a écrit :Je conteste ton raisonnement en rappelant que la science ne consiste pas en un rapport social entre un sujet et un objet, mais en :
1) une méthode d'élimination de la subjectivité contenue dans les théories en les confrontant avec rigueur à la réalité via l'expérimentation, et
2) des théories "scientifiques" ayant résisté à cette confrontation, consignées dans des livres ou d'autres supports, et dont le contenu logique continue par ce biais à exister même en l'absence de sujet connaissant.
Matrok, je te réponds sur les deux points en question :
1) La science, une méthode d’élimination de la subjectivité ? C’est une illusion pure et simple. Les faits que la science analyse sont toujours imprégnés de théorie : il n’existe pas de « faits bruts ».
Je m’explique. La question est la suivante : comment, en science, sont produites les connaissances ? Elles sont produites par les scientifiques. Comment : par la confrontation de leurs théories aux faits. Cette confrontation est supposée éliminer toute subjectivité aux théories scientifiques, puisque les faits auraient une objectivité matérielle. C'est ce point que tu soutiens et c’est précisément celui que je conteste. Les faits que nous percevons ne sont pas neutres. Nous les voyons d’une certaine manière, propre aux conditions économiques et sociales de notre époque.
Ce que dit Barnabé, c’est simplement que la science est une activité sociale. Ce n’est pas une activité qui transcende les conditions sociales dans lesquelles elle est produite. Avoir cette vision de la science, c’est avoir un rapport non scientifique à la science, mais à l’inverse un rapport métaphysique : la science est conçue comme un rapport transcendantal au monde permettant d’établir des vérités objectives et incontestables dessus. A l’inverse, je pense que la science ne transcende pas la société.
Donnons un exemple. Une expérience en physique, c’est toujours à la fois l’observation précise de phénomènes accompagnée de l’interprétation de ces phénomènes. Cette interprétation substitue aux données concrètes recueillies par l’observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories admises par le scientifique qui mène l’expérience. Je cite le titre d’une section de Pierre Duhem, physicien du début du 20ème siècle : « une expérience en physique n’est pas simplement l’observation d’un phénomène ; elle est, en outre, l’interprétation théorique de ce phénomène ». En ce sens très précis, il n’existe pas de faits bruts car les faits sont toujours interprétés selon un cadre théorique déterminé historiquement et socialement. Les faits sont imprégnés de théorie. Duhem donne l’exemple de la compression des gaz par Regnault :
a écrit :Il prend une certaine quantité de gaz, l’enferme dans un tube de verre, il maintient la température constante, il mesure la pression que supporte le gaz et le volume qu’il occupe. Voilà, dira-t-on, l’observation minutieuse et précise de certains phénomènes, de certains faits. Assurément, sous les mains et les yeux de Regnault des faits concrets se sont produits ; est-ce le récit de ces faits que Regnault a consignés pour contribuer à l’avancement de la physique ? Non. Dans un viseur, Regnault a vu l’image d’une certaine surface de mercure affleurer à un certain trait ; est-ce là ce qu’il inscrit dans la rédaction de ses expériences ? Non. Il a inscrit que le gaz occupait un volume ayant une telle valeur. […] Or, qu’est-ce que la valeur du volume occupée par le gaz, qu’est-ce que la valeur de la pression qu’il supporte, qu’est-ce que le degré de la température à laquelle il est porté ? Sont-ce trois objets concrets ? Non, ce sont trois symboles abstraits, que seule la physique théorique relie aux faits réellement observés.
Et cela renvoie au but même de la science : elle n’est pas là pour décrire le monde, mais pour l’expliquer. Sinon, il n’y aurait pas de théories et de méthodes scientifiques, mais de simples énumérations de phénomènes. Pour comprendre ces phénomènes, les relier les uns aux autres, par des rapports de causalité, il faut introduire de la théorie c’est-à-dire une interprétation de ce phénomène. Et ceci d’autant plus que sans cadre théorique pour interpréter les phénomènes, l’observation est autant source de connaissances sur le monde, que source d’erreur : l’observation peut être trompeuse. Il est nécessaire d’avoir un cadre théorique pour penser les phénomènes, sinon il n’est même pas possible de les observer correctement !
Une fois que l’on dit que les faits sont imprégnés de théories, il n’y a aucun fait qui échappe à la subjectivité humaine. Néanmoins, il ne faut pas tomber dans le relativisme absolu non plus : les théories élaborées dépendent également des faits. Ce ne sont pas justes des idées sur le monde, mais une interprétation de celui-ci qui dépend aussi des faits. Il y a un aller-retour un faits et théories : ils se déterminent l'un l'autre.
2) Dire que le savoir scientifique survit aux scientifiques et existe indépendamment de ceux qui l’ont constitué ne change rien à l’affaire. Ce qui compte, ce sont les conditions de production du savoir scientifique. Le savoir scientifique n’est jamais indépendant des conditions sociales dans lesquels il est produit. Qu’importe s’il survit à ces conditions particulières pour être réutilisé dans d’autres contextes sociaux. La production de la connaissance nécessite un rapport entre des faits (le monde) et un sujet (le scientifique). La science est une interprétation particulière du monde. La science n’est pas le monde. Ainsi, même si ces interprétations survivent à ceux qui les ont formulés, il n’en reste pas moins que tout savoir scientifique dépend d’un rapport particulier entre un scientifique et les faits qu’il observe, et que ce rapport est codifié par des contextes théoriques particuliers sous-tendus par des rapports sociaux.
Je m'arrête là car je suis déjà long, mais si on tire les conséquences de ce que je dis, alors il existe une science prolétarienne et une science bourgeoise. Parce que les conditions de production de la science serait différentes. Mais aussi parce que le socialisme a un rapport à la science différent du capitalisme. Ce qui ne veut certainement pas dire que sous le socialisme, il y aurait d'autres critères de scientificité. Là n'est pas la question, ni l'enjeu.