans le nectar de colza (1,85μg/kg) avec le besoin maximum de nectar (soit nectar qui contient 40% de sucre) pour satisfaire le besoin en énergie d’une butineuse (les 129mg de sucre, calculés par Rortais et al.). Pour une exposition maximum, le résultat donne 0,592ng de thiaméthoxam, qui est, sans surprise, le chiffre retenu dans le rapport de l’Anses.
Or, ce chiffre représente 2,2 fois moins la dose administrée aux butineuses par l’équipe d’Henry et al. ! Ce qui signifie que les chercheurs ont littéralement « saoulé » leurs abeilles avant de les relâcher dans la nature. D’autant plus que l’exposition à la dose de 0,592ng reflète une exposition sur 11 heures, alors que pour leur expérience, les chercheurs français ont administré leur dose de 1,34 ng en une seule fois. Comme si l’effet d’une dégustation d’un verre de cognac par heure pendant 11 heures provoquait le même effet que l’ingestion de deux bouteilles d’affilée, fussent-elles de la maison Frapin... Guy Waksman, le rédacteur de la lettre électronique Du côté du web et de l’infomatique agricole, n’a donc pas entièrement tort de craindre un « effet Séralini » avec cette nouvelle étude.
« Dans l’étude, on s’intéresse au danger et non à l’exposition », se justifie Axel Decourtye. « La publication rapporte une expérimentation qui teste l’hypothèse selon laquelle une dose non létale de l’insecticide peut affecter le vol de retour à la ruche des butineuses, entraînant leur mort indirecte et des effets prévisibles sur la démographie de la colonie », poursuit-il. En réalité, l’équipe avait initialement opté pour une dose de 1 ng et non pas 1,34ng, cherchant simplement à avoir une dose « sublétale ». Et ce, sans considération de sa pertinence en ce qui concerne l’exposition potentielle des butineuses. Ce n’est qu’après des vérifications analytiques qu’elle a réalisé avoir nourri les abeilles avec une dose... 30 % supérieure ! En aucun cas, la dose de 1,34ng n’a donc été « savamment calculée à partir de la dose que les abeilles ingèrent dans leur activité de butinage », comme il est affirmé dans certains journaux... agricoles ! « Notre propos et même notre rôle n’étaient pas de représenter la réalité du champ (ce qui aurait relevé de l’analyse du risque, dont l’Anses doit à présent s’emparer), mais de démontrer l’existence d’un effet jusqu’ici seulement supposé » se justifie, après coup, Oliver Le Gall, chef du Département Santé des Plantes et Environnement de l’INRA. Même discours d’Axel Decourtye, qui renvoie également l’évalua- tion du risque aux instances officielles : « Le reste (positionnement de la dose expérimentale dans les doses réalistes, comparaison avec les autres données...), c’est l’affaire des instances officielles. Elles devront estimer si 80% des abeilles du territoire sont confrontées à la situation que nous décrivons dans la publica- tion, ou seulement 5% ».
Ces quelques précisions auraient mérité de figurer dans l’étude, ce qui n’aurait nui en rien à sa pertinence. En tout cas en ce qui concerne sa partie expérimentale. En revanche, affirmer –et écrire– que l’étude reproduit une exposition « comparable à celle que les abeilles peuvent rencontrer dans leur activité quotidienne de butinage de nectar sur une culture traitée » semble bien hasardeux. Pire, inclure ces résultats dans un modèle mathématique sans vérifier qu’ils reflètent des conditions réelles d’exposi- tion frise l’excès de zèle. C’est pourquoi les chercheurs s’exposent à un désaveu cinglant des conclusions de leurs travaux. Celui-ci pourrait arriver dès le 31mai 2012, date à laquelle l’Anses doit se prononcer sur la pertinence de l’étude.
[1] A Common Pesticide Decreases Foraging Success and Survival in Honey Bees, Henry et al., Science, avril 2012.
Gil Rivière-Wekstein