Ceci est une
première partie.Autant commencer par le volet industriel de l'affaire, cela plantera le décor, celui des laboratoires qui cherchent en permanence à lancer un "blockbuster" (un médicament à plus de 1 milliard de dollars de chiffre d'affaires). Et aussi, mesurer à quel point la recherche sur les médicaments anticholestérol a, comme bien d'autres, représenté un monstrueux gâchis (des milliards dépensés en parallèle par plusieurs laboratoires pour mettre au point la même chose alors qu'une ou deux molécules auraient suffi) et à quel point la santé des patients est loin d'être la préoccupation première des laboratoires, même s'il arrive parfois que des médicaments très utiles soient mis au point.
Il y a plusieurs sortes de médicaments anti-cholestérol, mais on va se concentrer sur quelques-uns, dans leur ordre chronologique d'apparition.
Les fibratesEn 1963, lancement du
clofibrate (nom commercial en France : LIPAVLON) par les laboratoires britanniques I.C.I., aujourd'hui dans le groupe AstraZeneca. C'est l'histoire qui est racontée dans l'émission d'Arte (un dérivé d'un pesticide qui avait baissé le taux de cholestérol de gens accidentellement exposés). Ce produit abaissait bien le taux de cholestérol mais augmentait la mortalité des patients (comme quoi la baisse du taux de cholestérol ne peut pas être le seul critère à prendre en considération...)
Puis lancement de produits similaires, dérivés chimiques du premier (mais en l'état actuel des connaissances moins risqués), par des laboratoires concurrents qui ont identifié le filon et voulaient tous leur part du gâteau (c'est ce qu'on appelle des "me too") :
- En 1975, le
fénofibrate (nom commercial LIPANTHYL) par le laboratoire français Fournier à Dijon (qui depuis a été dépecé et a atterri chez Mylan).
- En 1977, le
bézafibrate (nom commercial BEFIZAL) par le laboratoire allemand Boehringer Mannheim (aujourd'hui le groupe suisse Roche).
- En 1982, le
gemfibrozil (nom commercial LIPUR en France, LOPID aux Etats-Unis) par le laboratoire américain Parke Davis (aujourd'hui Pfizer).
- En 1985, le
ciprofibrate (nom commercial LIPANOR) par le laboratoire Winthrop (aujourd'hui Sanofi).
Dans cette série, seul le gemfibrozil semble avoir un certain intérêt (limité) mais, en France, l'antériorité puis le poids politique du laboratoire Fournier a fait que
c'est le fénofibrate qui a bénéficié - sans aucune raison valable - de l'immense majorité des prescriptions par les médecins pendant plus de 30 ans. Le laboratoire s'est contenté de montrer que le produit abaissait le taux de cholestérol et cela a été considéré comme largement suffisant, sans qu'on se préoccupe de savoir si ça diminuait la mortalité. Le gemfibrozil dominera par contre, logiquement, sur le marché américain où les autres molécules sont longtemps restées absentes.
Si on se replonge dans les années qui ont précédé le lancement des statines, la majorité des médecins français était persuadée qu'il fallait prescrire le fibrate LIPANTHYL aux patients qui avaient un taux de cholestérol (ou de triglycérides) considéré comme trop élevé, et ils le faisaient abondamment -
c'était le "consensus" de l'époque.
Cela a permis au groupe Fournier de devenir très riche et de prendre une grande importance industrielle dans la région de Dijon, mais, incapable de mettre au point un autre "grand médicament", ce labo a fini par succomber, concurrencé par les anticholestérol de la génération suivante - les statines - et par les génériques ; il a fini complètement démantelé (après avoir été racheté par Solvay, lui-même repris par Abbott, lui-même en partie repris par Mylan). Il a quand même résisté longtemps, grâce à quelques subterfuges : lorsque la fin des brevets du LIPANTHYL approchait (et donc, la menace des génériques), lancement d'une forme "micronisée" dont le principe actif était broyé plus finement d'où une meilleure absorption par l'organisme, permettant d'en mettre moins dans une gélule (toujours aussi chère) pour obtenir le même effet, et de re-breveter le LIPANTHYL pour une dizaine d'années ; et, lorsque la fin des brevets du micronisé approchait, lancement d'une forme encore plus micronisée, "issue des nanotechnologies" comme le vantait alors le labo, et c'était reparti pour une nouvelle période de protection par brevet...
Les statinesEn 1987, on assiste au lancement par MSD (le Merck américain) de la
lovastatine aux Etats-Unis (nom commercial MEVACOR). Ce produit, issu de la levure de riz rouge, ne sera pas commercialisé dans tous les pays.
Puis plusieurs autres labos cherchent à en faire autant, toujours dans le cadre de la politique des "me-too", avec des sommes considérables dépensées en R&D pour mettre au point à peu près la même chose que ce qui existe déjà ; y compris MSD, d'ailleurs :
- A partir de 1989, la
pravastatine (nom commercial ELISOR) du laboratoire japonais Sankyo (aujourd'hui DaiichiSankyo), développée et vendue hors du Japon par l'Américain Bristol-Myers Squibb.
- A partir de 1992, la
simvastatine (nom commercial ZOCOR) de MSD, qui est le produit que MSD a choisi de lancer dans la plupart des pays à partir de 1992 (dont la France).
- A partir de 1994, la
fluvastatine (nom commercial LESCOL) de Sandoz (devenu Novartis).
- A partir de 1997, la
cérivastatine (nom commercial STALTOR en France, BAYCOL dans le monde) de Bayer.
- Toujours en 1997, l'
atorvastatine (nom commercial TAHOR en France, LIPITOR dans le monde) de Parke-Davis (aujourd'hui Pfizer).
- A partir de 2003, la
rosuvastatine (nom commercial CRESTOR) d'AstraZeneca.
Certaines études cliniques (dont celles critiquées à tort ou à raison par l'émission d'Arte, mais c'est difficile d'en juger donc fions-nous aux études pour l'instant) ont démontré des avantages en termes de survie avec la pravastatine et la simvastatine. Elles permettent d'éviter 2 morts pour 100 patients traités pendant 5 ans.
La fluvastatine, la cérivastatine, l'atorvastatine et la rosuvastatine ne se sont pas données autant de peine et leurs labos ont misé sur le fait que, si deux autres statines étaient bonnes, les leurs l'étaient forcément aussi. Ces molécules ont été moins bien étudiées que les deux précédentes, ce qui n'a pas empêché que les labos en question ont convaincu nombre de médecins de prescrire ces produits.
En fait, le "consensus médical" qui s'est établi à juste titre sur deux statines a fini insidieusement et injustement par être perçu comme valable pour toutes les statines.En France, MSD - dont le ZOCOR est arrivé un peu avant l'ELISOR et s'est octroyé la part du lion sur le marché - a pour principal objectif d'affaiblir la position très forte du vieux fibrate LIPANTHYL de Fournier Dijon, dont la prescription est encore très ancrée chez les médecins. Il lancera même lorsque ce sera possible un FENOFIBRATE MSD, un générique de l'inutile LIPANTHYL - pour tenter de saper la base de Fournier : belle démonstration que ce n'est pas l'intérêt médical pour les patients qui guidait le laboratoire américain...
Le groupe Fournier Dijon voit alors l'occasion de se venger de la redoutable concurrence de MSD en lançant, avec l'accord de Bayer, sa propre marque de cérivastatine (nom commercial CHOLSTAT). Cela s'appelle du co-marketing. Bayer et Fournier occupent tous deux le terrain commercial avec une cérivastatine pour essayer de déboulonner le leader ZOCOR : Bayer avec la marque STALTOR et Fournier avec la marque CHOLSTAT. La concurrence est d'autant plus rude que c'est le moment où arrive un autre larron, TAHOR (atorvastatine).
En France, le réseau de surveillance de "La Revue Prescrire" remarque toutefois que les visiteurs médicaux de Bayer exagèrent en présentant la cérivastatine comme une statine "100 fois plus puissante que les autres" pour inciter les médecins à la coucher sur l'ordonnance. Et de plus en plus de médecins le font. "Prescrire" incite aussi à la prudence en expliquant que la cérivastatine est moins bien évaluée que la pravastatine ou la simvastatine.
De son côté, grâce à la molécule de Bayer, le vieux laboratoire Fournier commence à reprendre des couleurs. Puis tout d'un coup, c'est la catastrophe !
Toutes les statines (et les fibrates) présentent un risque d'effet secondaire rare mais grave, appelé la
rhabdomyolyse (un processus brutal de destruction des muscles). Cela vient du fait que la paroi des cellules musculaires a besoin de cholestérol pour se constituer et se maintenir et, s'il en manque trop, surtout lors d'un effort par exemple, il peut y avoir rupture de la cellule et déversement de son contenu dans la circulation sanguine. Le phénomène étant massif, cela peut endommager gravement les reins et déstabiliser le système cardiovasculaire avec risque de décès. Cet effet est bien connu et le risque, très faible, est accepté par le corps médical. (Mais il n'est acceptable que pour des médicaments qui ont réellement démontré une amélioration de la survie des patients...)
Or, pas de chance pour Bayer et Fournier, la cérivastatine s'avère avoir un
risque de rhabdomyolyse plus important que les autres statines. C'est encore plus vrai en cas d'association avec un fibrate. On découvrira plus tard que
Bayer le savait mais qu'il a caché l'information et quand même lancé son produit. Qui a fait 52 morts dans les pays où il avait été lancé, nettement plus que ce à quoi on pouvait s'attendre.
Un avantage pas démontré, un risque plus grand qu'avec les autres statines... En 2001, c'est le retrait du marché de la cérivastatine et, du même coup, la fin des haricots pour Fournier. Le grand vainqueur est Pfizer avec son TAHOR dont l'argument principal est qu'il abaisse encore plus le cholestérol que les autres statines. A cette époque, TAHOR n'a pas encore été suffisamment étudié et on ne sait encore rien sur un quelconque intérêt cardiovasculaire, mais
sous la pression du bulldozer commercial de Pfizer, plein de médecins, notamment en France, abandonnent les statines les plus "sûres" (pravastatine, simvastatine) pour prescrire l'atorvastatine à tour de bras. TAHOR devient la statine la plus vendue en France.
Les sommes en jeu sont devenues considérables et l'existence de la juteuse atorvastatine a été la principale motivation de l'OPA lancée en 2000 par Pfizer sur Warner-Lambert, le groupe contrôlant Parke-Davis, pour la modique somme de 90 milliards de dollars ; Pfizer devenant à cette occasion le n°1 mondial de la pharmacie. Bon OK, tout n'a pas été payé en cash et il y a eu aussi une partie sous forme d'échange d'actions... mais c'est un montant record pour la pharmacie qui s'y connaît pourtant, en records. Cette modique dépense sera digérée en peu de temps et quelques années plus tard seulement, Pfizer pourra se lancer dans d'autres acquisitions géantes.
Mais le laboratoire AstraZeneca, héritier du plus vieux fibrate, ne serait-il pas légitime sur le marché des statines ? Il répond oui. C'est le lancement de la rosuvastatine (CRESTOR) avec toujours le même argument, une diminution encore plus forte du cholestérol ! De gigantesques campagnes commerciales sont lancées.
Dans certains pays, dont la France, beaucoup de médecins passent allègrement au CRESTOR avant même qu'il ait démontré le moindre intérêt par rapport aux autres statines. La Revue Prescrire, elle, ne tarit pas de critiques sur ce médicament, d'autant qu'un risque de déclenchement de diabète est même soupçonné. Qu'importe, on continue de le prescrire. CRESTOR devient à son tour la statine la plus vendue en France.
Au final, le discours sur le bénéfice cardiovasculaire réel ou supposé des statines a fini par dépasser l'indication stricte et l'on s'est mis à traiter à la pelle des tas de gens qui avaient juste un taux de cholestérol jugé un peu élevé, sans d'ailleurs toujours leur proposer les autres options qui existent. Aux Etats-Unis comme en France et ailleurs, cela a contribué à créer un gigantesque marché, extrêmement lucratif - l'un des plus lucratifs de l'Histoire de l'industrie pharmaceutique - et un peu partout les autorités de santé ont fini par reconnaître qu'il y avait eu beaucoup de dérapages et de prescriptions abusives, le seul critère du taux de cholestérol (ou de "mauvais" cholestérol) n'étant pas suffisant pour décider d'une prescription. Donc, plein de gens n'ayant pas besoin de statines s'en sont vus prescrire et ont couru le risque d'un effet secondaire potentiellement grave ou, plus souvent, un effet secondaire pas très grave mais handicapant (douleurs articulaires et musculaires dans les coudes, les épaules...).
Ce n'est pas que les statines soient mauvaises, mais elles n'ont pas à être prescrites à tout un chacun. Elles doivent être réservées à des profils de patients bien précis (ex. : personnes étant considérées comme à risque cardiovasculaire élevé ou ayant déjà fait un infarctus).
L'ézétimibeVoici un autre anticholestérol, seul représentant de sa famille, qui a été mis au point par MSD comme une alternative ou un complément des statines. Il abaisse bien le taux de cholestérol mais n'a jamais démontré la moindre efficacité en terme de prévention cardiovasculaire. Il est commercialisé sous le nom de ZETIA aux Etats-Unis et EZETROL en France.
Son principal intérêt a été pour son fabricant. MSD étant confronté à l'expiration du brevet de ZOCOR (simvastatine), il a pu lancer des associations fixes ézétimibe / simvastatine, protégées par le brevet de l'ézétimibe, ce qui lui a garanti de pouvoir encore écouler un peu de simvastatine.
Il y a une autre famille de médicaments anticholestérol qui a totalement échoué dans les essais cliniques (augmentant la mortalité) et une autre enfin sur laquelle on reviendra plus tard, les anti-PCSK9.
Voilà pour l'aspect essentiellement industriel de la question des anticholestérol, qui a l'avantage de bien planter le décor et de montrer une partie des forces en présence. Nous reviendrons ensuite sur les aspects scientifiques.
Note : Zelda, ce n'est pas moi qui te dirai d'arrêter le traitement de ton père, je ne suis pas médecin et ce serait criminel. Par contre, si ton père prend une statine (considérons qu'il en a besoin), alors tu peux dès aujourd'hui classer son médecin dans une catégorie : soit ceux qui par prudence continuent de prescrire une statine bien évaluée (pravastatine ou simvastatine), soit ceux plus sensibles à la pression des industriels qu'aux questions de santé publique (fluvastatine, atorvastatine, rosuvastatine, ou bien l'ézétimibe ou même un fibrate).
Tu as aussi le droit d'être un peu indulgente, car beaucoup de médecins n'y voient pas malice et se font avoir, pensant, grâce au fameux "consensus", que toutes les statines se valent.