Ce fil commence à être d'un niveau franchement difficile à suivre, et pour tout dire, moi qui suis accusé d'être "le pédant" sur un autre fil, là je dois reconnaître que je suis largement dépassé par les références qu'il faudrait avoir lues et assimilées pour se sentir le droit d'en placer une... Bon, je ne vais quand même pas me gêner, car j'aimerais quand même expliquer pourquoi cette manie d'accoler un adjectif après le mot "science" m'agace autant.
Barnabé, le point de vue que tu développes est original. Ce n'est pas un compliment, c'est un constat : je veux dire qu'il me semble que c'est le tien, pas forcément celui de la "science marxiste" ! Je veux bien débattre de tes arguments, mais je préfèrerais que tu les assumes comme les tiens, plutôt que d'écrire "il me semble que c'est ce que Trotsky voulait dire". Parce que lorsque tu écris qu'on peut considérer le marxisme d'une certaine manière comme une "science prolétarienne", le raisonnement que tu proposes pour justifier ça me semble pour le moins original. Je reviendrais plus tard sur pourquoi je pense qu'il est faux.
J'ai exprimé plus haut ce que j'avais compris du raisonnement de Trotsky dans ce paragraphe de que logan nous a sorti :
a écrit :Trotsky écrit bien que le marxisme n'est pas une "science prolétarienne", qu'il n'est pas le produit d'une "culture prolétarienne", mais bien le produit de la "science bourgeoise", ce qui revient à dire qu'à l'heure où il écrit ce texte il n'y a pas à proprement parler de "science prolétarienne"...
D'ailleurs, logan a sorti ce texte sans préciser comment il le comprenait et ce qu'il en tirait sur la question "le marxisme est-il une science". Il me semble que visiblement Trotsky ne se posait pas cette question là. Son avis semble tranché, je le cite : "Il y a plus de science véritable dans le seul Manifeste du Parti communiste que dans des bibliothèques entières remplies de compilations, spéculations et falsifications professorales sur la philosophie et l'histoire". Le genre d'avis sur la question qui n'éclaire pas le raisonnement... Il faut aussi voir que ce texte date de 1924, soit dix ans avant le premier bouquin de Popper, pour donner une date clé dans la réflexion épistémologique moderne. On peut faire plein de critiques de Popper, de Kuhn, de Feyerabend, etc. mais il me semble que ces critiques (Sokal et Bricmont par exemple) ne permettent pas pour autant d'annuler l'existence de cette réflexion épistémologique qui a quand même évolué depuis 1924. Et par ailleurs, la question du fil c'est "le marxisme est-il une science", sous-entendu ici et maintenant, le marxisme actuel peut-il prétendre être une science aujourd'hui... pas en 1924, ou en 1848. Je précise cela car j’admets la remarque de redspirit qui me paraît judicieuse :
a écrit :Ce qui a valeur de science aujourd'hui ne le sera plus demain, tout comme ce qui était scientifique par le passé ne l'est plus aujourd'hui.
Par contre je ne suis pas forcément d'accord avec tout le reste de ce que dit redspirit mais bon, on verra plus tard si j'ai le temps (moi et redspirit on a pris l'habitude de discuter des questions philosophiques avec cinq ans de délai ;) ).
On en vient aux arguments de Barnabé en faveur du retour aux lubies de la "science prolétarienne" et de la "science bourgeoise" :
a écrit :...je crois que l'opposition "science bourgeoise"/"science prolétarienne" a exactement autant de sens que "état bourgeois"/"état ouvrier": il met en avant le fait que les activités sociales sont fondamentalement déterminées en terme de classe. Or la science est une activité sociale. La nature ne l'est pas. Et c'est pour cela qu'on doit juger des énoncés scientifiques en fonction de leur adéquation au monde objectif. Mais la science elle-même n'est pas purement objective: elle est le rapport entre un sujet qui est social (et donc déterminé en termes de classe) et le réel objectif.
De ce point de vue là, il n'y a pas de distinction fondamentale entre science de la nature et science de la société. Car lorsqu'on prend la société comme objet, c'est précisément qu'on la considère comme objective. Si le marxisme se veut une science prolétarienne, ça n'est pas parce que son objet est déterminé socialement (d'ailleurs de ce point de vue, le marxisme est surtout une science qui prend la société bourgeoise comme objet), mais parce que son sujet doit être le prolétariat (qui est le seul à pouvoir comprendre la société adéquatement parce qu'il est le seul à pouvoir la transformer).
Il y a là à mon avis une erreur de perspective. La science, sans adjectif devant (ou si tu préfères la science "bourgeoise", la seule qui existe en fait pour le moment), est bel et bien purement objective, ou du moins elle évolue continuellement dans le sens de devenir purement objective ; car son but est de créer une connaissance objective, et non pas comme tu le prétends d'établir un rapport entre un sujet et le réel. Bien sûr une hypothèse ou une théorie peut avoir un contenu subjectif, dans le sens où elle peut porter la trace des préjugés et de l'idéologie de celui qui l'a élaborée. Mais la méthode scientifique ne réside pas dans l'élaboration des théories, elle réside dans la confrontation des théories à l'expérience ou à l'observation, autrement dit l'adéquation au monde objectif, en tentant autant que possible d'éliminer de cette démarche toute subjectivité. C'est par le fonctionnement normal de la science "bourgeoise" que les théories racistes ont été progressivement éliminées du champ des sciences. C'est également par son fonctionnement normal que les théories psychanalytiques sur l'autisme ont été presque partout abandonnées. La science "prolétarienne" ne s'y prendrait pas autrement : vérifier si les théories résistent à l'expérience, et ne garder que celles là. Autrement dit la distinction entre science "bourgeoise" et "prolétarienne" n'a pas lieu d'être.
Pour terminer :
(rappel historique posté par luc a écrit :Formellement, la notion [de science prolétarienne] est liquidée en France en 1953 [par les staliniens eux-mêmes, sous la pression de scientifiques qui en soulignaient l'absurdité] (...) La liquidation de fait prendra plus de temps, s’échelonnant jusqu’au début des années 60, et s'opérant discipline par discipline.
En clair les staliniens ont commencé à s'en débarrasser dès la mort de Staline et y sont arrivés à peu près en une décennie, mais certains trotskystes y tiennent encore... Je trouve ça affligeant.