Nietzsche, le marxisme et la science

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Message par Dolmancé » 01 Avr 2004, 14:13

Je claque Nietzsche comme ça même si je suis très loin d'avoir assimilé tout ce qu'il a dit...

Par contre ce que je me souviens c'est qu'il ne cherchait pas à répondre au "qu'est ce que" (comme "qu'est ce que le bien") mais plutot au "qui" ("qui dit qu'il faut faire le bien", "Pourquoi celui là veut faire le bien"...)

Donc en parallèle à savoir ce qu'est la science, je me demandais ce qui pousse les marxistes à vouloir que le marxisme soit une science...

Est ce que c'est pour pouvoir se réclamer du caractère d'irréfutabilité (religieux ?)que le sens commun donne à la science ?
Dolmancé
 
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Message par Gaby » 01 Avr 2004, 17:07

Beaucoup de militants fétichistes aiment parler de science, pour définir le marxisme, sans se poser la question pour les autres paradigmes économiques (keynésien ou néoclassique).
Mais la véritable interrogation quant à la juste utilisation ou non du terme, n'est pas par rapport au marxisme en particulier, mais par rapport aux sciences humaines de façon générale : en sont-elles véritablement ?

Très franchement, c'est pas super important. D'ailleurs j'ai le souvenir d'une discussion sur le sujet ici, il y a moins d'un mois, et ca tournait autour de la conception de Popper et de l'aspect expérimental ou non de l'idéologie chérie...

A titre personnel, ca me semble être un abus de langage.
Marx avait une démarche scientifique. Certes. Mais ca ne fait pas de sa philosophie une science à proprement parler (a fortiori en ce qui concerne les autres paradigmes économiques, qui ne dépassent pas tellement le cadre mathématique).
Gaby
 
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Message par Barnabé » 01 Avr 2004, 22:12

Sur Nietzsche j'aime bien le texte de trotsky (c'est un peu long mais je le met en entier quand même :-P ):

a écrit :
A propos de la philosophie du surhomme

Ces derniers temps nos journaux et nos revues sont devenus incroyablement respectueux " en présence de la mort ". Il y a des littérateurs dont on n'exige et dont on n'attend rien, pour la simple raison qu'il n'y a rien à en tirer : il leur manque même une feuille de vigne pour cacher leur propre nudité quand c'est nécessaire. C'est avec raison que leurs louanges et leurs critiques peuvent nous laisser indifférents. Cadavres eux-mêmes, ils enterrent leurs cadavres.

Ce n'est pas d'eux qu'il s'agit, mais de ces hommes de lettres dont on peut espérer une attitude parfaitement saine face aux phénomènes littéraires et sociaux, même s'ils sont couverts du voile " conciliateur " de la mort.

Récemment la Russie a enterré G. A. Djanchiev [1] et V. S. Soloviov [2], et l'Europe W. Liebknecht [3] et F. Nietzsche. Bien sûr, ce serait tout à fait grossier de " piétiner un cadavre ", suivant l'expression de N. K. Mikhaïlovsky [3 bis] ; mais on montre peut-être plus de respect à celui qui a élaboré un système de pensée en le mettant à la place qui lui convient, conformément à sa physionomie littéraire et sociale, que par des louanges immodérées venant de ses ennemis. Il est peu probable que Liebknecht eût été satisfait des éloges des Moskovskye Viédomosti [4] ou des Novoié Vrémia [5], de même que Nietzsche n'aurait pas apprécié ceux du Vorwärts [6] ou, par exemple, de Rousskoié Bogatstvo [7]. Rappelons que le scandinave Kiland [8] affirme – et nous le croyons bien volontiers – que tous les éloges de la presse radicale ne lui procuraient pas autant de plaisir et de satisfaction morale que les injures venimeuses des journalistes réactionnaires.

S'il faut dire " du bien " des morts, ou n'en rien dire du tout, dans ce cas il est préférable d'observer un silence éloquent plutôt que d'obscurcir la signification sociale du disparu par un flot de louanges onctueuses dépourvues de sens. Nous pouvons et nous devons avoir une attitude impartiale envers les personnes de nos ennemis sociaux, en accordant – si cela se trouve – le tribut qui est dû à leur sincérité et à leurs diverses vertus individuelles. Mais un ennemi – qu'il soit sincère ou pas, vivant ou mort – reste un ennemi, en particulier un écrivain qui vit dans ses œuvres, même après sa mort. En nous taisant, nous commettons un crime social : " Ne pas s'opposer activement, a dit un célèbre penseur russe, c'est soutenir passivement. " On ne doit pas l'oublier, même devant la tragédie de la mort.

Ces réflexions nous ont incité à consacrer quelques mots au philosophe Frédéric Nietzsche, mort récemment, et en particulier aux aspects de sa doctrine qui concernent ses conceptions et ses jugements sur la société, ses sympathies et ses antipathies, sa critique sociale, et son idéal de société.

Pour beaucoup de gens la personnalité et la vie de Nietzsche expliquent sa philosophie. Etant un homme exceptionnel, il ne pouvait s'accommoder passivement de la situation où l'avait mis la maladie. Le retrait forcé de la vie publique devait le pousser à élaborer une théorie qui lui donnât non seulement la possibilité de vivre dans ces conditions, mais conférât un sens à cette vie. Le culte de la souffrance fut la conséquence de son mal. " Vous souhaitez anéantir la souffrance autant que possible, et nous, à ce qu'il semble, nous voulons l'agrandir, la faire plus forte qu'elle n'était... Le culte de la souffrance, de la grande souffrance, est-il possible que vous ignoriez que ce culte a conduit l'homme jusqu'aux plus hauts sommets [9] ? "

" Dans ces mots, dit Aloïs Riehl [10], on entend la voix d'un malade, qui a transformé la souffrance en moyen d'éducation de la volonté. "

Mais le culte de la souffrance n'est qu'une partie, et pas des plus caractéristiques, du système philosophique de Nietzsche, partie qui a été mise inconsidérément au premier plan par quelques critiques et exégètes de notre philosophe. L'axe social de son système (s'il est permis d'offenser les écrits de Nietzsche par un terme aussi vulgaire, aux yeux de leur auteur, que celui de " système ") est la reconnaissance du privilège accordé à quelques " élus " de jouir librement de tous les biens de l'existence : ces heureux élus sont dispensés non seulement du travail productif mais aussi du " travail " de domination. " A vous de croire et de servir, (Dienstbarkeit) ! – telle est la destinée qu'offre Zarathoustra dans sa société idéale aux mortels ordinaires, dont le nombre est trop grand " (den Vielzuvielen). Au-dessus d'eux se tient la caste (sic) des ordonnateurs, des gardiens de la loi, des défenseurs de l'ordre, des guerriers. Au sommet se trouve le roi " en tant qu'image la plus élevée du guerrier, du juge et du gardien de la loi ". Comparés aux " surhommes ", tous ceux-là sont des auxiliaires de service : ils s'emploient aux " tâches grossières de la domination ", ils servent à transmettre à la masse des esclaves " les volontés des législateurs ". Enfin, la caste la plus élevée est celle des " maîtres ", des " créateurs de valeurs ", des " législateurs ", des " surhommes ". Elle inspire l'activité de tout l'organisme social. Elle jouera sur terre le même rôle que Dieu, d'après la foi chrétienne, dans l'univers...

Ainsi, même le " travail " de direction incombe non aux êtres supérieurs, mais seulement aux plus élevés parmi les inférieurs. En ce qui concerne les " élus ", les " surhommes ", libérés de toutes obligations sociales et morales, ils mènent une vie pleine d'aventures, de bonheur et de joie. " Du moment que je vis, dit Nietzsche, je veux que la vie déborde, qu'elle soit en moi et hors de moi aussi prodigue, aussi luxuriante qu'il est possible. "

Il est question plus haut du culte de la souffrance, sous-entendu de la souffrance physique, qu'aucun dévouement des " esclaves " ne peut épargner au " surhomme ", le plus souvent. En ce qui concerne les souffrances liées aux dérèglements sociaux, les " surhommes ", bien entendu, doivent en être absolument libérés. S'il reste une tâche obligatoire pour le " surhomme " (et encore, seulement pour le surhomme im Werden – au cours du processus de son devenir), c'est celle du perfectionnement de soi-même, comprenant l'élimination soigneuse de tout ce qui peut rappeler la " pitié ". Le " surhomme " déchoit s'il se laisse dominer par des sentiments de pitié, de regret, de sympathie. D'après l'ancienne " table des valeurs ", la pitié est une vertu ; Nietzsche la considère comme la plus grande tentation et le danger le plus épouvantable. Le " dernier péché " de Zarathoustra, le plus effrayant des malheurs, c'est la pitié. S'il s'attendrit sur les malheureux, s'il est touché à la vue du chagrin, alors son destin est réglé : il est vaincu, son nom doit être rayé des listes de la caste des " maîtres ". " Partout, dit Zarathoustra, retentit la voix de ceux qui prêchent la mort, et la terre est pleine de ceux à qui il est indispensable de prêcher la mort – ou la "vie éternelle", – ajoute-t-il avec un franc cynisme –, cela m'est indifférent, pourvu qu'ils disparaissent (dahinfahren) plus vite. "

Avant d'en arriver à l'élaboration de son idéal positif, Nietzsche dut soumettre à la critique les normes sociales dominantes dans le domaine de l'Etat, du droit et surtout de la morale. Il jugea utile de " réexaminer toutes les valeurs ". En apparence, quel radicalisme sans limite, quelle audace de pensée renversante ! " Jusqu'à lui, dit Riehl, personne n'avait encore analysé les valeurs morales, personne n'avait critiqué les principes moraux. " L'opinion de Riehl n'est pas isolée, ce qui ne l'empêche pas, soit dit en passant, d'être parfaitement superficielle. Plus d'une fois l'humanité a ressenti le besoin d'une révision fondamentale de son éthique, et de nombreux penseurs ont accompli cette œuvre de façon plus radicale et plus profonde que F. Nietzsche. S'il y a quelque chose d'original dans son système, ce n'est pas le " réexamen " en soi, mais plutôt le point de vue qui est à son origine : la volonté de puissance, qui est à la base des aspirations, des exigences, des désirs du " surhomme " : Tel est le critère d'évaluation du passé, du présent, du futur. Mais même cela est d'une originalité douteuse. Nietzsche lui-même écrit que dans ses recherches sur les morales qui dominaient dans le passé et qui dominent actuellement, il a rencontré deux tendances fondamentales : la morale des maîtres et la morale des esclaves. La " morale des maîtres " sert de base à la conduite du " surhomme ". Ce double caractère de la morale parcourt en effet comme un fil rouge l'histoire de l'humanité, et ce n'est pas Nietzsche qui l'a découvert. " A vous de croire et de servir ", dit, comme nous l'avons rappelé, Zarathoustra, en s'adressant à ceux dont le nombre est trop grand. La caste supérieure est celle des " maîtres ", des " créateurs de valeurs ". Pour les maîtres, et pour eux seulement, a été créée la morale du surhomme. Quelle nouveauté, n'est-il pas vrai ! Même nos propriétaires du temps du servage, qui en savaient vraiment peu à ce sujet, savaient qu'il existe des gens qui ont du sang bleu et d'autres pas [11], et que ce qui est nécessaire aux uns est sévèrement condamnable chez les autres. Ainsi, ils savaient pertinemment, selon les propos du génial satiriste, " qu'il n'était pas convenable, pour un noble, de s'occuper du commerce, d'avoir un métier, de se moucher sans l'aide d'un mouchoir, etc., mais qu'il n'était pas inconvenant de jouer un village entier aux cartes ou d'échanger la jeune Arichka contre un chien de chasse ; qu'il ne convenait pas à un paysan de se raser la barbe, de boire du thé et de porter des bottes, mais qu'il n'était pas inconvenant de miser une centaine de verstes à pied sur une lettre de Matriona Ivanovna à Avdotia Vassilievna, dans laquelle Matriona Ivanovna souhaite une bonne fête à son amie et lui annonce que grâce à Dieu, elle se porte bien " (Satiry v prose) [11 bis]

L'un des critiques de Nietzsche les moins critiques reconnaît que, " si l'on enlève à ses pensées la forme paradoxale ou poétique dans laquelle elles se sont incarnées sous sa plume, elles sont souvent beaucoup moins nouvelles qu'il n'y paraît à première vue ". (Lichtenberg, Die Philosophie F. Nietzsche).

La philosophie de Nietzsche n'est pas si neuve qu'il peut le sembler, d'abord mais elle serait originale au point qu'il faille, pour l'expliquer, se référer exclusivement à l'individualité complexe de son auteur : dans ce cas, comment expliquer qu'en un temps très court elle ait acquis une telle quantité d'adeptes ; comment expliquer que " les idées de Nietzsche – selon l'expression de A. Riehl – soient devenues pour beaucoup de gens un article de foi ? " On ne le peut qu'en constatant que le sol sur lequel a grandi la philosophie de Nietzsche n'est en rien exceptionnel. Il existe de larges groupes de gens que des conditions de caractère social mettent dans une situation telle que la philosophie de Nietzsche lui correspond comme nulle autre.

Dans notre littérature on a déjà plusieurs fois comparé Gorky et Nietzsche. A première vue une telle comparaison peut sembler étrange qu'y a-t-il de commun entre le chantre des humiliés et des offensés, des derniers des derniers, et l'apôtre du " surhomme " ? Bien entendu la différence est énorme, mais les rapports entre eux sont beaucoup plus étroits qu'une première impression le laisserait paraître.

Les héros de Gorky [12], selon les intentions et, en partie, la façon dont leur créateur se les représente, ne sont pas du tout des humiliés et des offensés, ce ne sont pas les derniers des derniers ; ce sont des " surhommes " à leur manière. Beaucoup, et même la majorité, se trouvent dans une situation qui ne résulte absolument pas de leur défaite dans la cruelle lutte sociale qui les aurait fait sortir du droit chemin ; non, c'est un choix qu'ils ont fait, de ne pas s'accommoder de l'étroitesse de l'organisation sociale contemporaine, avec son droit, sa morale, etc., et de " sortir " de la société... C'est ce que dit Gorky. Nous lui laissons la responsabilité de ses propos : nous restons à ce sujet sur nos propres positions. En tant qu'idéologue d'un groupe social déterminé, Gorky ne pouvait pas raisonner autrement. Chaque individu, attaché par des liens matériels et idéologiques à un certain groupe ne peut pas le considérer comme un ramassis de rebuts quelconques. Il doit trouver un sens à l'existence de son groupe. Les couches sociales fondamentales peuvent facilement trouver un tel sens, en s'appuyant sur une analyse, même superficielle, de la société contemporaine avec son système de production, dont ces couches sont les éléments indispensables. Tels sont la bourgeoisie, le prolétariat, les " travailleurs intellectuels "... Ce n'est pas la même chose avec le groupe dont Gorky se fait le chantre et l'apologiste. Vivant hors de la société, quoique sur son territoire et à ses frais, il cherche la justification de son existence dans la conscience de sa supériorité sur les membres de la société organisée. Il apparaît que les cadres de cette société sont trop étroits pour ceux de ses membres dotés par la nature de particularités exceptionnelles, plus ou moins " surhumaines ". Ici nous avons affaire au même genre de protestation contre les normes de la société contemporaine que sous la plume de Nietzsche [13].

Nietzsche est devenu l'idéologue d'un groupe vivant comme un rapace aux frais de la société, mais dans des conditions plus heureuses que le misérable lumpenprolétariat : il s'agit du parasitenproletariat de calibre supérieur. La composition de ce groupe dans la société contemporaine est assez hétéroclite et floue, étant donné l'extrême complexité et la diversité des relations à l'intérieur du régime bourgeois ; mais ce qui lie tous les membres de cet ordre disparate de chevalerie bourgeoise c'est le pillage déclaré, et en même temps (en règle générale, bien sûr) impuni, à une échelle immense, des biens de consommation, sans aucune (nous tenons à le souligner) participation méthodique au processus organisé de production et de distribution. Comme représentant du type qu'on vient d'esquisser on peut citer le héros du roman de Zola, L'Argent : Saccar. Evidemment tous les aventuriers de la finance n'ont pas l'ampleur du célèbre héros de Zola. On a un exemple de moindre taille dans le héros du (mauvais) roman de Stratz : Le Dernier Choix (la traduction est disponible dans le Recueil de Rousskoïé bogatstvo) : il s'agit d'un comte qui joue en bourse.

Mais la différence est quantitative et non qualitative. En général il y a tant de personnages de ce genre dans la littérature contemporaine qu'on ne sait auquel s'arrêter.

Il ne faudrait pas déduire de tout cela qu'être nietzschéen signifie être un aventurier de la finance, un boursicotier rapace... En effet la bourgeoisie a répandu son individualisme au-delà des limites de sa propre classe, grâce aux liens organiques de sa société ; on peut en dire autant, relativement aux nombreux éléments idéologiques du groupe du parasitenprolétariat, dont tous les membres sont d'ailleurs loin d'être des nietzschéens conscients : la majorité d'entre eux ignore même probablement l'existence de Nietzsche, dans la mesure où ils concentrent leur activité intellectuelle dans une tout autre sphère ; par contre chacun d'eux est nietzschéen " malgré lui-même ".

Cependant il n'est pas superflu de remarquer que certains idéologues purement bourgeois ont développé plus d'une fois des idées à maints égards proches de celles de Nietzsche. Par exemple l'un des penseurs bourgeois les plus connus, l'oracle anglais Herbert Spencer [14]. On trouve chez lui le même mépris des masses, quoiqu'avec plus de modération, le même éloge de la lutte comme instrument du progrès, la même protestation contre l'aide aux faibles qui périssent prétendument par leur propre faute. " Au lieu, déclare l'encyclopédiste bourgeois, de soutenir la loi fondamentale de la coopération volontaire (! !) consistant en ce que chaque avantage doit être payé avec de l'argent acquis par le travail productif, ils (on comprend qui se cache derrière ce "ils". L. T.) s'efforcent de rendre une grande quantité de biens accessibles à tous, indépendamment des efforts fournis pour leur création : les bibliothèques gratuites, les musées gratuits, etc., doivent être organisés aux frais de la société, et rendus accessibles à chacun, indépendamment de ses mérites ; ainsi les économies des plus méritants doivent être prises par les percepteurs, et servent à procurer certaines commodités aux moins méritants, qui n'économisent rien. " Rappelons ici la polémique qui opposa N. K. Mikhaïlovsky à Spencer, parce que celui-ci ne voulait pas qu'on trouvât des remèdes aux conséquences naturelles de la misère et du vice ; comparons cette exigence avec les discours déjà connus de Zarathoustra : " la terre est pleine de gens à qui il est indispensable de prêcher la mort " : il ne faut pas les aider, mais les pousser pour qu'ils tombent plus vite – " das ist gross, das gehört zur Grasse "... (c'est sublime...).

Mais ici s'arrête la ressemblance – d'ailleurs très formelle – entre Spencer et Nietzsche ; Spencer ne veut pas du tout dispenser la bourgeoisie du " travail " de domination, et le type supérieur n'est pas pour lui l'homme à l'instinct débridé. La bourgeoisie, en tant que classe, et le régime capitaliste, en tant que système historique déterminé de rapports de production, sont deux phénomènes impensables l'un sans l'autre, et Spencer, en tant que représentant idéologique de la bourgeoisie ne peut contester les normes bourgeoises. S'il proteste contre l'aide aux faibles, c'est justement parce qu'il craint le déferlement de ces faibles sur l'ordre social si cher à son cœur et, par la même occasion, sur son cabinet bien calme et bien protégé par l'ordre en question.

Ce n'est pas le cas de Nietzsche. Il conteste toutes les normes de la société qui l'entoure. Toutes les vertus des philistins lui répugnent. Pour lui le bourgeois moyen est un être vil, au même titre que le prolétaire. Et c'est bien naturel. Le bourgeois moyen est un individu raisonnable. Il grignote lentement, suivant le système, en s'accompagnant de sentences émues, de sermons moralisateurs, de déclarations sentimentales sur la mission sacrée du labeur. Un " surhomme " bourgeois n'agit pas du tout comme cela : il accapare, il prend, il pille, il mange tout jusqu'à l'os, et il ajoute : " pas de commentaires [15] ".

La bourgeoisie " saine " ne pouvait répondre à l'attitude négative de Nietzsche que par une attitude également négative. Nous savons par exemple ce que pensait de Nietzsche l'un des représentants du juste milieu bourgeois, plus grandiloquent que profond, envieux jusqu'à la mesquinerie et ne lésinant pas sur les expressions énergiques : Max Nordau [16], qui écrit : " Il fallait un théoricien pour l'ordurerie systématique et les rebuts de l'humanité exaltés par le talent littéraire et artistique des parnassiens et des esthètes, à la synthèse du crime, de l'impureté et de la maladie portés aux nues par le démonisme et la décadence, pour la création d'un homme libre et entier à la Ibsen ; et c'est Nietzsche qui, le premier, a proclamé cette théorie, ou ce qui prétend l'être " (Entartung). Nordau n'est pas plus indulgent pour les disciples de Nietzsche : selon ses propres paroles : " La déclaration de principe selon laquelle rien n'est vrai et tout est permis, émanant d'un savant moralement aliéné, a rencontré un écho immense auprès de ceux qui, par suite d'une déficience morale, nourrissent en eux une haine viscérale pour l'ordre social. En particulier, devant cette grande découverte, le prolétariat intellectuel des grandes villes exulte " (id.).

Ceux qui construisent leur prospérité sur la chute d'un ministère, la mort d'un homme d'Etat, un chantage journalistique, un scandale politique, ou bien sur la " baisse " et la " hausse ", ne peuvent naturellement pas s'attendre à être encouragés par les petits-bourgeois vertueux et leurs idéologues. Dans le roman déjà cité de Rudolf Stratz on retrouve la même attitude que celle de Nordau envers Nietzsche, de la part des héros " vertueux " (et, par leur intermédiaire, de la part aussi de l'auteur, qui est lui-même un philistin) envers le comte cynique qui, se fondant apparemment sur l'idée que " rien n'est vrai, et tout est permis ", considère les berlinois comme des moutons destinés à être noblement tondus. Et l'attitude des vertueux berlinois envers le comte non vertueux est bien compréhensible.

La société bourgeoise a élaboré certains codes moraux, juridiques, etc., qu'il est strictement interdit de transgresser. Comme elle exploite les autres, la bourgeoisie n'aime pas qu'on l'exploite. Or les Uebermensch de toutes sortes s'engraissent en puisant dans les fonds bourgeois de la " plus-value ", c'est-à-dire qu'ils vivent directement aux frais de la bourgeoisie. Il va sans dire qu'ils ne peuvent se placer sous la protection de ses lois éthiques. Ils doivent par conséquent créer des principes moraux correspondant à leur mode de vie. Jusqu'à ces derniers temps cette catégorie supérieure du parasitenprolétariat n'avait aucune idéologie globale qui lui donnât la possibilité de justifier les motifs " supérieurs " de ses agissements rapaces. La justification de la rapacité de la bourgeoisie industrielle " saine " par ses mérites historiques, ses capacités organisatrices, sans lesquelles il paraît que la production sociale ne pourrait exister, cette justification, évidemment, ne convient pas aux chevaliers de la " hausse " et de la " baisse " [17], aux aventuriers de la finance, aux " surhommes " de la bourse, aux maîtres chanteurs sans scrupule (17) de la politique et du journalisme, en un mot, à toute cette masse du prolétariat parasite, qui s'est solidement enté sur l'organisme bourgeois et qui d'une façon ou d'une autre vit – et en général ne vit pas mal – aux frais de la société, sans rien lui donner en échange. Des représentants individuels de ce groupe se contentaient de la conscience de leur supériorité intellectuelle sur ceux qui se laissaient (et comment faire autrement !) " tondre ". Mais le groupe, assez nombreux et toujours croissant, avait besoin d'une théorie qui lui donnât le droit d' " oser ", étant donné sa supériorité intellectuelle. Il attendait son apôtre et il l'a trouvé en la personne de Nietzsche. Avec sa sincérité cynique, son grand talent, Nietzsche lui est apparu, proclamant sa " morale des maîtres ", son " tout est permis ", et il l'a porté aux nues...

La vie d'un être noble, enseigne Nietzsche, est une chaîne ininterrompue d'aventures pleines de danger ; le bonheur ne l'intéresse pas, mais l'excitation procurée par le jeu.

Se trouvant dans une situation sociale instable, un jour au sommet de la prospérité, le lendemain risquant d'être au banc des accusés, cette lie pernicieuse de la société bourgeoise devait trouver les idées de Nietzsche sur une vie pleine d'aventures plus appropriées que celles d'un quelconque philistin comme Smiles [18] qui prêche une modération et une ponctualité petites-bourgeoises vulgaires, qui rend toute existence plate (Smiles est le parrain de la petite bourgeoisie qui commence à se développer) ; cette lie rejetait aussi les thèses de la morale utilitaire, fondée sur des principes sévèrement rationalistes, prêchée par Bentham [19], le chef spirituel de la grande bourgeoisie britannique " saine ", scrupuleuse et honnête (dans le sens commercial du terme, évidemment).

D'après Nietzsche, l'humanité s'élèvera jusqu'au " surhomme " quand elle aura rejeté la hiérarchie actuelle des valeurs et, avant tout, l'idéal chrétien et démocratique. La société bourgeoise, au moins en parole, respecte les principes démocratiques. Nietzsche, lui, comme nous l'avons vu, partage la morale en morale des maîtres et morale des esclaves. Au mot de démocratie l'écume lui vient aux lèvres. Il est plein de haine pour le démocrate entiché d'égalitarisme qui s'efforce de transformer l'homme en un méprisable animal de troupeau.

Cela irait mal pour le " surhomme " si les esclaves se pénétraient de sa morale, si la société trouvait indigne d'elle de se consacrer au lent travail productif. Voilà pourquoi, avec le cynisme déclaré qui le caractérise, Nietzsche écrit dans une lettre que la popularisation de sa doctrine " présente vraisemblablement un risque (Wagnis) considérable non pas à cause de celui qui ose agir suivant cette doctrine, mais à cause de ceux à qui il en parle [...] ". " Ma consolation – ajoute-t-il – c'est qu'il n'existe pas d'oreilles pour mes grandes nouveautés "... Du danger indiqué découle le caractère double de la morale. Pour l'humanité entière, non seulement il n'est pas indispensable de suivre la " morale des maîtres ", qui est créée pour les maîtres et pour eux seulement ; mais au contraire on exige de tous les gens ordinaires, les non-surhommes, qu'ils " remplissent les tâches communes en rangs serrés ", dans l'obéissance à ceux qui sont nés pour une vie supérieure ; on exige d'eux qu'ils trouvent le bonheur dans l'accomplissement consciencieux des obligations qui leur sont imposées par l'existence de la société au sommet de laquelle se trouve le petit nombre des " surhommes ". Vouloir que les " castes " inférieures trouvent une satisfaction morale dans le service des grands, ce n'est pas non plus, comme vous voyez, particulièrement neuf...

Bien qu'il arrive fréquemment que les membres de ce brillant prolétariat bourgeois se trouvent aux leviers de direction, en général ils ne détiennent pas le pouvoir gouvernemental dans la société bourgeoise. Il leur tombe entre les mains à la suite d'une sorte de malentendu social, et leur gouvernement s'achève par toutes sortes d'énormes scandales dans le genre Panama [20], affaire Dreyfus [21], affaire Crispi [22], etc. Ils ne s'emparent pas du pouvoir dans le but de réorganiser la société, qu'ils considèrent de façon si négative, mais simplement pour jouir des richesses publiques. Sur ce point aussi, par conséquent, Nietzsche pouvait trouver un écho favorable de leur part, puisqu'il dispense ses " surhommes " du travail de direction. Dans son attitude négative, le lumpenprolétariat, ce prolétariat parasite de rang inférieur, est plus conséquent que les admirateurs de Nietzsche : il rejette la société tout entière ; il trouve trop étroits non seulement les cadres spirituels de cette société, mais aussi son organisation matérielle. Les nietzschéens, eux, tout en rejetant les normes juridiques et éthiques de la société bourgeoise, n'ont rien contre les commodités créées par son organisation matérielle. Le " surhomme " de Nietzsche n'est pas du tout disposé à renoncer aux connaissances, aux avantages et aux forces nouvelles que l'humanité a acquis par un chemin si long et si difficile. Au contraire, toute la conception du monde (si on peut utiliser ici ce terme), toute la philosophie des nietzschéens sert à justifier la jouissance de biens à la création desquels ils ne prennent aucune part, même formelle.

Nietzsche veut que chacun, avant d'être rangé au nombre des élus, réponde à la question : " Est-il de ceux qui ont le droit d'échapper au joug ? " ; mais il n'a pas donné, et il ne peut pas donner de critère objectif pour répondre à cette question ; la réponse positive ou négative dépend donc de la bonne volonté et des talents de rapaces de chacun.

Le système philosophique de Nietzsche, comme il l'a d'ailleurs indiqué lui-même plus d'une fois, contient pas mal de contradictions. Voici quelques exemples : Nietzsche rejette la morale contemporaine, mais principalement ses aspects (la pitié, la charité, etc.) qui règlent (seulement dans la forme, il est vrai) l'attitude envers ceux " dont le nombre est trop grand ". Par contre, les " surhommes ", dans leurs rapports réciproques, ne sont pas du tout libérés des objections morales. Quand Nietzsche parle de ces rapports il ne craint pas d'employer des mots comme bien et mal, et même respect, reconnaissance.

Bien qu'il ait " réexaminé toutes les valeurs ", ce révolutionnaire de la morale considère avec beaucoup de respect les traditions des classes privilégiées et s'enorgueillit de descendre des comtes Nietzky, ce qui est d'ailleurs extrêmement douteux. Ce fameux individualiste nourrit les sympathies les plus tendres pour l'Ancien Régime français dans lequel " l'individualité " tenait très peu de place. L'aristocrate, le représentant de sympathies sociales bien précises a toujours dominé en lui l'individualiste, l'annonciateur d'un principe abstrait.

Etant donné ces contradictions il n'est pas étonnant que des éléments sociaux parfaitement opposés puissent se placer sous le drapeau du nietzschéisme. Un aventurier " oubliant sa parenté " peut ignorer totalement le respect nietzschéen des traditions aristocratiques. Il ne prend chez Nietzsche que ce qui correspond à sa position sociale. La devise " il n'y a rien de vrai, tout est permis " correspond à ses habitudes de vie comme nulle autre. En extrayant des œuvres de Nietzsche tout ce qui peut servir au développement de la pensée contenue dans cet aphorisme on peut construire une théorie assez bien tournée, tout à fait apte à servir de feuille de vigne aux vaillants héros du Panama français ou... de l'épopée patriotique de Mamontov [23], [24]. Mais à côté de ce groupe qui est entièrement le produit de la société bourgeoise, nous trouvons parmi les admirateurs de Nietzsche des représentants d'une formation historique tout à fait différente, des gens dont la généalogie remonte loin. Nous ne parlons pas de ceux qui, comme le comte du roman de Chtratz, ont échangé leurs vertus chevaleresques contre des actions en bourse. Ces gens n'appartiennent déjà plus à leur ordre. Déclassés, ils sont aussi peu attentifs aux " nobles traditions " que n'importe quel plébéien. Nous parlons de ceux qui s'accrochent encore aux débris de ce qui jadis les plaçait au haut de l'échelle sociale. Chassés du circuit social, ils ont des raisons particulières d'être mécontents du système social contemporain, de ses tendances démocratiques, de ses lois, de sa morale.

Prenons par exemple Gabriele D'Annunzio [25], le célèbre poète italien, aristocrate par la naissance et les convictions. Nous ne savons pas s'il se dit nietzschéen, et d'une façon générale, dans quelle mesure les idées de Nietzsche sont à l'origine de ses conceptions. Mais pour nous cela n'a pas d'importance. Ce qui compte ici, c'est que les idées ultra-aristocratiques de D'Annunzio sont presque identiques à beaucoup de celles de Nietzsche. Comme il sied à un aristocrate D'Annunzio hait la démocratie bourgeoise. " A Rome, dit-il, j'ai vu les profanations les plus éhontées qui aient jamais flétri les choses sacrées. Comme un cloaque qui se déverserait, un flot de basses convoitises envahit les places et les rues.... Le roi, descendant d'une lignée de guerriers, donne un exemple de patience étonnante dans l'accomplissement des obligations vulgaires et ennuyeuses que lui prescrit un décret plébéien. " S'adressant aux poètes, il leur dit : " En quoi consiste désormais notre vocation ? Devons-nous faire l'éloge du suffrage universel, devons-nous hâter par nos hexamètres poussifs, la chute de la royauté, l'avènement de la république, la prise du pouvoir par la populace ? Pour une somme raisonnable nous pourrions convaincre les incrédules que dans la foule se trouve la force, le droit, la sagesse, et la lumière. " Mais telle n'est pas la tâche des poètes : " Marquez les fronts insensés de ceux qui ont voulu rendre toutes les têtes humaines uniformes, pareilles aux clous sous le marteau de l'ouvrier. Que votre rire irrépressible monte jusqu'aux cieux quand vous entendez dans les réunions le tintamarre des palefreniers du gros animal qu'est la populace. " S'adressant aux épaves impuissantes du passé aristocratique, il s'écrie : " Attendez et préparez l'événement. Il ne vous sera pas difficile de ramener le troupeau à l'obéissance. Les gens du peuple resteront toujours des esclaves, parce qu'il y a en eux le besoin inné de tendre les mains vers les chaînes. Souvenez-vous que l'âme de la foule ne connaît que la panique. "

Entièrement en accord avec Nietzsche, D'Annunzio juge indispensable le réexamen de toutes les valeurs, qui doit advenir : " Le nouveau César romain, prédestiné à la domination par la nature, viendra anéantir ou bouleverser toutes les valeurs admises depuis trop longtemps par toutes sortes de doctrines. Il sera capable de construire et de lancer vers le futur ce pont idéal grâce auquel les espèces privilégiées pourront, enfin, franchir le précipice qui les sépare encore, en apparence, de la domination ardemment désirée. " Ce nouveau César romain sera un aristocrate " beau, fort, cruel, passionné " (les citations de D'Annunzio sont faites d'après l'article de Oukraïnka dans Jizn', nº 7, 1900). Cet être aux allures de brute se distingue peu du " surhomme " de Nietzsche, " La brute aristocrate et rapace ", suivant l'expression de Nietzsche, donne sa valeur à l'homme et à chaque chose : ce qui lui est utile ou nuisible, est bon ou mauvais en soi...

Il est temps de conclure, d'autant plus que notre étude s'est prolongée au-delà de ce qui était prévu. Evidemment nous ne prétendions pas à une critique exhaustive des créations fantastiques de Frédéric Nietzsche, philosophe en poésie et poète en philosophie ; c'est impossible dans le cadre de quelques articles de journaux. Nous voulions seulement décrire à grands traits la base sociale qui s'est avérée capable d'engendrer le nietzschéisme, non en tant que système philosophique contenu dans un certain nombre de volumes et en grande partie explicable par les particularités individuelles de son auteur, mais en tant que courant social suscitant une attention particulière dans la mesure où il s'agit d'un courant actuel. Il nous a semblé d'autant plus indispensable de ramener le nietzschéisme des hauteurs littéraires et philosophiques aux bases purement terrestres des relations sociales, qu'une attitude strictement idéologique, conditionnée par des réactions subjectives de sympathie ou d'antipathie pour les thèses morales ou autres de Nietzsche, ne mène à rien de bon ; M. Andréiévitch [26] nous en a donné un exemple récent en se livrant à des accès d'hystérie dans les colonnes de Jizn'.

Ce ne serait certainement pas bien difficile de dénicher dans les volumineuses œuvres de Nietzsche quelques pages qui, hors de leur contexte, peuvent servir d'illustration à n'importe quelle thèse préconçue, particulièrement dans le cadre d'une exégèse globale, laquelle, soit dit entre parenthèses, serait très utile aux œuvres de Nietzsche, qui sont plus obscures que profondes. C'est ce qu'ont fait, par exemple, les anarchistes d'Europe occidentale, qui se sont dépêchés de considérer Nietzsche comme " un des leurs " et qui ont essuyé une cruelle rebuffade : le philosophe de la " morale des maîtres " les a repoussés avec toute la grossièreté dont il est capable. Il est clair pour le lecteur, nous l'espérons, que nous trouvons stérile une telle attitude, littéraire, textuelle, envers les œuvres riches en paradoxes du penseur allemand récemment disparu, dont les aphorismes sont souvent contradictoires et permettent en général des dizaines d'interprétations La voie naturelle vers un éclaircissement correct de la philosophie nietzschéenne, c'est l'analyse de la base sociale qui a donné naissance à ce produit complexe. Le présent travail s'est efforcé de procéder à une analyse de ce genre. La base s'est révélée pourrie, pernicieuse, empoisonnée. D'où cette conclusion : qu'on nous invite autant qu'on voudra à nous plonger en toute confiance dans le nietzschéisme, à respirer à pleins poumons dans les œuvres de Nietzsche le grand air du fier individualisme ; nous ne répondrons pas à ces appels, et, sans craindre les reproches faciles d'étroitesse et d'exclusivisme, nous répliquerons avec scepticisme comme le Nathanaël de l'évangile : " Peut-il y avoir quelque chose de bien à Nazareth ? "

Notes

[1] G. A. DJANCHIEV (1851-1900), historien et publiciste de tendance libérale, auteur d'un livre sur l'histoire des réformes au cours du règne d'Alexandre II : Iz epokhi velikikh reform (L'époque des grandes réformes). Jouissait d'une grande autorité dans les cercles libéraux. (N. E. R., note de l'éditeur russe)

[2] Vladimir Sergueïévitch Soloviov (1858-1900). Célèbre philosophe, publiciste et poète, dont les conceptions mystiques et religieuses s'unissaient à des idées libérales dans les questions sociales et politiques. La philosophie de Soloviov avait beaucoup de succès auprès des cercles de l'intelligentsia russe prérévolutionnaire orientés vers le mysticisme. (N. E. R.)

[3] Wilhelm LIEBKNECHT (1826-1900) : dirigeant de la classe ouvrière allemande, l'un des fondateurs du parti social-démocrate allemand. Liebknecht commença son activité politique en participant au mouvement révolutionnaire de 1848. Après quelques années d'émigration, au cours desquels il se rapprocha de Marx et d'Engels à Londres, et devint leur disciple, il revint en Allemagne en 1862 et fut, depuis ce moment jusqu'à sa mort, à la tête du mouvement ouvrier où il représentait, même avant la fondation du parti social-démocrate, le courant marxiste. En 1868, il fonda à Leipzig le journal Demokratisches Volksblatt qui devint en 1869 le Volksblatt. Le journal fut fermé en 1878. En 1890, Liebknecht dirigeait la rédaction de l'organe central du parti, publié sous le même titre à Berlin. En 1874, Liebknecht fut élu au Reichstag, où, avec quelques interruptions, il resta jusqu'à sa mort. Liebknecht appartenait à la tendance de gauche de la social-démocratie et y menait la lutte contre le révisionnisme. (N. E. R.)

[3 bis] Nicolas K. MIKHAïLOVSKY (1842-1904), publiciste, sociologue et critique, était l'un des théoriciens éminents du populisme. Il exerçait une grande influence sur la jeune génération dans les années quatre-vingt. Membre de la rédaction des Otietchestvennye Zapiski (Annales de la patrie), il publia Chto takoïe Progress (Qu'est-ce que le progrès ?), Gueroi i Tolpa (Les héros et la foule), Teoria Darvina i obchtchestvennaia Naouka (La Théorie de Darwin et la science sociale). A partir de 1892, il dirige la Rousskoïe Bogatstvo (La richesse russe). Membre de la " Narodnaïa Volia ". Dans les années quatre vingt-dix, il mène une lutte idéologique contre les marxistes. (N. E. R.)

[4] Moskovskye Viédomosti (Les Nouvelles de Moscou) : journal réactionnaire, fondé en 1756. De 1855 à 1860, puis de 1863 à 1887, dirigé par Katkov. Il se distinguait des autres journaux réactionnaires par une plus grande fermeté et une plus grande continuité. Ses slogans étaient : orthodoxie, autocratie, nationalisme. En 1905, il devint, sous la direction de Gringmut, l'organe officiel du parti monarchiste et mena une campagne systématique de persécution contre les ouvriers révolutionnaires, les intellectuels et les juifs, appelant ouvertement aux pogroms. (N. E. R.)

[5] Novoïé Vrémia (Les Temps nouveaux) : quotidien de Pétersbourg, publié depuis 1876. Son directeur-éditeur était Souvarine. Le journal avait une position conservatrice. De caractère officieux, il menait invariablement une campagne enragée contre la démocratie révolutionnaire, la classe ouvrière et l'intelligentsia radicale. La persécution des " allogènes ", en particulier des juifs, parcourt comme un fil rouge tous les principaux articles du journal. Organe des sommets bureaucratiques, Novoié Vrémia ne se distinguait pas par une particulière constance dans sa ligne politique et changeait habituellement de tendance suivant les remaniements ministériels. Pendant la révolution de 1905 il occupa une position d'extrême droite, exigeant des mesures sévères contre les révolutionnaires et les ouvriers grévistes. (N. E. R.)

[6] Vorwärts : organe central du parti social-démocrate allemand, publié à Berlin. Le journal fut fondé en 1883 sous le titre Berliner Volksblatt. Après l'abrogation de la loi sur les socialistes, parut depuis le 1B7 octobre 1890 sous son titre actuel, et sous la direction de Wilhelm Liebknecht. Publié par Liebknecht sous le même titre, à Leipzig, le journal du parti fut fermé en 1878. Depuis le début de la guerre de 1914, Vorwärts, comme la majorité de la presse social-démocrate, occupa une position social-patriote. Au moment de la scission entre la majorité et les indépendants, il resta aux mains de la majorité. Après la révolution d'Octobre en Russie il mena une campagne acharnée contre l'Union soviétique et le parti communiste. (N.E.R.)

[7] Rousskoié Bogatstvo (La richesse russe) : l'un des mensuels les plus influents avant la révolution. Commença à être publié sous ce titre en 1880. En 1891 il passa aux mains des anciens collaborateurs des Otiétchestvennye Zapiski (Les Annales de la patrie.) En 1895, Mikhaïlovsky devient l'inspirateur de la revue, et de ce moment Rousskoié Bogatstvo se fait l'organe du populisme. A partir de 1916 la revue sort sous le titre Rousskyé Zapiski (Les Annales russes). Cesse de paraître après la révolution d'Octobre. (N.E.R.)

[8] KILAND (1849-1888) : écrivain norvégien, représentant du courant réaliste dans la littérature norvégienne. (N.E.R.)

[9] Nous ne donnerons pas les références, étant donné que l'édition des Œuvres de Nietzsche en huit tomes, sans compter les volumes supplémentaires, est une artillerie trop lourde pour quelques articles de journaux. (N. de Trotsky)

[10] Aloïs RIEHL (1844-1924), philosophe allemand du courant néo-kantien, auteur du livre : Der Philosophie Kritizismus, (Théorie de la science et de la métaphysique du point de vue du criticisme philosophique). (N. E. R.)

[11] Littéralement : des gens à os noirs et des gens à os blancs.

[11 bis] (Satires en proses.) M. E. Saltykov CHTCHÉDRINE, Sotchiniénia, St Petersbourg, 1887, t. VII, p. 318. (N. E. R.)

[12] Cf. l'article " O romane voobchtché i o romane Troïé v tchastnosti " (Sur le roman en général et sur Les trois en particulier) in L. TROTSKY, Sotchiniénia, op. cit.

[13] Remarquons en passant un trait commun aux deux écrivains mentionnés : le respect qu'ils nourrissent pour les " hommes forts ". Gorky pardonne à un homme n'importe quel acte négatif (même d'après lui, Gorky) s'il résulte d'une force qui aspire à s'extérioriser. Il décrit si bien ces actes, et avec tant d'amour, que même le lecteur qui n'est pas du tout d'accord est prêt à se passionner pour la " force " et à l'admirer... Tels sont le vieux Gordiéiev et quelques autres héros de Gorky. (N. de Trotsky.)

[14] Herbert SPENCER (1820-1903), philosophe anglais, l'un des fondateurs de l'évolutionnisme. Son œuvre principale est A System of Synthetic Philosophy. Spencer part de l'opposition entre le connaissable et l'inconnaissable. L'analyse des " principes fondamentaux " de la connaissance conduit, selon Spencer, à la conclusion qu'au-delà des phénomènes connaissables il y a quelque chose d'absolument inaccessible à la connaissance et qui constitue par conséquent le domaine légitime de la foi (le principe ignorabimus). La tâche de la philosophie, en tant qu'elle est la plus haute généralisation de nos connaissances scientifiques, est d'établir la loi qui domine tous les phénomènes. Telle est selon Spencer la loi de l'évolution à laquelle sont soumis le monde tout entier et ses phénomènes. Etudiant des formes spéciales de l'évolution, Spencer s'arrête surtout sur le développement des organismes, des formes sociales et de la vie psychique. Dans ses thèses sociologiques Spencer utilise largement l'analogie entre la société et l'organisme, à partir de laquelle il construit son système sociologique. Dans le domaine de la politique sociale il était ennemi de toute intervention de l'Etat dans la vie de l'individu, et de ce point de vue il s'opposait au socialisme. Dans cette défense de la " liberté de la personne " contre le pouvoir " tyrannique " du collectif, tout comme dans son opposition dualiste entre la connaissance et la foi, s'exprimait clairement la nature de classe bourgeoise de ce penseur éminent. (N.E.R.)

[15] Il serait intéressant d'établir une analogie entre le seigneur du Moyen Age qui exploite systématiquement la paysannerie serve et le " surhomme " de la société féodale, le " Raubritter ", qui proclame : " Rauben ist keine Schande, das tun die besten im Lande " (" Piller n'est pas une honte, ce sont les meilleurs qui pillent "). N'est-ce pas "surhumain ". (N. de Trotsky)

[16] Max NORDAU (1849-1923), écrivain allemand, auteur d'œuvres attrayantes mais superficielles. Les plus célèbres sont Paradoxe (1885), Entartung (Dégénérescence) (1892-93), Die Konventionnellen Lügen der Kulturmenschaft (Le Mensonge conventionnel de la culture humaine) (1883). Dans la deuxième moitié de sa vie, il se fit l'un des partisans les plus fervents du sionisme. (N. E. R.)

[17] En français dans le texte.

[18] Samuel SMILES (1812-1904) : écrivain et moraliste anglais. Les titres mêmes de ses œuvres (L'Esprit d'initiative, Le Caractère, L'Economie, Le Devoir) donnent une idée de sa morale et de sa philosophie simplistes qu'il étayait par quantité d'exemples édifiants tirés de la vie d'inventeurs et d'industriels. (N.E.R.)

[19] Jérémie BENTHAM (1746-1832) : célèbre juriste et philosophe anglais, fondateur de l'utilitarisme, doctrine selon laquelle le principe de la morale est le plus grand bien pour le plus grand nombre de gens possible. Par la suite Bentham parvint à la conviction qu'en politique, ce qui correspondait à ce principe c'était uniquement la démocratie, comme forme de gouvernement fondée sur la volonté de la majorité. La monarchie, absolue ou même limitée, où la minorité dirige, apparaît comme une tyrannie contre-nature. (N. E. R.)

[20] Panama : procès causé par des abus dans la direction d'une société par actions créée pour la construction du canal de Panama qui devait relier l'Atlantique et le Pacifique. Pendant le procès on dévoila beaucoup de détails scandaleux compromettant toute une série de ministres, de députés et de représentants connus de la presse. " Panama " devint un nom commun pour désigner toutes sortes de gros scandales sociaux ou politiques. (N. E. R.)

[21] Affaire Dreyfus : l'officier français juif Alfred Dreyfus avait été accusé de haute trahison ; son procès était au centre de la vie politique française dans les années 1890. L'affaire Dreyfus surgit en 1894 sur la base d'une série de documents, dont il apparut par la suite que c'était des faux, et fut dirigée sur une fausse piste par des manœuvres conscientes du ministère de la guerre et de l'étatmajor général. En fait il s'agissait d'un prétexte pour une attaque des éléments monarchistes contre la république. Face à cela s'éleva une campagne en faveur de Dreyfus qui rassembla tous les cercles républicains, Jaurès et Zola en tête. Finalement Dreyfus fut disculpé. Le procès de Dreyfus dévoila nombre de crimes du côté des plus hautes autorités de la République et la monstrueuse vénalité de la presse bourgeoise et des parlementaires. (N. E. R.)

[22] CRISPI (1819-1901) homme politique italien, ministre ou président de 1887 à 1891 et de 1893 à 1896. A son nom sont liées des révélations scandaleuses sur les abus dans les grandes banques italiennes. (N. E. R.)

[23] Nous ignorons si M. Plevako a utilisé Nietzsche dans sa plaidoirie, comme M. Garnier l'a fait pour Gœthe dans ses dépositions. Si Mamontov est le Faust russe, que lui manque-t-il pour jouer le rôle d'un " surhomme " moscovite ? (N. de Trotsky).

[24] L'épopée de Mamontov : procès sur les détournements, les faux et autres abus dans la gestion de la société de chemin de fer Moscou-Yaroslav-Arkhangelsk, qui avait eu lieu au tribunal de Moscou du 23 au 31 juillet 1900. Le principal accusé était Savva Ivanovitch Mamontov, l'une des figures les plus importantes de la bourgeoisie industrielle russe. Pendant vingt ans Mamontov fut sans interruption le président de la société en question et en même temps le principal actionnaire de l'usine de mécanique Nevsky. Mamontov était accusé d'avoir détourné à son profit plus de dix millions de roubles. Tous les accusés furent acquittés. (N.E.R.)

[25] Gabriele D'ANNUNZIO (1864-1938).

[26] ANDRÉXÉVITCH : pseudonyme de Eugène Andréiévitch SOLOVIOV (1866-1905), critique littéraire du journal Jizn' (La Vie) où il a publié des essais de littérature et sur le mouvement social des années 70-90.


Pour ceux qui ont la flemme de le lire en entier là, je mets le lien MIA: http://www.marxists.org/francais/trotsky/l...e/nietzsche.htm
Barnabé
 
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Message par Dolmancé » 02 Avr 2004, 09:46

Apport conceptuel.

La finalité du philosophe est de devenir un surhomme. Cette affirmation, qui peut paraître surprenante, a besoin d'être déchiffrée. La philosophie nietzschéenne, toute en symbole, ne doit jamais être interprétée au premier degré. Elle suppose au contraire tout un travail d'interprétation.
Surhomme (übermensch) est un mot que Nietzsche emprunte à Goethe. Il n'a rien à voir avec le superman des bandes dessinées, pas plus d'ailleurs qu'avec l'Aryen SS, exterminateur de population. Le nazisme, par son interprétation erronée et malhonnête de la pensée de Nietzsche a voulu faire croire que Nietzsche défendait ce que justement dans son œuvre il a toujours refusé et critiqué. Si Nietzsche avait vécu à l'époque du nazisme, il en aurait été le plus virulent opposant.
Le surhomme évoque le pas en avant que l'humanité doit accomplir à partir du moment où elle s'est débarrassée de l'idée de Dieu. Dans le prologue de " Ainsi parlait Zarathoustra ", Nietzsche écrit :
" Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu'avez-vous fait pour le surmonter ?
Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre. "
Le sens de la terre s'oppose bien sûr au sens du Ciel.

Critique du nihilisme : l'homme du ressentiment.

Le nietzschéisme procède tout entier d'une critique des valeurs du christianisme qui, aux yeux de Nietzsche, enferment l'humanité dans de fausses valeurs morales et limitent sa puissance de connaissance en lui donnant des réponses illusoires et apaisantes à ses ignorances.
" Dieu est mort " a écrit Nietzsche, ce qui signifie que les valeurs religieuses (et la religion) sont mortes et qu'il faut leur substituer de nouvelles valeurs plus positives. " Surhomme " signifie donc " au-delà de l'homme " c'est à dire au-delà de toutes les conceptions que l'on s'est faîtes jusqu'ici de l'homme, puisque toutes ces conceptions ont été négatives.
" Ecce homo " s'expliquera sur le surhomme : " Le mot surhomme utilisé pour désigner un type de la plus haute plénitude, par opposition aux modernes, aux bons, aux chrétiens et autres nihilistes, et qui, dans la bouche de Zarathoustra, devait donner à réfléchir, ce mot a presque toujours été employé avec une candeur parfaite au profit des valeurs dont le passage de Zarathoustra illustre l'opposé, pour désigner le type idéaliste d'une race supérieure d'homme, moitié saints, moitié génies. " Nous voilà prévenus : le surhomme n'est ni un saint, ni un génie et il est le contraire du bon et du chrétien.
Mais que reproche donc Nietzsche au christianisme ? Il lui reproche justement de nier l'homme, d'être, comme il le dit, une morale du ressentiment. Le mot ressentiment doit être pris dans ses deux acceptions :

L'homme du ressentiment est celui qui ressent au lieu d'agir. Il n'agit pas mais réagit.

L'homme du ressentiment est celui qui éprouve du ressentiment envers lui-même et les autres. C'est l'homme de la culpabilité (cf. la notion de péché), qui veut se punir lui-même, l'esprit de vengeance comme dira Nietzsche, esprit de vengeance d'abord tourné envers soi-même mais qui va ensuite se tourner vers les autres comme en témoigne la figure du prêtre qui vise à la culpabilisation de l'autre.
Le nietzschéisme part d'un constat : la société contemporaine se caractérise par une crise des valeurs qui est aussi une crise du fondement car le fondement sur lequel on avait fondé les valeurs s'est révélé faux. Notre société voit l'effondrement des valeurs. On s'aperçoit que les valeurs sont relatives (historiques), d'où une angoisse du vide, du néant, que l'homme moderne cherche à masquer. L'homme moderne découvre que les valeurs supérieures de son existence (et en particulier les valeurs morales) dépendent d'un fondement qui apparaît maintenant fictif, qui n'était "rien" du tout. "Rien" se dit en latin nihil , d'où le concept de nihilisme. Le nihilisme, c'est la barbarie contemporaine. C'est une décomposition dans le rien, dans l'incertitude qui est le propre de l'époque nihiliste.
S'il n'y a plus de fondement certain, la réaction peut être le pessimisme. Elle peut aussi être de transformer le néant en force active : pour ne plus avoir à contempler le néant, on se jette dedans. C'est le totalitarisme (que critique très fortement Nietzsche et l'on voit ici l'étendue du contresens hitlérien qui a cru que Nietzsche défendait le nihilisme quand il est ce qu'il critique le plus violemment), ce sont les mythes, les superstitions, la drogue, tout ce qu'on invente pour ne plus voir le néant.
Mais si les valeurs traditionnelles sont mortes de leur absence de fondement, il est encore des gens pour les défendre, d'où la figure du prêtre. Le prêtre n'est pas à confondre avec le simple membre du clergé. Il est la figure caractéristique de la conscience incapable de réagir au monde par des actions et le prêtre du clergé n'est rien d'autre qu'une des exploitations possibles de cette figure de la conscience.
Les hommes, ou plutôt certains hommes, ceux que Nietzsche appelle les faibles ou encore les esclaves, le troupeau des agneaux bêlants, sont dans la situation de celui qui subit sans pouvoir répondre et qui, par suite, ne peut pas oublier. Ne pouvant réagir en agissant, sa réaction est située sur le plan de l'imaginaire c'est à dire sur le plan des traces que sont les souvenirs douloureusement ressentis (ressentiment). Dès lors le fait même d'exister lui semble un malheur à cause du désir rentré de réagir. À partir de là, tout ce qui nous fait échapper aux douleurs d'exister aura une valeur. On donnera un privilège au sommeil, au rêve, à l'ascétisme (au sens chrétien de mortification). L'ascétisme chrétien est pour Nietzsche le ressentiment qui se retourne sur lui-même. Ne pouvant réagir sur le monde, l'homme du ressentiment réagit sur lui-même. C'est une autodestruction qui n'est rien d'autre que le désir de mort, de néant (nihilisme à nouveau). C'est la vengeance de l'homme malheureux qui se retourne contre lui-même. Mais ce désir de néant doit se masquer, justement par désir de vengeance. L'homme du ressentiment va vouloir se venger de son malheur (qui vient de sa propre faiblesse) contre les autres et notamment contre ceux qui ont échappé au ressentiment parce qu'ils sont forts. Il va dès lors masquer son idéal d'autodestruction par l'altruisme pour mieux les séduire. Pour les obliger eux-mêmes à s'autodétruire, il va prétendre que ce qui fait valeur dans l'existence c'est de se forcer soi-même à l'encontre de ses instincts et, en particulier, de se forcer soi-même à considérer comme mauvais tous les rapports de conflit avec les autres, d'où la morale traditionnelle. C'est sous le prétexte d'améliorer l'homme que cet idéal du prêtre va conquérir le monde alors qu'il ne s'agit que du désir de vengeance des hommes du ressentiment contre les forts qui sont capables de réagir au monde par des actions. On prétend améliorer l'homme alors qu'il s'agit en réalité de le domestiquer, de le soumettre. On va prétendre que l'homme fort (c'est à dire sain) est mauvais et le contraindre à devenir bon. Séduit et trompé, l'homme fort se soumet à la mutilation volontaire de ses instincts. On tente de l'affaiblir et de l'humilier. On le culpabilise pour mieux le soumettre en lui faisant croire qu'il commet le mal. La brisure des instincts entraîne le dégoût de soi.
Sublimer n'est pas briser. Sublimer l'instinct, c'est lui donner un autre but. Mais ici il s'agit de briser l'instinct. Il existe deux sortes d'ascétisme pour Nietzsche :

Un ascétisme destructif qui brise les instincts ;

Un ascétisme positif qui discipline les instincts dans un but créatif sans les briser.
Telle est la situation contemporaine pour Nietzsche. Les hommes du ressentiment, ce sont les faibles, les esclaves. Ces termes ne doivent pas être pris au sens physique ou politique. Les esclaves sont ceux qui sont esclaves d'eux-mêmes, qui sont incapables de vivre seuls, sans appuis. Ce sont les pratiquants de la morale traditionnelle, les moutons. Mais, paradoxalement, ce sont eux qui règnent. La morale des faibles règne parce qu'on s'est laissé prendre à la facilité. Les esclaves dominent parce que pour se venger de leur mal d'exister sur ces forts qu'ils craignent, ils les ont séduits en prétendant à l'altruisme (alors qu'ils les haïssent), en décidant que l'orgueil est le mal. On culpabilise les forts et alors les hommes authentiquement supérieurs ne veulent plus se sentir supérieurs. Ils culpabilisent. Tel est l'état des faits que Nietzsche décrit mais bien sûr ne défend pas.
Pour Nietzsche (et c'est le sens du nihilisme), l'homme contemporain doit trouver un nouveau chemin à l'écart de la morale nihiliste pour retrouver de nouvelles valeurs. Il s'agit de chercher de nouveaux fondements puisque c'est l'absence de fondement des valeurs traditionnelles qui a créé le nihilisme.
Dieu est mort. Dieu n'existe pas. L'ère de l'athéisme doit venir. Mais attention ! le véritable athéisme est l'athéisme de celui qui ne cherche pas à remplacer Dieu par quelque autre valeur destinée à lui servir d'aide contre sa faiblesse (un chef, un médecin, un idéal, une conscience de parti etc.)
Nietzsche accuse la morale judéo-chrétienne. Il accuse le judaïsme, non bien sûr par haine des juifs (encore un contresens d'Hitler) mais par refus de la morale de l'Ancien Testament (notamment les dix commandements). Il accuse aussi la morale chrétienne (le Nouveau Testament). Le Christ est, pour Nietzsche, l'incarnation de l'amour haineux (le pseudo altruisme de l'homme du ressentiment qui cache le désir de vengeance). C'est l'une des figures du prêtre.

La méthode généalogique.

Une remarque méthodologique s'impose à ce point de l'analyse. La critique de la morale chez Nietzsche est généalogique. Il ne pose pas la question du "Qu'est-ce que ?" (Qu'est-ce que le Bien ?, par exemple, ce qui suppose déjà que le bien existe) mais la question du "Qui ?" Qui dit qu'il faut être bon et vertueux ? Pourquoi celui-là veut-il être bon ? Que vise celui qui dit qu'il faut être vertueux ? Cette méthode est généalogique, se veut une symptomatologie. Le philosophe est généalogiste, médecin, artiste. La morale traditionnelle est un symptôme, le symptôme du ressentiment. C'est en ce sens qu'on a pu dire de la philosophie de Nietzsche (mais on le dira aussi de celle de Marx et de celle de Freud) qu'elle est une philosophie du soupçon. Il faut soupçonner les valeurs en cherchant qu'elle arrière-pensée se cache derrière elles.
Nietzsche fait l'arbre généalogique du Bien et du Mal (dans la Généalogie de la Morale). Originellement, dans toutes les langues, est bon l'individu qui se distingue des autres, l'homme d'élite. Pensons au Bonus vir à Rome. C'est l'aristocrate issu du guerrier, l'être supérieur, le fort.

L'homme fort, le surhomme.

Qui est l'homme fort aux yeux de Nietzsche ? Nous pouvons dire que c'est l'homme de la volonté de puissance. Mais dans cette expression, il faut en fait comprendre puissance de la volonté. En effet, à partir du moment où une volonté veut la puissance (le pouvoir), c'est qu'en réalité elle en est dépourvue. La volonté de puissance n'est donc nullement une volonté de pouvoir. Seul l'esclave cherche la puissance, lui qui ne peut exister sans l'emporter sur les autres et donc sans les autres, lui qui est incapable de s'assumer seul. Pour Nietzsche, le fort est celui dont la volonté affirme sa puissance. Il veut créer, donner. L'homme bon, c'est l'homme fort non au sens politique mais au sens métaphysique et moral. Se sentir petit et faible, c'est le mal. La puissance de la volonté est un signe de moralité.
La moralité est maîtrise de soi (là est le véritable ascétisme par opposition à l'ascétisme nihiliste qui vise à la mortification). Il ne faut pas faire des autres des esclaves mais se maîtriser soi-même. Le texte des " Trois métamorphoses " dans Ainsi parlait Zarathoustra peut ici nous éclairer. L'homme doit passer par trois étapes :

Il sera d'abord chameau. Le chameau est la bête de somme qui porte, transporte. Il symbolise celui qui porte les valeurs. Sa devise est " tu dois donc tu peux " (référence à Kant). Il veut s'humilier pour faire mal à son orgueil. Le chameau se hâte dans le désert. Il dit "oui" mais il s'agit d'un "oui" d'obéissance au devoir sans ivresse. C'est l'image de l'esclave, du besogneux.
Le chameau doit devenir ensuite lion. Le lion est l'image de la révolte contre les valeurs traditionnelles. Il dit "non". Il symbolise le renversement des valeurs. Il veut être l'ennemi des dieux.
Le lion devient enfin enfant. L'enfant dit "oui" mais il ne s'agit plus du "oui" de l'obéissance mais celui de la tranquille affirmation de soi qui a la force du jeu, de l'innocence.
Le surhomme n'est rien d'autre que ce oui, délivré de tout mauvais négatif. Si on veut le distinguer de l'enfant, on ne pourra le faire qu'en le déterminant comme l'épanouissement de cet enfant : l'innocence créatrice et donatrice à très haut degré.
La volonté de puissance consiste à créer. Le fort, le véritable héros est l'artiste. C'est le maître, au sens où l'on dit de l'artiste, du créateur qu'il est un maître, au sens aussi où l'on dit être maître de soi. La volonté de puissance est création continue, volonté qui se crée dans la temporalité, qui a besoin du temps pour s'exercer.
C'est ici qu'intervient le thème de l'éternel retour. L'éternel retour est le sens du surhomme. Le surhomme est celui qui dit oui à l'éternel retour.
L'éternel retour n'est pas celui des Stoïciens. Nietzsche sait bien que les choses ne se répètent pas cycliquement. Il s'agit d'une formule morale (qu'il substitue à l'impératif kantien) : " Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu puisses en vouloir le retour éternel ". L'homme supporte la douleur parce qu'il espère la récompense à sa souffrance (morale chrétienne). Mais il ne la supporterait plus s'il fallait toujours recommencer. L'idée du retour éternel élimine le désir de douleur et de négation de soi. Nous sommes prêts à recommencer nos joies et non nos faiblesses.
L'homme fort est celui qui veut être et qui veut être tour à tour tous les autres. Il dit " Je suis bon parce que j'existe ". Il s'affirme et cette attitude n'a rien à voir avec celle de l'homme faible qui dirait " Je suis bon parce que tu es méchant ". Quand la bonté de la morale traditionnelle est négation, la bonté du maître est positive.
Nietzsche réhabilite le corps. Le corps est un rapport de forces entre forces dominantes et forces dominées. Les forces dominantes sont les forces actives, les forces dominées sont les forces réactives. Chez le maître, les forces actives (d'action) sont dominantes. Il va jusqu'au bout de son vouloir. Il crée et fait son plaisir de sa création. Les forces réactives, au contraire, sont celles du souvenir, des traces laissées par les événements. Chez le maître, les deux types de force sont en équilibre. Il lui arrive de se souvenir mais sans y attacher de l'importance. " L'oubli est une forme et la manifestation d'une santé robuste ". La mémoire est pour Nietzsche esprit de vengeance. L'historien est le gardien de l'esprit de vengeance. Chez l'esclave, les forces du souvenir prennent le dessus. Au lieu d'agir, il se souvient (culpabilité, remords, ressentiment). Nietzsche refuse la morale du péché. Le péché est le ressentiment, la culpabilité de celui qui ne peut oublier sa faute, la mauvaise conscience qui cache la haine. S'accuser, c'est viser à la vengeance contre soi par autodestruction avec l'idée qu'on ne peut s'en sortir, se racheter que par la douleur du faux ascétisme.
Le maître aussi parfois souffre mais sans y attacher d'importance. L'esclave, lui, prend plaisir à s'accuser puis à accuser les autres.
Nietzsche rêve d'une culture supérieure d'homme : le surhomme, l'übermensch. Dans Ainsi parlait Zarathoustra on trouve l'image du danseur de corde. : un funambule marche sur une corde tandis que la populace le regarde. Le danseur de corde glisse et tombe. Il va mourir mais Zarathoustra lui dit qu'il était sur la bonne voie. La corde symbolise la marche vers le surhumain. C'est l'image du risque (mais la liberté ne s'accorde pas avec la sécurité) car l'homme fort aime le risque quand le faible cherche sans cesse des appuis, des crampons, la sécurité. C'est aussi l'image de la maîtrise de soi, nécessaire à un tel exercice. La populace qui regarde symbolise les faibles, le troupeau des agneaux bêlants. Le danseur tombe. Il n'est pas arrivé jusqu'au bout mais qu'importe ! il était sur la bonne voie et il faut continuer dans ce sens. D'ailleurs, on ne meurt pas toujours et " ce qui ne tue pas rend plus fort "

Ainsi, pour Nietzsche, la philosophie se doit d'être remise en cause, puissance critique. Elle remet en cause les illusions des valeurs traditionnelles dont il pense qu'elles nient l'homme. Devenir un surhomme, c'est renoncer à ces valeurs négatives, les surmonter au profit de nouvelles valeurs positives, créatrices, valeurs dont il annonce l'Aurore. Tout aussi bien, le surhomme n'est pas un être mais peut devenir un peuple: " Solitaires d'aujourd'hui, vous qui vivez à part, vous serez un jour un peuple. Vous qui vous êtes élus vous-mêmes, vous formerez un jour un peuple élu - et c'est de ce peuple que sortira le surhomme ".

Les principales œuvres.
L'origine de la tragédie (1871)
Humain trop humain (1878)
Le voyageur et son ombre (1880)
Aurore (1880-1881)
Le Gai Savoir (1881-1882)
Ainsi parlait Zarathoustra (1882-1885)
Par delà le Bien et le Mal (1886)
La généalogie de la morale (1887)
Le crépuscule des idoles (1888)
Le cas Wagner (1888)
L'antéchrist (1888)
Ecce homo (posthume)


Mais la philosophie de Nietzsche, je m'en fous. Comme je l'ai dit dans le premier post C'EST SA METHODE QUI M'INTERESSE!
Dolmancé
 
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Message par Dolmancé » 02 Avr 2004, 09:50

Donc pour quelles raisons c'est important pour certains que le marxisme soit une science ?

A priori pour Gaby ça n'est pas important, mais il semble que ce soit loin d'être le cas pour d'autres...
Dolmancé
 
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Message par logan » 02 Avr 2004, 10:14

a écrit :La manière de voir des utopistes a longtemps dominé les idées socialistes du XIXe siècle et les domine encore en partie. Elle était encore, il y a peu de temps, celle de tous les socialistes anglais et français; c'est à elle que se rattachent les débuts du communisme allemand, Weitling, compris.
Le socialisme est pour eux tous l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu'on le découvre pour qu'il conquière le monde par la vertu de sa propre force; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l'espace et du développement de l'histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard. Cela étant, la vérité, la raison et la justice absolues redeviennent différentes avec chaque fondateur d'école; et comme l'espèce de vérité, de raison et de justice absolues qui est particulière à chacun d'eux dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c'est qu'elles s'usent l'une contre l'autre. Rien d'autre ne pouvait sortir de là qu'une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd'hui encore, en fait, dans l'esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d'Angleterre: un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu'elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de la société future[...]
Pour faire du socialisme une science, il fallait d'abord le placer sur un terrain réel.[...]

La conception matérialiste de l'histoire part de la thèse que la production, et après la production, l'échange de ses produits, constituent le fondement de tout régime social; que dans toute société qui apparaît dans l'histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l'articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. En conséquence, ce n'est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d'échange qu'il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l'économie de l'époque intéressée. [...]
Il faut donc non pas, disons, inventer ces moyens dans sa tête, mais les découvrir à l'aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là. [...]

Les forces socialement agissantes agissent tout à fait comme les forces de la nature: aveugles, violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles. Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l'activité, la direction, les effets, il ne dépend plus que de nous de les soumettre de plus en plus à notre volonté et d'atteindre nos buts grâce à elles.

Engels, socialisme utopique et socialisme scientifique(1880)

Je crois que c'est une bonne base pour montrer que le marxisme DOIT etre une science ou alors on en revient aux premiers socialistes utopistes, sans influence ni rapport avec la réalité.
La science de la transformation sociale en somme...
logan
 
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Message par Dolmancé » 02 Avr 2004, 10:47

En gros : si le marxisme n'est pas une science, alors les marxistes ont raté leur vie c'est ça qu'il faut comprendre ?



parenthèse :
a écrit :La conception matérialiste de l'histoire part de la thèse que la production, et après la production, l'échange de ses produits, constituent le fondement de tout régime social; que dans toute société qui apparaît dans l'histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l'articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites.


Ah ben voilà! Moi qui cherchait les axiomes du Marxisme, j'en ai un beau : "la production est le fondement de tout régime social"

Dolmancé
 
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