Le lobby du tabac a subventionné des labos français

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Message par logan » 07 Juin 2012, 20:13

Voici une enquete édifiante du monde, sur le lobbying des marchands de tabac. Voilà de quoi mieux comprendre ce qu'est la science sous le capitalisme.

a écrit :
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 01.06.2012 à 16h26
Par David Leloup et Stéphane Foucart

"Changeux !" Le nom, écrit à la main, en grands caractères et suivi d'un point d'exclamation, sonne comme un cri de victoire. Le Post-it sur lequel il est rédigé est collé sur une lettre du grand neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux (PDF), datée du 10 août 1994 et à en-tête de l'Institut Pasteur. Elle est adressée au Council for Tobacco Research (CTR), une officine de l'industrie du tabac basée à New York (Etats-Unis) qui finance de la recherche scientifique. Jean-Pierre Changeux demande 255 000 dollars (273 500 euros courants) pour un projet de trois ans afin d'étudier l'impact de la nicotine sur le cerveau de souris mutantes. La missive ainsi annotée est accessible dans l'océan de documents secrets de l'industrie cigarettière - les "tobacco documents" - que Le Monde a entrepris de fouiller.

Les documents internes de l'industrie cigarettière américaine révèlent comment elle a financé ou manipulé des scientifiques français pour donner une image positive de la nicotine.

Le CTR est visiblement enchanté d'attirer dans ses rets un chercheur de sa renommée. "Changeux est très célèbre. Nous devrions soutenir son activité", écrit l'un des cadres du CTR, chargé d'évaluer la candidature du Français. "Le soutien [financier] dont il jouit est (...) phénoménal. Il devrait néanmoins recevoir une de nos subventions", s'enthousiasme un autre responsable de l'officine des cigarettiers américains. Dans sa demande de bourse, Jean-Pierre Changeux déclare disposer d'un budget de 401 636 dollars (430 000 euros courants) pour 1994.

Entre le 1er juillet 1995 et le 31 décembre 1998, par le truchement du CTR, Jean-Pierre Changeux recevra 220 000 dollars (177 000 euros courants) de l'industrie du tabac pour son laboratoire. A la fin des années 1990, son service sollicitera et recevra également des fonds de RJ Reynolds, propriétaire de la marque Camel.

Que savait-on, en 1994, du fameux CTR ? Dans une enquête fouillée publiée dix-huit mois avant que M. Changeux ne formule sa demande de financement, le Wall Street Journal avait décrit cette officine comme responsable de la "plus longue campagne de désinformation de l'histoire économique des Etats-Unis". Créé en 1953, le CTR était piloté en partie par l'agence de relations publiques Hill & Knowlton et des avocats mandatés et payés par les cigarettiers. Il avait pour principale mission d'orienter la recherche scientifique dans un sens favorable à l'industrie, en finançant certains projets et en écartant d'autres.

CHANGER L'IMAGE DE LA NICOTINE

En un peu plus de quarante ans, le CTR a dépensé 282 millions de dollars pour soutenir plus de 1 000 chercheurs qui ont publié quelque 6 000 articles scientifiques. Nombre de ces travaux ont permis de fabriquer et d'entretenir le doute sur les effets du tabac sur la santé, ou encore de changer l'image de la nicotine en mettant l'accent sur ses aspects positifs. Une centaine d'études - les "special projects" - étaient carrément de la science frelatée, pilotée par les seuls avocats pour constituer des "munitions" scientifiques utilisables en justice alors que les procédures judiciaires s'accumulaient à partir du milieu des années 1960...

Tel n'est pas le cas des travaux de M. Changeux, reconnu par ses pairs comme une figure majeure de la neurobiologie. Alors ? "Les stratégies de financement de l'industrie du tabac sont complexes, explique l'historien des sciences Robert Proctor (université Stanford, Etats-Unis), le chercheur qui a le plus témoigné aux procès menés outre-Atlantique contre les cigarettiers. Financer des laboratoires prestigieux est très utile aux avocats de l'industrie : lorsqu'on fait valoir qu'ils subventionnent de la science biaisée, ils ont toujours plusieurs noms à mettre en avant pour démentir, dont plusieurs Prix Nobel..."

D'où, à l'évidence, la joie des cadres du CTR à la réception de la demande de financement de M. Changeux. D'autant qu'en octobre 1994, au moment même où le neurobiologiste démarchait le CTR, l'American Medical Association (AMA) écrivait aux doyens de toutes les facultés de médecine des universités américaines pour les enjoindre de ne plus accepter les dollars du CTR ni de ses organisations soeurs, comme le Tobacco Institute et le Center for Indoor Air Research. La plus importante association médicale des Etats-Unis prévenait alors que ces fonds alloués pour la recherche "aident l'industrie à convaincre les décideurs et le public qu'elle a des projets de recherche légitimes en cours (...), et que le jury est toujours en train de délibérer sur la 'controverse'". Et ce, alors que la science est claire sur les dangers du tabac. Ces fonds sont utilisés "pour faire taire les universités et les chercheurs", ajoutait l'AMA, mais aussi "pour associer des institutions prestigieuses à l'industrie - et donc s'acheter de la respectabilité".

Un point de vue qui sera confirmé, en 1998, par le juge californien George Finkle : "Les documents [internes de l'industrie], considérés dans leur ensemble, fournissent des preuves qui appuient les affirmations de l'Etat [de Californie] selon lesquelles les [cigarettiers] ont utilisé le CTR pour tromper le public." Le CTR sera dissous la même année. Il est toujours poursuivi dans 74 procédures judiciaires aux Etats-Unis.

"LE CTR N'ÉTAIT PAS UNE AGENCE SCIENTIFIQUE LÉGITIME"

"Dès 1994, tout chercheur compétent aurait dû savoir que le CTR n'était pas une agence scientifique légitime", estime Stanton Glantz, spécialiste de l'industrie du tabac et professeur de médecine à l'université de Californie à San Francisco. Le financement octroyé au laboratoire de Jean-Pierre Changeux débouchera sur plusieurs publications, dont deux dans la prestigieuse revue Nature. La médiatisation de l'une d'elles, en avril 1999, donnera une image plutôt sympathique de la nicotine : "La nicotine détient la clé d'antidouleurs plus efficaces", titrait la dépêche de Reuters, reprise dans le monde entier.

Du milieu des années 1980 au début des années 2000, d'autres scientifiques et médecins français de premier plan ont, à l'instar de Jean-Pierre Changeux, bénéficié de l'argent du tabac. Tous ont réalisé des programmes de recherche qui intéressaient les cigarettiers. "Clairement, je ne veux pas que nous investissions dans de la recherche qui ne puisse pas nous être utile", écrit le directeur des affaires scientifiques de Philip Morris dans un courriel justifiant son refus d'octroyer un financement de 450 000 dollars au laboratoire de physique des interfaces de l'Ecole polytechnique.

"Etre utile" : comment ? Ces financements jettent le doute sur la sincérité du discours public sur le tabac que tiennent - ou non - les chercheurs financés par les cigarettiers, que ce soit dans les médias ou au sein d'organes publics.

UN AUTRE NEUROBIOLOGISTE RENOMMÉ MIS EN CAUSE

A cet égard, le cas d'un autre neurobiologiste renommé, Jean-Pol Tassin, directeur de recherche à l'Inserm et professeur au Collège de France, interpelle. Les documents internes de l'industrie du tabac indiquent que son équipe et le laboratoire de son chef de service Jacques Glowinski, un des pionniers de la pharmacologie en France, ont reçu 2,8 millions de francs français (546 000 euros courants) de Philip Morris Europe entre 1989 et avril 2000, année où il a pris la présidence du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT)...

Tout commence en 1986. Jean-Pol Tassin et Ian Marcovitch, le directeur scientifique de Philip Morris Europe, basé à Neuchâtel (Suisse), font connaissance au sein de la commission Hirsch, mise en place par le gouvernement pour évaluer le tabagisme en France. Le neurobiologiste y anime un groupe sur la dépendance où M. Marcovitch représente l'industrie. Le 5 novembre 1987, les deux hommes se revoient au Collège de France pour "explorer la possibilité d'un programme de recherche conçu autour des études du professeur Warburton", selon les notes de M. Marcovitch. On y lit que M. Tassin a "une attitude objective" envers la cigarette, qu'il est "ouvert à l'idée de faire de la recherche sur la nicotine et les récepteurs nicotiniques", et que "de la littérature scientifique lui a été envoyée"...

Ce mystérieux "professeur Warburton" est consultant de longue date pour l'industrie du tabac. Pionnier de la recherche sur les effets positifs de la nicotine sur la cognition (attention, traitement de l'information, mémoire...), ce professeur de psychopharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni) a publié de nombreux articles sans jamais dévoiler son financement par l'industrie. A partir de 1988, il va jouer un rôle central pour aider les cigarettiers à contrer un rapport-clé du Surgeon General, la plus haute autorité en matière de santé publique aux Etats-Unis. "Nicotine Addiction", publié en mai 1988, affirme pour la première fois que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l'héroïne et la cocaïne. La mission de M. Warburton sera de casser ce lien nicotine-drogues dures dans les mass media.

ÉTUDES SUR LES EFFETS STIMULANTS DE LA NICOTINE

Si l'industrie se passionne pour les études de Warburton sur les effets stimulants de la nicotine, elle souhaiterait en identifier les mécanismes biologiques sous-jacents. C'est la mission assignée à Jean-Pol Tassin. Fin 1989, il revient de Neuchâtel "enchanté et très stimulé par les échanges fructueux de [sa] réunion avec [le] comité scientifique" de Philip Morris, d'après un courrier de Jacques Glowinski à Ian Marcovitch.

"Cette action de la nicotine sur la sensibilisation des systèmes dopaminergiques corticaux sans modification des systèmes dopaminergiques sous-corticaux pourrait expliquer l'effet positif de la nicotine sur les fonctions cognitives décrit par David M. Warburton", écrit M. Tassin dans un courrier adressé à Ian Marcovitch en juin 1990. En février 1992, les chercheurs écrivent, à propos de neurones particuliers qu'ils ont étudiés, que leur sensibilisation "par l'administration répétée de nicotine pourrait permettre de mieux comprendre les améliorations des performances cognitives observées chez l'homme à la suite de l'ingestion de fumée de tabac (Warburton et al., Psychopharmacology, 1986)".

Chercheur brillant, Jean-Pol Tassin peut aussi potentiellement peser sur les politiques publiques : "[Le Collège de France] représente la première entité de recherche neuronale en France et a un rôle d'expert dans toutes les décisions liées à la pharmacologie des drogues", explique un mémo de Philip Morris.

CONVENTION AVEC LE PROPRIÉTAIRE DE MARLBORO ET CHESTERFIELD

Plus troublant encore, les "tobacco documents" suggèrent une certaine emprise de Philip Morris sur les travaux de MM. Glowinski et Tassin. Dans une lettre d'octobre 1988 adressée à Ian Marcovitch, les deux hommes évoquent la convention qu'ils s'apprêtent à signer avec le propriétaire des marques Marlboro et Chesterfield. "Le financement de la première année est seulement assuré", écrivent-ils, et un renouvellement n'interviendra qu'après accord des parties "et évidemment en fonction de votre appréciation des résultats obtenus". Tout aussi étonnant, Jean-Pol Tassin propose en juin 1990 à son sponsor de choisir la revue scientifique à laquelle ses résultats seront soumis : "Au cas où vous auriez une préférence pour un journal particulier, n'hésitez pas à nous le faire savoir", écrit-il...

La collaboration se poursuivra durant toute la décennie. En 1998, M. Tassin soumettra à Philip Morris un nouveau projet intitulé "L'effet neuroprotecteur de la nicotine", qui sera approuvé en 1999. Dix ans plus tard, Jean-Pol Tassin publiera une étude qui fera couler beaucoup d'encre. Elle suggère que la nicotine seule ne suffit pas à déclencher une dépendance chez les fumeurs : d'autres composés du tabac s'avèrent indispensables pour en révéler le pouvoir addictif. Cette étude s'attire immédiatement les foudres de la Société française de tabacologie et de l'Alliance contre le tabac, qui estiment que la mise en cause du rôle de la nicotine dans la dépendance "coïncide avec les intérêts de l'industrie du tabac qui a longtemps nié, dans sa communication externe, que l'addiction à la nicotine était la cause principale du maintien de la consommation et du marché du tabac". M. Tassin s'appuie sur ses résultats pour interroger l'efficacité des substituts nicotiniques...

L'argent du tabac influence-t-il la parole publique des chercheurs qui en bénéficient ? Toujours est-il qu'en 2010, dans un long entretien à la Lettre du Collège de France, M. Tassin déclare que "les cigarettiers, en cherchant à fidéliser et à augmenter leur clientèle, ont produit une véritable addiction pathologique, mais en quelque sorte sans le vouloir". "Ils ont toujours cherché à produire les cigarettes les plus agréables possibles, avec l'idée que c'est ce qui fidéliserait les fumeurs, parce qu'ils faisaient le lien entre plaisir et addiction, ajoute le chercheur. De ce fait, on leur prête parfois de fausses intentions. Par exemple, on dit qu'ils mettent de l'ammoniac dans les cigarettes pour rendre les fumeurs plus dépendants. En réalité, au départ, ce n'est pas du tout pour cette raison. Ils veulent obtenir un goût agréable."

"C'est le charabia de l'industrie, commente Stanton Glantz. L'utilisation des mots "agréable" et "goût" est exactement la même que celle des entreprises du tabac, lorsqu'elles cherchent à contourner le fait qu'elles ont manipulé la nicotine et les additifs des cigarettes pour maximiser leur potentiel addictif." Un tel fait, ajoute M. Glantz, est connu et reconnu par l'industrie depuis longtemps puisque, par exemple, les documents internes des cigarettiers montrent qu'ils se considèrent au moins depuis 1963 comme étant dans "le business de vendre de la nicotine, une drogue addictive, et efficace dans les mécanismes de relâchement du stress"...

DES FINANCEMENTS REÇUS PENDANT AU MOINS DOUZE ANS

Les "tobacco documents" révèlent aussi l'ampleur du financement par l'industrie des activités de recherche de Robert Molimard, professeur de médecine, fondateur de la Société de tabacologie (qu'il a présidée jusqu'en 2004) et du diplôme interuniversitaire de tabacologie. Sous le nom de code "Broca", le laboratoire de M. Molimard a touché près de 3,5 millions de francs français (700 000 euros courants) de Philip Morris entre 1986 et 1998. On ne sait si son financement a perduré au-delà de 1998, les archives de l'industrie n'étant pas encore intégralement numérisées. Mais le nom de Robert Molimard réapparaît en 2000 sur une liste de scientifiques sollicitant un financement de Philip Morris Europe pour l'année 2001...

Ces financements, reçus pendant au moins douze ans, n'ont pas été dévoilés par M. Molimard dans ses publications scientifiques. Ils contredisent sa déclaration d'intérêts au Formindep (association de médecins plaidant pour une formation et une information médicales indépendantes des firmes pharmaceutiques) dont il est membre du conseil d'administration. Il déclare en effet sur l'honneur n'avoir été sponsorisé par les cigarettiers qu'"entre 1988 et 1990", afin de "payer [s]a technicienne". Ses conventions signées avec Philip Morris mentionnent pourtant l'entretien d'un "chercheur à plein temps".

UN RÔLE STRATÉGIQUE AUPRÈS DES POUVOIRS PUBLICS

Pour l'industrie, soutenir Robert Molimard était évident. "Le professeur Molimard est considéré en France comme un des experts les plus importants sur le tabagisme", précise un mémo de Philip Morris, qui souligne également le rôle stratégique qu'il peut jouer auprès des pouvoirs publics : "Il a été membre de la commission officielle mise sur pied par le gouvernement pour discuter du tabagisme (la 'commission Hirsch')". M. Molimard voyait régulièrement Ian Marcovitch, sorte d'"agent traitant". Lors de ces rencontres, le tabacologue informait l'industrie de l'avancement de ses travaux, mais aussi des derniers développements politico-scientifiques concernant le tabac en France.

Début décembre 1992, il annonce sa nomination au sein du groupe "additifs aux produits du tabac" piloté par le Conseil supérieur d'hygiène publique (ministère de la santé). Un groupe chargé d'établir une liste cruciale pour l'industrie : celle des additifs autorisés dans les cigarettes en France. En février 1993, Ian Marcovitch rend à nouveau visite à M. Molimard "pour avoir des nouvelles de l'évolution des travaux au sein du groupe d'experts sur les additifs du tabac".

Les prises de position de M. Molimard dans le débat public, assez tranchées, rejoignent souvent les thèses de l'industrie du tabac. Il estime par exemple qu'"il n'y a pas de dépendance à la nicotine", et que le rapport du Surgeon General de 1988 est un "canular fantastique monté par l'industrie pharmaceutique pour vendre ses substituts nicotiniques, gommes et patchs en tête !". Pour lui, augmenter les taxes sur les cigarettes, comme le recommande la convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac, est une erreur. Les taxes ne découragent pas les fumeurs, dit-il, mais renforcent la contrebande. Autre exemple : l'interdiction de fumer dans les lieux publics relève de l'"intrusion fascisante" pour M. Molimard.

En janvier 2009, il sera invité à en parler aux côtés de plusieurs ex-consultants ou proches de l'industrie du tabac lors d'une conférence contre la prohibition du tabac, organisée à Bruxelles par le réseau The International Coalition Against Prohibition (TICAP). Alerté par trois organisations antitabac, le Parlement européen qui devait accueillir cette conférence dans ses murs l'interdira à la dernière minute. Elle aura néanmoins lieu dans un hôtel tout proche...

David Leloup et Stéphane Foucart

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