Cyrano a écrit :C'est un sac de noeuds plus compliqués que les noeuds marins.
En effet !
Il y a eu beaucoup de posts sur le FALO à l'époque, notamment de ma part et je vais essayer de regrouper toute l'histoire en un seul post.
La difficulté pour comprendre cette affaire vient du fait que, statistiquement, il n'y a pas plus d'effets secondaires avec la nouvelle formule qu'avec l'ancienne. Soit aucune des deux formules n'est meilleure ou moins bonne, elles se valent, soit la nouvelle est même meilleure que l'ancienne (car elle convient aux personnes intolérantes au lactose de l'ancienne formule). Alors, d'où vient le problème ? Eh bien, tout simplement, les effets secondaires réels et supposés de l'une et l'autre formule ne touchent pas les mêmes personnes.
- Ancienne formule : Il y a des effets secondaires gênants. Ceux qui n'en ont pas (la grande majorité) adoptent le Lévothyrox une fois que l'on a déterminé le bon dosage. Ils sont ensuite sous Lévothyrox pendant de nombreuses années et s'en trouvent très bien comme ça. Ceux qui ont des effets secondaires gênants (très peu nombreux) adoptent un autre produit, qui se vend en quantités minuscules.
- Nouvelle formule : Il y a toujours des effets secondaires gênants (mais pas davantage, peut-être moins). Ceux qui n'en ont pas (la grande majorité) passent sans problème de l'ancienne à la nouvelle formule du Lévothyrox une fois que l'on a déterminé le bon dosage. Ceux qui en ont (et qui étaient sous l'ancien Lévothyrox) ne sont par contre pas contents. Quant à ceux qui avaient déjà eu des problèmes avec l'ancienne formule et avaient donc adopté un autre produit, ils restent sur cet autre produit ou basculent sur la nouvelle formule et, si ça se passe bien, ne font pas parler d'eux.
Le problème, c'est que la petite minorité qui avait des effets secondaires avec l'ancienne formule, ne correspond pas à la petite minorité qui a des effets secondaires avec la nouvelle.
Ce ne sont pas les mêmes personnes. Donc, en changeant la formule, on est allés "embêter" une partie des patients à qui le traitement convenait très bien et à qui il ne convient désormais plus.
Non seulement on les a "embêtés", mais on a nié leur problème, on leur a expliqué qu'il n'y avait pas de problème avec la nouvelle formule et que tout était dans leur tête. De quoi rendre les gens furax, alors même qu'un effet secondaire possible est de mettre les patients de très mauvaise humeur ! D'où Anny Duperey parlant du laboratoire Merck en disant qu'elle aimerait bien leur faire bouffer leur Lévothyrox avec la boîte !
On sait depuis très longtemps qu'avec cette molécule, il suffit de très peu de choses, d'une minuscule variation de dosage, pour déséquilibrer les patients et provoquer des troubles de l'humeur, des palpitations, des sentiments de malaise etc. C'est même pour ça qu'il n'y avait plus de génériques du Lévothyrox : les médecins pouvaient démarrer un nouveau traitement avec le générique, mais on n'avait pas le droit de basculer un patient déjà sous Lévothyrox vers un générique.
Le labo qui s'était aventuré à lancer un générique a laissé tomber car le marché était trop petit (trop peu de patients au départ et un prix trop bas) et donc pas rentable (au contraire de Merck avec de très gros volumes et un prix meilleur).
Maintenant, qui, et pourquoi, a décidé le changement de formule ?
"Qui", là-dessus pas de doute, la demande n'est pas venue de Merck, ce sont
les autorités sanitaires françaises qui ont demandé à Merck de modifier sa formule. J'ai eu l'occasion au cours de mon travail dans mon ancienne boîte, d'interroger un responsable commercial de Merck en 2014, il était question des prévisions de ventes à 3 ans sur leurs différents produits mais il n'y en avait aucune sur le Lévothyrox pour l'année 2017. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m'a expliqué bien embarrassé (en 2014) que 2017 était l'année où les pouvoirs publics allaient imposer un changement de formule et qu'il était difficile à ce stade de savoir quelles conséquences cela aurait sur les ventes...
"Pourquoi", c'est une vraie question. L'explication officielle c'est que cela permettait d'aboutir à une formule plus stable dans le temps (donc, de repousser la date de péremption).
Mais il y a une autre explication possible, une explication "indicible", que l'ANSM n'a pas pu donner à Merck mais que Merck a parfaitement comprise en lisant entre les lignes : un objectif de briser le quasi-monopole de fait qui profitait à Merck, afin de pouvoir faire baisser les prix.
S'il s'agissait de passer du monopole sur l'ancienne formule à un monopole sur la nouvelle, le commercial de Merck n'aurait pas eu de mal à déterminer l'importance de ses ventes sur l'année 2017. S'il s'agissait par contre de passer du monopole sur l'ancienne formule à une nouvelle formule où des concurrents peuvent se positionner facilement avec un prix plus bas, alors en effet, le commercial de Merck ne pouvait savoir à l'avance quelle place ces concurrents prendraient et quel effet cela aurait sur ses ventes.
Et c'est là que, tout d'un coup, ce qui s'est passé n'est pas clair.
La suite, ce n'est que mon hypothèse.J'explique plus haut que les génériqueurs qui avaient jeté l'éponge, l'avaient fait parce que le marché était trop petit, Merck prenant toute la place et son produit n'étant pas substituable par un générique. Donc, pourquoi est-ce que des concurrents viendraient s'y frotter cette fois-ci ?
En fait, la formule hégémonique en France, avec du lactose, était peu répandue hors de France. D'autres formules étaient davantage vendues dans les pays voisins. Donc, copier la formule franco-française avec un générique nécessitait de faire des campagnes de fabrication spécifiques pour la France, tout ça pour de petits volumes au départ. Avec une même formule harmonisée avec celle des pays voisins, il devenait possible et rentable de copier le Lévothyrox simultanément dans plusieurs pays et cela ouvrait à nouveau la porte aux génériqueurs ou à d'autres laboratoires concurrents, qui auraient pu trouver un intérêt économique à le faire en "optimisant" leur outil de production à l'échelle européenne. Par exemple Sanofi, alors absent du marché français sur ce type de produit mais leader en Allemagne.
Le risque pour Merck était de voir tomber son monopole en France, qui était de loin le plus gros marché du Lévothyrox (car partagé avec personne). Mais le bénéfice pour Merck était le même que pour les autres : la possibilité d'harmoniser toute sa production de Lévothyrox à l'échelle de l'Europe, bref, "d'optimiser" son outil de production.
Merck a donc opté pour une formule qui répondait aux exigences de l'ANSM concernant la stabilité du produit, il a enlevé l'excipient lactose, mais au lieu de le remplacer par une autre formule qui aurait fait ressembler le nouveau Lévothyrox aux autres produits européens similaires, il a choisi mannitol + acide citrique. La stabilité est prolongée, l'ANSM ne peut rien y redire, et toc, encore une nouvelle formule différente de celle des concurrents qui les gênera pour faire des copies. Le monopole de Merck en France s'en trouve préservé, mais comme l'idée d'harmoniser les formules à l'échelle de l'Europe ça permettrait de faire de belles économies avec l'outil industriel, Merck annonce que dans les années qui suivent tous les pays d'Europe passeront à leur tour à la nouvelle formule française mannitol + acide citrique. (Et donc, si des génériqueurs veulent le copier partout à la fois, ils devront eux aussi reformuler leur produit partout à la fois).
Ce que Merck n'avait pas prévu, c'est que la déstabilisation d'une petite minorité de patients que le changement de formule entraînait nécessairement, aurait un tel retentissement médiatique. Et c'est là que Merck a fait un mauvais calcul.
Face à la campagne retentissante contre la nouvelle formule du Lévothyrox, le refus répété des autorités et de Merck de remettre l'ancienne formule a déchaîné l'opinion publique. Cela a sans doute augmenté encore le nombre de personnes ayant l'impression de subir des effets secondaires du produit (effet nocebo : on vous donne quelque chose et vous entendez partout que ça n'est pas bon).
Après une période de flottement, où l'ancienne formule a été remise provisoirement en circulation tout en annonçant qu'elle serait à nouveau retirée, où certains patients ont été aiguillés vers une forme buvable mais qui n'était pas disponible en assez grande quantité etc., les pouvoirs publics ont décidé d'ouvrir grand les portes à d'autres marques que Lévothyrox en France et de nombreux patients ont été basculés vers elles (sans que l'on entende parler d'effets secondaires cette fois-ci).
Grand perdant : Merck.
Grand gagnant : Sanofi, qui a pu imposer en France en tant que n°2 en position respectable, sa marque L-THYROXIN HENNING fabriquée en Espagne et qui était déjà vendue dans d'autres pays d'Europe (déjà n°1 en Allemagne). C'est finalement l'usine espagnole de Sanofi qui a le plus bénéficié de "l'optimisation industrielle", tandis que Merck a certes harmonisé ses formules mais cela a été annihilé par la perte d'une partie des volumes en France.
C'est selon moi toute cette partie "bras de fer" entre les autorités sanitaires françaises et les industriels, et qui relève de leur complicité lorsqu'il s'agit de masquer ces aspects, qui est la grande absente des débats sur les effets du Lévothyrox.
Merck a eu pour priorité de préserver ses profits (mais il a échoué), les pouvoirs publics ont eu pour priorité de faire baisser un peu les dépenses de l'Assurance Maladie consacrées au Lévothyrox (qui se vendait toujours un peu plus chaque année) en tentant d'écorner le monopole de Merck (ce qui a finalement réussi). Pour l'immense majorité des patients cela n'a rien changé mais une petite minorité d'entre eux en a fait les frais.