a écrit :PROCESSUS COGNITIFS ET PSYCHOSES INFANTILES
Pierre Delion
Résumé : La psychose infantile contraint l’enfant à des processus cognitifs spécifiques. L’objet de cet article est d’en préciser certains mécanismes psychopathologiques, et plus précisément le « processus psychotisant », à partir des nombreux travaux écrits à ce sujet dans les dernières décennies. Mais ce processus peut également être à la source de surprises inattendues que nous tenterons de présenter succintement. Enfin, des conséquences théoriques et organisationnelles peuvent en être inférées pour une meilleure approche globale, thérapeutique et pédagogique, des enfants psychotiques.
Mots-clés : Psychose infantile, processus cognitif, processus psychotisant, identification adhésive pathologique, identification projective pathologique, pédagogie institutionnelle.
Abstract : Child psychosis holds children to specific cognitive process. The purpose of this publication is to specify some of psychopathological mechanisms, and more precisely the «psychoticising process», from many recent researches. But this process may be also at the origin of unexpected surprises we will present briefly. Last, theoretical and organisational consequences are inferred to improve the therapeutic and pedagogic approach of child psychosis.
Key-words : Child psychosis, cognitive process, psychoticising process, pathological adhesive identification, pathological projective identification, institution as a pedagogy.
1. Introduction
Le processus psychotisant (pour paraphraser Jacques Hochmann avec son processus autistisant) pourrait être attribué à ce qui spécifie les mécanismes psychiques intervenant dans les psychoses infantiles, comprenant également, pour reprendre la classification française, l’autisme infantile. Celui-ci entre en opposition avec le processus cognitif sur certains points qui vont mettre en échec ce que je propose d’appeler les possibilités d’«apprentissage-du-monde », par l’enfant qui en est le sujet. Mais si une prise en charge pertinente est mise en œuvre suffisamment tôt et intensivement, l’enfant psychotique pourra éventuellement reprendre « possession » de ses processus cognitifs, mais avec un style singulier, souvent assez loin des processus habituels. Nous allons essayer de préciser ici, à la fois les quelques éléments qui nous semblent importants dans cette singularité, mais aussi les praticables à construire pour chaque enfant, de telle sorte qu’il puisse bénéficier d’une intégration optimale.
Je propose par ailleurs au lecteur de se référer à plusieurs séries de travaux : ceux de Claude Bursztejn 18 et de Marion Sigman sur les spécificités des capacités de symbolisation 26 et de représentation, ceux de Jacqueline Nadel sur le déficit des conduites d’imitation 19 , ainsi que ceux de Baron Cohen sur les conduites d’attention conjointe1 et le défaut de « théorie de l’esprit 14» ; Nicolas Georgieff 8 insiste dans ses recherches sur l’importance des dernières découvertes des sciences cognitives, tandis que Jean Claude Guillaume 16, Marie Michèle Bourrat 15 et Marie Luce Gibello développent leurs théorisations à partir de leur expérience de la psychopathologie psychanalytique.
2. Le processus psychotisant est en opposition avec le processus cognitif : le bébé va apprendre en faisant des liens entre les évènements qui se succèdent dans son existence s’il peut s’appuyer sur la pensée d’un autre. Cette affirmation devenue banale, qui s’appuie sur l’étude des interactions bébé-parents, résulte pour partie de l’étude des mécanismes du fonctionnement psychique tel que la psychanalyse, mais aussi la théorie de l’attachement, nous en a permis l’approche.
En ce qui concerne la psychanalyse, il s’agit d’une théorie qui repose sur la compréhension progressive par Freud de la dynamique pulsionnelle : la pulsion libidinale est en quête de représentation pour la représenter dans l'appareil psychique, cette représentation est, au fur et à mesure des expériences de l’enfant, associée avec d’autres représentations et, par le travail psychique que le parent fait avec son bébé, des liens sont créés et intériorisés, voire introjectés, entre des éléments semblables et non semblables, contribuant ainsi à organiser la vie psychique du bébé. Celui-ci est donc en position d’être une sorte de savant qui pense le monde petit à petit, et en extrait des invariants qu’il mémorise en même temps que les parfums émotionnels qui les ont accompagnés. Ce faisant, il dispose assez vite d’une bonne bibliothèque interne dans laquelle il peut puiser les souvenirs d’expériences proches de celle qu’il est en train de vivre, et par ce biais, porter un jugement sur elles. Si la « quantité de pareil » est grande, la pensée de bébé va lui permettre de l’engrammer comme expérience n+1, venant ainsi enrichir les expériences précédentes. Sinon, cette expérience va déclencher l’angoisse du « pas pareil » qui peut déboucher sur deux types de réponses différentes : ou bien « cette nouvelle expérience est intéressante, mais de quoi s’agit-il au fond ? », ou bien, « elle est trop angoissante, elle déborde mes capacités et je n’ai pas assez d’énergie pour essayer de la comprendre ». Dans un cas, l’angoisse sert de moteur pour comprendre, dans l’autre, elle diffère voire empêche la compréhension. Là, l’expérience restera dans les limbes psychiques, sans doute psychisée par l’angoisse y afférant, mais pas suffisamment pour être « enchaînée » dans la suite des expériences précédentes. Bion parle là des éléments béta non transformés par la fonction alpha, et susceptibles de servir de « projectiles » psychiques pour la future identification projective. Si on rapporte ces réflexions à la pensée freudienne, il s’agit dans le cas de la « compréhension » possible, de lier libidinalement l’objet avec sa représentation puis les représentations entre elles. Dans le cas inverse, celui de non-compréhension, la pulsion de déliaison vient entraver le travail de lien entre ces éléments de la vie psychique, et par ce fait, empêcher la compréhension du monde. Il y a tout lieu de penser que le processus psychotisant est saturé par la pulsion de mort, et qu’à chaque fois que l’appareil psychique d’un enfant psychotique a à résoudre une équation mettant en scène un objet et sa représentation, la pulsion de mort intervient dans le rapport entre les deux et le délie s’il était lié, l’empêche de se lier s’il ne l’était pas déjà.
« La construction des structures cognitives a valeur adaptative mais aussi défensive. La pensée construit et maîtrise le réel, mais aussi met à distance le pulsionnel. Activité de liaison, elle est au service d’Eros. Mais lorsqu’elle parvient à un système d’équilibre trop stable, il ne s’agit plus que de l’équilibre mort de l’inanimé. Toute tension se trouvant réduite avant que de pouvoir surgir, c’est Thanatos qui triomphe. » 22
L’enfant psychotique en vient donc à trouver dans les moyens du corps, la seule solution qu’il ait à sa disposition pour conserver malgré ce travail psychique de déliaison qu’il porte en lui, un rapport avec l’objet : le contact direct avec lui par le toucher et leur régulation par le tonus. La théorie de l’attachement, en mettant l’accent sur l’importance de ces premiers contacts entre mère et bébé, permet de compléter les apports psychanalytiques d’une façon très féconde. D’ailleurs, l’antagonisme entre ces deux approches ne me paraît plus de mise aujourd’hui. Déjà Melanie Klein démontrait que « le sein peut satisfaire des besoins qui, tout en demeurant d’essence orale, débordent largement l’ingestion de lait et le but de succion, et qui sont de l’ordre de la relation d’objet : gratification et amour, intimité physique avec la mère au cours de la tétée, et ainsi augmente la confiance dans le bon objet. Ces besoins objectaux s’expriment dans la recherche de sensations liées au contact corporel : odeur, chaleur, douceur. De telles idées doivent être soulignées parce qu’elles précèdent de cinq ou six ans la publication de l’éthologiste Harlow et celle du psychanalyste Bowlby sur la théorie de l’attachement » 23. Ce contact me semble comporter deux types différents de statuts psychiques : un statut archaïque et un statut proto-psychique. Le statut archaïque concerne ce que les post-kleiniens décrivent sous le terme d’identification adhésive 2 pathologique. L’agrippement décrit par Imre Hermann 12 et l’école de Budapest, est en continuité avec cette identification adhésive. Nous pouvons penser qu’elle s’enracine dans le fonctionnement neurologique archaïque, celui décrit précisément sous la rubrique des réflexes archaïques. Il est ainsi décrit un grasping qui concerne le réflexe que fait la main dans la première année de bébé dès qu’elle est excitée par un objet en position d’être pris. Pour le bébé, il n’y a pas de choix : si le médecin passe son index dans la paume de l’enfant en allant vers l’extrémité des doigts, sa main se referme « comme si » elle voulait prendre l’index. Il y a lieu de penser que ce premier contact avec le monde du dehors est pour le bébé une première manière de structurer son rapport aux objets. Ce grasping est accompagné psychiquement de l’identification adhésive. Puis le bébé découvre la profondeur, la troisième dimension ; il peut progressivement prendre l’objet dans sa main quand il le décide, et non plus d’une façon réflexe. Il y a donc un espace où les objets sont posés, un outil pour les prendre et les garder ou les lâcher. Ce faisant, le bébé est en demeure de se représenter l’objet qu’il ne tient pas. Là, il va s’appuyer d’abord sur les sensations en rapport avec l’objet qu’il tient et lâche ; parmi ces sensations, le « contrôle tonique » semble l’instrument de la régulation (Bullinger 3). Nous sommes là dans le proto-psychique. La projection est alors possible puis nécessaire.
Mais imaginons que pour des raisons de divers ordres, le bébé soit contraint de rester à fonctionner en « mode grasping », son rapport avec la représentation de cet objet ne l’incitera pas à le psychiser. Inversement, si ce bébé a des difficultés à psychiser, la seule solution pour conserver quelque souvenir de l’objet consiste à le garder dans le contact réel de sa main. Or la difficulté à psychiser est en rapport avec l’irruption des angoisses archaïques dans l’ébauche de l’appareil psychique de l’enfant. Je ne serais pas loin de penser que le concept de dysharmonie cognitive défini par Bernard Gibello comme une « anomalie permanente de l’organisation de la pensée rationnelle servant de défense contre des angoisses archaïques chez des sujets non débiles »[9] résume le statut de la pensée dans la prise que l’enfant psychotique exerce sur le monde. Nous pouvons donc en inférer que le contact maintenu, entre l’enfant et un objet, mesure sa difficulté à se le représenter et donc à s’en séparer. Sa pensée est le contact avec l’objet. Je ne peux détailler ici la théorisation par Jacques Schotte 21 du Vecteur Contact 25 Szondien, mais la lecture de ses travaux peut être d’un apport considérable dans ces recherches.
L’autisme est l’exemple dans lequel ce contact est maximal avec un objet dit autistique qui, à défaut d’être représenté, doit être présent, sous peine de « tantrum ». La psychose symbiotique décrite par Margaret Mahler est un autre exemple dans lequel l’objet maternel est « l’objet » difficilement représentable, qu’une séparation non supportable par l’enfant, met en évidence.
La psychose laisse à l’enfant la possibilité de projection de ses objets, mais dans certains cas, ces objets vont ainsi devenir persécutifs. Entrés dans les limbes psychiques du psychotique, sans pour autant être représentés valablement, ces objets doivent être frappés d’expulsion, et c’est le début de la persécution, puisque ce mauvais objet projeté dans un extérieur ne peut que déclencher en retour des choses mauvaises pour celui qui a tenté de s’en débarrasser. Ce mécanisme de l’identification projective pathologique a été décrit par Melanie Klein 17 à partir des travaux d’Abraham et de Freud, mais aussi de ce fameux roman de Julien Green 10, Si j’étais vous. Le roman plus récent de René Beletto, La machine, est également une très bonne illustration de cette pensée psychotique si particulière. Dans ce fonctionnement psychique particulier, la possibilité d’admettre des contradictions dans la pensée se résout par l’expulsion de ce qui, dans la pensée, est indésirable. Mais c’est aussi la possibilité de s’échapper de soi-même en se projetant dans un autre qui, non seulement vous accueille en lui, mais tombe sous l’emprise de celui qu’il reçoit. Il y a donc loin de l’acceptation du principe de réalité en tant que garant d’une « pensée non psychotique » du monde, une pensée nuancée de la complexité 5. Et je ne détaillerai pas ici en quoi cette pensée non psychotique du monde n’est possible que parce qu’elle est dialectiquement liée à ce que Freud a conceptualisé sous le terme de refoulement originaire. Les enfants psychotiques, eux, sont justement amenés à utiliser les mécanismes de l’identification projective par défaut.
Nous pouvons ainsi décrire un gradient qui va d’une pensée autistique dans laquelle les mécanismes d’identification adhésive pathologique prédominent, à une pensée psychotique dans laquelle ce sont les mécanismes d’identification projective pathologique qui prévalent, puis à une pensée névrotique dans laquelle le fonctionnement des processus cognitifs de l’enfant peut représenter l’objet et entretenir avec lui un rapport symbolique, et donc son entrée possible dans la pensée complexe.
3. Le « processus psychotisant » peut être amené à faire un compromis avec le processus cognitif et laisser émerger des surprises singulières.
« Alors même qu’il renonce aux codes en vigueur, l’enfant psychotique se construit un code privé, un cheminement personnel qui, de manière souvent inattendue, le conduit à la solution de problèmes complexes. » 13
La difficulté d’articulation avec la fonction symboligène n’a pas que des aspects négatifs ; elle est, chez l’enfant psychotique, productrice d’originalité. Il serait intéressant d’approfondir et de reprendre les histoires de quelques personnages célèbres et dont le parcours post-autistique 24 ne fait que peu de doute : Glenn Gould, Thelonius Monk et Ludwig Wittgenstein 7. A titre d’exemple, je m’attacherai au premier.
Ce pianiste absolument génial ne peut jouer Bach, et tous les autres musiciens qu’il a interprété, que s’il connaît la partition par cœur. Comment s’y prend-il ? Il la lit une seule fois. Une fois qu’il l’a lue, il la retient définitivement. Voici déjà un signe d’hypermnésie qui ne fait pas de doute. Mais, dans les émissions qu’a réalisé Bruno Monsaingeon à son sujet, il est frappant de voir comment cet artiste, assis sur son tabouret percé dont il ne peut pas se séparer sous peine de ne pouvoir jouer en concert, construit entre ses yeux, le clavier et les doigts qu’il lui abandonne, un rapport très inhabituel qui fait penser à un Gulliver penché sur son monde miniature dans lequel le piano figure un jardin « en blanc et noir », et qui alternativement enchante Gould par les promenades que « des » doigts font sur le clavier ou l’effraye par les fugues qu’ils pourraient entreprendre, montrant ainsi une disjonction dans le voir au bénéfice d’une conjonction dans l’entendre. Enfin, lorsque Gould joue les polyphonies les plus difficiles, il est capable, et c’est un des seuls, de lier une partie de son jeu de main à une voix, l’autre à une autre, et ainsi de suite, d’une façon qui met en lumière le chant de chacune des parties, plutôt que l’harmonie de leur articulation. D’une certaine façon, il est à lui tout seul, les quatre voix(cinq voix lorsqu’il joue de l’orgue) de la partition qu’il joue, et tout se passe comme s’il avait attaché une de ses nombreuses mains potentielles à une seule voix. Ce génie représente à mes yeux une forme cicatricielle de pensée autistique appelée par Tustin, pensée post-autistique.
Mais les enfants que nous soignons nous montrent également les mécanismes spécifiques de leurs processus cognitifs. Pierre A., est un enfant autiste qui a acquis le langage assez tardivement, et dont le comportement était compatible avec l’intégration scolaire. En grande section de maternelle, l’institutrice nous apprend lors de la dernière réunion de synthèse de l’année, qu’elle a bien réfléchi avec son équipe pédagogique, et que la meilleure solution pour Pierre était de faire une nouvelle grande section, ou bien alors de le faire passer en classe de perfectionnement en raison de ses difficultés de compréhension et d’attention. Nous discutons pas à pas avec elle, et les parents présents à cette réunion prennent plutôt le parti de faire passer leur fils en CP. Pierre ne dit mot, et semble croiser le regard de la maîtresse avec un regard vide. Lorsque nous proposons d’aider Pierre dans ce passage en CP, en instituant avec lui, outre sa prise en charge thérapeutique, un travail hebdomadaire avec l’institutrice spécialisée de notre service, sa maîtresse accepte son passage en CP. Lors de la rentrée suivante, une nouvelle réunion doit avoir lieu au bout de quelques semaines pour faire le point de sa situation, et signer ensemble le contrat d’intégration scolaire. Le lendemain de la rentrée, la nouvelle maîtresse appelle notre institutrice spécialisée pour lui demander comment elle a fait pour que Pierre sache lire dès la rentrée. A la consultation avec les parents, nous apprenons que Pierre a regardé avec son papa l’émission « les chiffres et les lettres », et que ce seul « devoir de vacances » lui a permis d’apprendre à lire. Pierre est actuellement en CM2 et continue de faire des progrès tout en conservant le style et les spécificités de la pensée autistique.
Arthur présente une psychose infantile. Lors de ses séances de psychothérapie, il me fait des dessins qui représentent un garçon en train de tirer sur une cible avec un arc, ou un fusil. La cible est représentée de telle manière que j’y vois très nettement un œil. Il fait ensuite un trait qui part de la cible-œil et rejoint le fusil ou l’arc que le garçon tient dans sa main. Mais ce qui est particulier est que le fusil ou l’arc sont dirigés vers le garçon et tout se passe comme si la balle ou la flèche partait de la cible-œil, passait par l’arme et venait tuer le garçon. D’ailleurs quand le projectile-c’est le cas de le dire-atteint le garçon, il tombe lui-même en réalité par terre, et fait le mort dans la séance. Le travail psychothérapique va lui permettre de garder en lui un peu de ces mauvais objets, et de nuancer à la fois ses dessins mais aussi et surtout son comportement. Ses apprentissages vont aussi nous renseigner sur ses processus cognitifs. En effet, les lettres de l’alphabet sont l’objet de projections terrifiantes pour certaines, et il les lie alors entre elles pour qu’elles ne quittent pas le plan de la feuille sur laquelle il apprend à lire. Moyennant quoi il ne peut décontextualiser ni les lettres ni les syllabes pour réarticuler sa tablature interne et s’appuyant sur elle, lire les textes qu’il aimerait pourtant tellement lire. Et puis un jour son institutrice découvre qu’il lit pratiquement tout seul des histoires nouvelles. Après analyse fine de sa technique « autodidacte », il nous apparaît clairement qu’Arthur a mis au point une « méthode hyperglobale », avec laquelle, « l’instant de voir », il saisit les quelques lignes de toute la page et peut lire ce qu’elle contient. Au moins, pendant qu’il lit le haut, le bas ne peut-il pas venir le mordre et le déchirer, et inversement ; il maintient ainsi à la bonne distance pour lui un peu du mauvais qu’il y a projeté.
4. Conséquences théoriques et organisationnelles
Si donc le processus cognitif est rendu difficile par le processus psychotisant, il convient d’en étudier les conséquences sur le plan des dispositifs de soins mis en œuvre auprès des enfants psychotiques. Je reprends à mon compte les quatre points formulés par Charvit et Cervoni pour étayer une réflexion sur l’échec scolaire des enfants psychotiques : « importance accordée aux qualités du cadre ; intérêt offert par les activités partiellement ritualisées ; assouplissement du système d’évaluation ; nécessité d’accompagner le développement global de l’enfant. » 4 Je propose de les aborder tant sur les plans théorique qu’organisationnel.
4.1. Théorique : il ressort de cette étude que le processus cognitif nécessite chez l’enfant une disponibilité d’esprit minimale pour produire les effets qu’on attend de lui sur sa pensée. Le temps pour penser est « prélevé » sur le temps global que l’enfant entretient avec le monde dans la construction de ses objets externes et internes. Ce temps se soustrait du temps pendant lequel l’enfant est soumis aux tâches à remplir pour satisfaire à ses besoins immédiats, parmi lesquels, le désir d’être aimé n’est pas négligeable. Nous avons vu que dans le cas de la psychose, le rapport avec la réalité est très consommateur d’énergie, dans la mesure où il n’est jamais le résultat d’une évidence, mais que l’enfant est soumis, à chaque pas, à la rencontre avec les angoisses archaïques. Cette perte de l’évidence naturelle, déjà décrite avec les schizophrènes adultes par les phénoménologues, amène le psychotique à lui consacrer une grande quantité de son énergie psychique, et la pensée du monde en est d’autant privée. Il en résulte une déficience mentale spécifique, qui n’est pas un manque d’intelligence, mais plutôt comme dysharmonie cognitive, le résultat d’un épuisement des réserves d’énergie psychique.
Dans ces circonstances, il apparaît utile pour ces enfants de les amener à faire diminuer l’efficacité de leur processus psychotisant, et notamment en les amenant à des rapports tangentiels avec le monde, diminuant d’une façon significative leur niveau d’angoisse archaïque.
Notre stratégie thérapeutique consiste à organiser les soins autour d’ateliers thérapeutiques au cours desquels l’enfant peut mettre en scène ses angoisses archaïques en présence des soignants. Les différents niveaux topiques qui ont été proposés pour aborder avec lui ces angoisses sont en rapport avec une approche de l’image du corps, et plus précisément en ce qui concerne les enfants autistes et psychotiques, avec la grille de repérage clinique mise au point par Geneviève Haag, Sylvie Tordjman, (et coll.) 11. Le niveau de récupération de la première peau psychique, le travail sur les clivages vertical et horizontal, la séparation-individuation, sont ceux que nous avons retenus pour l’organisation de soins spécifiques tels que le packing, la pataugeoire, l’atelier-conte, la psychothérapie psychanalytique individuelle et/ou de groupe, etc…
Les processus plus spécifiques d’identifications psychotiques, tels que l’identification adhésive et l’identification projective pathologiques, peuvent faire l’objet d’activités thérapeutiques centrées sur leurs particularités, et ainsi permettre les proto-sublimations possibles. Tel enfant présentant une identification adhésive pathologique prévalente, peut être invité à participer à une activité thérapeutique packing, escalade ou peinture ; ces activités particulières peuvent mettre directement les angoisses en rapport avec ce type de fonctionnement en continuité avec les processus de psychisation qui y correspondent.
Toutefois, nous tenons à ce que la thérapeutique soit nettement distinguée du pédagogique quand c’est possible, de telle sorte que l’enfant psychotique puisse investir le cadre des soins d’une façon différente de celle de la pédagogie.
4.2. Organisationnel : mais cette description du processus psychotisant ne saurait avoir lieu sans entraîner des conséquences pratiques pour les enfants pris en charge. Dans le cadre de la psychiatrie de secteur qui organise la psychiatrie en France, et plus précisément en ce qui nous concerne, la psychiatrie infanto-juvénile, des stratégies thérapeutiques doivent être mises en place pour chaque enfant, qui visent à lui confectionner un « costume sur mesure » articulant entre elles les dimensions thérapeutiques et pédagogiques.
La dimension thérapeutique vise à offrir à cet enfant tout ce qui lui permet de travailler sur les angoisses psychotiques dont il est le sujet, et encore plus souvent l’objet, et sur les moyens de défenses qu’il peut, dans la relation thérapeutique, mettre en œuvre avec les soignants, pour les surmonter. Il est bien entendu que ces défenses sont opposées à celles qu’il avait trouvé lui-même, et qui avaient eu pour conséquences, dans la plupart des cas, de mettre en péril son appareil psychique et son appareil à penser les pensées. Il s’agit en quelque sorte de retrouver avec lui le chemin des sublimations.
La dimension pédagogique vise, elle, à offrir à l’enfant une possibilité d’accéder aux acquisitions de la vie quotidienne, de la vie sociale et partant, de la vie intellectuelle. Si les espaces thérapeutiques doivent être symboliquement séparés des espaces pédagogiques, les thérapeutes et les pédagogues doivent entretenir des rapports qui rendent possibles les échanges entre eux sur les avancées, les difficultés et les stagnations des enfants psychotiques.
Cette articulation qui ne va pas de soi, est souvent difficile à réaliser et amène à bien des aménagements des dispositifs institutionnels. En effet, l’enfant doit sentir dans ce dispositif une continuité d’être tout en expérimentant une discontinuité des espaces d’accueil. Les expériences antérieures qui consistaient à proposer à l’enfant un établissement à temps complet prétendant à s’occuper de tout ce dont il avait besoin ont fait long feu, et les dérives totalisantes qui en ont résulté ont suffisamment montré qu’il s’agissait d’une fausse route. Par contre, les systèmes d’accueil thérapeutique à temps partiel, articulés avec des classes plus ou moins spécialisées à temps partiel également, ont montré qu’elles permettaient à l’enfant de construire une tablature d’espaces articulés propice à représenter, dans leur géographie quotidienne, les représentations avec lesquelles ils sont justement en délicatesse sur un plan symbolique.
Il me semble important de rappeler les classes dites de « Pédagogie institutionnelle 20 », proposées par Fernand Oury et le courant qu’il a animé à la suite des travaux pédagogiques fondamentaux de Célestin Freinet. Il y aurait également lieu de reprendre en détail les travaux de Maria Montessori, de Makarenko à la Colonie Gorki, de Janusz Korczak, …Et pourtant, il est de bon ton de considérer qu’une telle approche de l’éducatif est obsolète ; c’est faire preuve de légèreté, car si l’on fait l’effort de regarder de près ces techniques, elles se révèlent de très bonnes conceptualisations de tout ce que nous venons de tenter de définir comme nécessaire pour la reprise des processus cognitifs chez l’enfant psychotique.
Il y a donc lieu à ce titre de favoriser toutes les expériences qui concourent à ce dispositif, et de faciliter leur promotion sur le plan administratif. Il ne serait pas admissible que sous les prétextes de doubles prises en charge, les enfants psychotiques n’aient pas les soins et la pédagogie auxquels ils ont non seulement droit, mais aussi dont ils ont besoin pour leur survie psychique. Il serait encore moins admissible que les thérapeutes et les pédagogues ne réalisent pas les conditions de leur rencontre sous divers prétextes, dont l’application, par chacun des intervenants, de sa méthode sans concertation avec l’autre, est la caricature la plus préjudiciable au maintien d’une vision psychodynamique de la psychopathologie.
En guise de conclusion, il me semble important d’insister sur deux aspects déterminants dans ce domaine : les parents et la prévention.
Les parents doivent être associés d’une façon étroite dans l’organisation des soins de leur enfant. Des entretiens réguliers sont nécessaires, non seulement avec les soignants mais également avec les pédagogues, soit ensemble, soit séparément suivant les problèmes à étudier avec les parents. Il nous a semblé utile de pratiquer des réunions de parents permettant de travailler à partir de leurs expériences chronologiquement différentes, les acceptations progressives par les parents des difficultés présentes et à venir, en s’appuyant sur les expériences du passé. Nous avons également mis au point des réunions de fratrie(Martine Charlery), car les frères et sœurs des enfants psychotiques ne sont pas indemnes de souffrances dont il y a lieu de tenir le plus grand compte.
La prévention et le dépistage précoce des troubles autistiques et psychotiques en concertation avec les professionnels de la petite enfance et particulièrement avec les pédiatres peut donner des résultats très intéressants pour les enfants et leurs parents. Un des aspects qui nous est apparu le plus notable dans notre approche de ce nouveau dispositif de dépistage mis en place à Angers 6, est la diminution très grande des résistances des parents au traitement psychothérapique, dans la mesure où le dépistage est suivi d’un bilan organique le plus pertinent pour cet enfant au vu de ses signes d’appel, et d’une proposition de soins pédopsychiatriques dans la suite immédiate de ces premières rencontres.
Gageons que la réflexion entreprise ces dernières décennies autour de la psychose infantile, les moyens organisationnels qu’elle a engendré, et la formation des soignants qu’elle a permise, concourre à diminuer les conséquences inopportunes du processus psychotisant sur les processus cognitifs de l’enfant psychotique.
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24 - Plus précisément, nous pouvons évoquer ici le syndrome d’Asperger.
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