L’obsession de la santé parfaite

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Message par Ratus » 05 Nov 2004, 23:40

je ne sais pas si vous avez déjà parlé de cette thèse d'ivan illich??:

A savoir la recherche de la santé en tant que facteur pathogène.



"Quand on considère en historien notre médecine, c’est-à-dire la médecine dans le monde occidental, on se tourne inévitablement vers la ville de Bologne, en Italie. C’est dans cette cité que l’ ars medendi et curandi s’est séparé, en tant que discipline, de la théologie, de la philosophie et du droit. C’est là que, par le choix d’une petite partie des écrits de Galien (1), le corps de la médecine a établi sa souveraineté sur un territoire distinct de celui d’Aristote ou de Cicéron. C’est à Bologne que la discipline dont le sujet est la douleur, l’angoisse et la mort a été réintégrée dans le domaine de la sagesse ; et que fut dépassée une fragmentation qui n’a jamais été opérée dans le monde islamique, où le titre de Hakim désigne, tout à la fois, le scientifique, le philosophe et le guérisseur.Bologne, en donnant l’autonomie universitaire au savoir médical et, de plus, en instituant l’autocritique de sa pratique grâce à la création du protomedicato, a jeté les bases d’une entreprise sociale éminemment ambiguë, une institution qui, progressivement, a fait oublier les limites entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance plutôt que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt que de la repousser.Certes, la tentation de Prométhée (2) s’est présentée tôt à la médecine. Avant même la fondation, en 1119, de l’université de Bologne, des médecins juifs, en Afrique du Nord, contestaient l’effacement des médecins arabes à l’heure fatale. Et il a fallu du temps pour que cette règle disparaisse : encore en 1911, date de la grande réforme des écoles de médecine américaines, on enseignait comment reconnaître la « face hippocratique », les signes qui font savoir au médecin qu’il ne se trouve plus devant un patient, mais devant un mourant.Ce réalisme appartient au passé. Toutefois, vu l’encombrement par les non- morts grâce aux soins, et vu leur détresse modernisée, il est temps de renoncer à toute guérison de la vieillesse. Par une initiative, on pourrait préparer le retour de la médecine au réalisme qui subordonne la technique à l’art de souffrir et de mourir. Nous pourrions sonner l’alarme pour faire comprendre que l’art de célébrer le présent est paralysé par ce qui est devenu la recherche de la santé parfaite.Du corps physique au corps fiscal POUR parler de cette « santé » métaphore, deux points doivent être acceptés. Ce n’est pas seulement la notion de santé qui est historique, mais aussi celle de la métaphore. Le premier point devrait être évident. L’essayiste Northrop Frye (3) m’a fait comprendre le second : la métaphore a une portée toute différente chez le Grec, pour qui elle évoque la déesse Hygéia (4), et chez le chrétien primitif, pour qui elle évoque la déesse Hygia, ou chez le chrétien médiéval, qu’elle invite au salut par un seul Créateur et Sauveur crucifié. Mais elle est encore différente en ce qu’elle crée des besoins de soins dans un monde imprégné de l’idéal instrumental de la science. Dans la mesure où l’on accepte une telle historicité de la métaphore, il convient de se demander si, dans ces dernières années du millénaire, il est encore légitime de parler d’une métaphore sociale.Et voici ma thèse : vers le milieu du XXe siècle, ce qu’implique la notion d’une « recherche de la santé » avait un sens tout autre que de nos jours. Selon la notion qui s’affirme aujourd’hui, l’être humain qui a besoin de santé est considéré comme un sous-système de la biosphère, un système immunitaire qu’il faut contrôler, régler, optimiser, comme « une vie ». Il n’est plus question de mettre en lumière ce que constitue l’expérience « d’être vivant ». Par sa réduction à une vie, le sujet tombe dans un vide qui l’étouffe. Pour parler de la santé en 1999, il faut comprendre la recherche de la santé comme l’inverse de celle du salut, il faut la comprendre comme une liturgie sociétaire au service d’une idole qui éteint le sujet.En 1974, j’ai écrit la Némésis médicale (5). Cependant, je n’avais pas choisi la médecine comme thème, mais comme exemple. Avec ce livre, je voulais poursuivre un discours déjà commencé sur les institutions modernes en tant que cérémonies créatrices de mythes, de liturgies sociales célébrant des certitudes. Ainsi j’avais examiné l’école (6), les transports et le logement pour comprendre leurs fonctions latentes et inéluctables : ce qu’ils proclament plutôt que ce qu’ils produisent : le mythe d’ Homo educandus, le mythe d’ Homo transportandus, enfin celui de l’homme encastré.J’ai choisi la médecine comme exemple pour illustrer des niveaux distincts de la contre-productivité caractéristique de toutes les institutions de l’après-guerre, de leur paradoxe technique, social et culturel : sur le plan technique, la synergie thérapeutique qui produit de nouvelles maladies ; sur le plan social, le déracinement opéré par le diagnostic qui hante le malade, l’idiot, le vieillard et, de même, celui qui s’éteint lentement. Et, avant tout, sur le plan culturel, la promesse du progrès conduit au refus de la condition humaine et au dégoût de l’art de souffrir.Je commençais Némésis médicale par ces mots : « L’entreprise médicale menace la santé. » A l’époque, cette affirmation pouvait faire douter du sérieux de l’auteur, mais elle avait aussi le pouvoir de provoquer la stupeur et la rage. Vingt-cinq ans plus tard, je ne pourrais plus reprendre cette phrase à mon compte, et cela pour deux raisons. Les médecins ont perdu le gouvernail de l’état biologique, la barre de la biocratie. Si jamais il y a un praticien parmi les « décideurs », il est là pour légitimer la revendication du système industriel d’améliorer l’état de santé. Et, en outre, cette « santé » n’est plus ressentie. C’est une « santé » paradoxale. « Santé » désigne un optimum cybernétique. La santé se conçoit comme un équilibre entre le macro-système socio-écologique et la population de ses sous-systèmes de type humain. Se soumettant à l’optimisation, le sujet se renie.Aujourd’hui, je commencerais mon argumentation en disant : « La recherche de la santé est devenue le facteur pathogène prédominant. » Me voilà obligé de faire face à une contre-productivité à laquelle je ne pouvais penser quand j’ai écrit Némésis...Ce paradoxe devient évident quand on fouille les rapports sur les progrès dans l’état de santé. Il faut les lire bifrons comme un Janus (7) : de l’oeil droit, on est accablé par les statistiques de mortalité et de morbidité, dont la baisse est interprétée comme le résultat des prestations médicales ; de l’oeil gauche, on ne peut plus éviter les études anthropologiques qui nous donnent les réponses à la question : comment ça va ?On ne peut plus éviter de voir le contraste entre la santé prétendument objective et la santé subjective. Et qu’observe-t-on ? Plus grande est l’offre de « santé », plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies, et demandent à être garantis contre les risques, alors que, dans les régions prétendument illettrées, les « sous-développés » acceptent sans problème leur condition. Leur réponse à la question : « Comment ça va ? » est : « Ça va bien, vu ma condition, mon âge, mon karma. » Et encore : plus l’offre de la pléthore clinique résulte d’un engagement politique de la population, plus intensément est ressenti le manque de santé. En d’autres termes, l’angoisse mesure le niveau de la modernisation et encore plus celui de la politisation. L’acceptation sociale du diagnostic « objectif » est devenue pathogène au sens subjectif.Et ce sont précisément les économistes partisans d’une économie sociale orientée par les valeurs de la solidarité qui font du droit égalitaire à la santé un objectif primordial. Logiquement, ils se voient contraints d’accepter des plafonds économiques pour tous les types de soins individuels. C’est chez eux qu’on trouve une interprétation éthique de la redéfinition du pathologique qui s’opère à l’intérieur de la médecine. La redéfinition actuelle de la maladie entraîne, selon le professeur Sajay Samuel, de l’université Bucknell, « une transition du corps physique vers un corps fiscal ». En effet, les critères sélectionnés qui classent tel ou tel cas comme passible de soins clinico-médicaux sont en nombre croissant des paramètres financiers.L’auscultation remplace l’écoute LE diagnostic, dans une perspective historique, a eu pendant des siècles une fonction éminemment thérapeutique. L’essentiel de la rencontre entre médecin et malade était verbal. Encore au commencement du XVIIIe siècle, la visite médicale était une conversation. Le patient racontait, s’attendant à une écoute privilégiée de la part du médecin ; il savait encore parler de ce qu’il ressentait, un déséquilibre de ses humeurs, une altération de ses flux, une désorientation de ses sens et de terrifiantes coagulations. Quand je lis le journal de tel ou tel médecin de l’âge baroque (XVIe et XVIIe siècles), chaque annotation évoque une tragédie grecque. L’art médical était celui de l’écoute. Il assumait le comportement qu’Aristote, dans sa Poétique, exige du public au théâtre, différant sur ce point de son maître Platon. Aristote est tragique par ses inflexions de voix, sa mélodie, ses gestes, et non pas seulement par les mots. C’est ainsi que le médecin répond mimétiquement au patient. Pour le patient, ce diagnostic mimétique avait une fonction thérapeutique.Cette résonance disparaît bientôt, l’auscultation remplace l’écoute. L’ordre donné cède la place à l’ordre construit, et cela pas seulement dans la médecine. L’éthique des valeurs déplace celle du bien et du mal, la sécurité du savoir déclasse la vérité. Pour la musique, la consonance écoutée, qui pouvait révéler l’harmonie cosmique, disparaît sous l’effet de l’acoustique, une science qui enseigne comment faire sentir les courbes sinusoïdales dans le médium.Cette transformation du médecin qui écoute une plainte en médecin qui attribue une pathologie arrive à son point culminant après 1945. On pousse le patient à se regarder à travers la grille médicale, à se soumettre à une autopsie dans le sens littéral de ce mot : à se voir de ses propres yeux. Par cette auto-visualisation, il renonce à se sentir. Les radiographies, les tomographies et même l’échographie des années 70 l’aident à s’identifier aux planches anatomiques pendues, dans son enfance, aux murs des classes. La visite médicale sert ainsi à la désincarnation de l’ego.Il serait impossible de procéder à l’analyse de la santé et de la maladie en tant que métaphores sociales, à l’approche de l’an 2000, sans comprendre que cette auto- abstraction imaginaire par le rituel médical appartient, elle aussi, au passé. Le diagnostic ne donne plus une image qui se veut réaliste, mais un enchevêtrement de courbes de probabilités organisées en profil.Le diagnostic ne s’adresse plus au sens de la vue. Désormais, il exige du patient un froid calcul. Dans leur majorité, les éléments du diagnostic ne mesurent plus cet individu concret ; chaque observation place son cas dans une « population » différente et indique une éventualité sans pouvoir désigner le sujet. La médecine s’est mise hors d’état de choisir le bien pour un patient concret. Pour décider des services qu’on lui rendra, elle oblige le diagnostiqué à jouer son sort au poker.Je prends comme exemple la consultation génétique prénatale étudiée à fond par une collègue, la chercheuse Silja Samerski, de l’université de Tübingen. Je n’aurais pas cru ce qui s’y passe, d’après l’étude de douzaines de protocoles, dans ces consultations auxquelles des catégories de femmes sont soumises en Allemagne. Ces consultations sont faites par un médecin nanti de quatre années de spécialisation en génétique. Il s’abstient rigoureusement de toute opinion pour éviter le destin d’un docteur de Tübingen, condamné, en 1997, par la Cour suprême, à subvenir à vie à l’entretien d’un enfant malformé : il avait suggéré à la future mère que la probabilité d’une telle anormalité n’était pas grande, au lieu de se borner à en chiffrer le risque.Dans ces entretiens, on passe de l’information sur la fécondation et d’un résumé des lois de Mendel (8) à l’établissement d’un arbre génético-héraldique pour arriver à l’inventaire des dangers et à une promenade à travers un jardin de « monstruosités ». Chaque fois que la femme demande si cela pourrait lui arriver, le médecin lui répond : « Madame, avec certitude cela non plus nous ne pouvons pas l’exclure. » Mais, avec certitude, une telle réponse laisse des traces. Cette cérémonie a un effet symbolique inéluctable : elle contraint la femme enceinte à prendre une « décision » en s’identifiant elle-même et son enfant à venir avec une configuration de probabilités.Ce n’est pas de la décision pour ou contre la continuation de son état de grossesse que je parle, mais de l’obligation de la femme à s’identifier elle-même, et aussi son fruit, avec une « probabilité ». D’identifier son choix avec un billet de loterie. On la contraint ainsi à un oxymoron (9) de décision, un choix qui se prétend humain alors qu’il l’encastre dans l’inhumain numérique. Nous voici en face non plus d’une désincarnation de l’ego mais de la négation de l’unicité du sujet, de l’absurdité à se risquer comme système, comme un modèle actuaire. Le consultant devient psychopompe (10) dans une liturgie d’initiation au tout-statistique. Et tout cela à la « poursuite de la santé ».A ce point, il devient impossible de traiter de la santé en tant que métaphore. Les métaphores sont des trajets d’une rive sémantique à l’autre. Par nature, elles boitent. Mais, par essence, elles jettent une lumière sur le point de départ de la traversée. Ce ne peut plus être le cas quand la santé est conçue comme l’optimisation d’un risque. Le gouffre qui existe entre le somatique et le mathématique ne l’admet pas. Le point de départ ne tolère ni la chair ni l’ego. La poursuite de la santé les dissout tous deux. Comment peut-on encore donner corps à la peur quand on est privé de la chair ? Comment éviter de tomber dans une dérive de décisions suicidaires ? Faisons une prière : « Ne nous laissez point succomber au diagnostic, mais délivrez-nous des maux de la santé. » "
Ratus
 
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Message par Ratus » 08 Nov 2004, 23:45

Un autre texte plus long encore




Venue d'Amérique, comme l'idéologie de la décision des année s 70 et celle de la communication des années 80, l'utopie de la « santé parfaite », qui les relaie, est l'avatar le plus achevé du technoscientisme. Dans un ouvrage qui paraît en ce début octobre (et dont on lira ci-contre quelques extraits), Lucien Sfez décrit trois grandes aventures qui pourraient avoir une influence capitale sur nos sociétés. Il s'agit, du gigantesque projet de séquençage du génome humain ; de l'expérience Biosphère II ; et des tentatives de créer sur ordinateur des êtres artificiels (artificial life). Trois cheminements vers la surhumanité, vers un Adam d'avant la chute, en quelque sorte vers l'immortalité... Mais les aspirations au retour à l'origine, à l'indistinction des sexes, à la totale propreté, à une hygiène alimentaire absolue et à une sécurité sans faille ne sont-elles pas autant de manières de camoufler les divisions sociales et de les perpétuer ?

par LUCIEN SFEZ


DES États-Unis au Japon, l'être postmoderne tremble, vacille, s'estompe et disparaît, comme ces images mal réglées des anciens téléviseurs. Des intellectuels encore, mais d'un autre type, s'activent furieusement. Il s'agit de biologistes ou d'écologues, âpres adeptes d'une conception biosphérique de la vie. Ils nous disent, chacun à sa manière, que le réel est revenu. Et l'Histoire aussi. Et aussi le pouvoir. Aux « Il n'y a plus... » des philosophes s'opposent les « Il y a à nouveau » (mais autrement) des intellectuels praticiens. Leur science parle, et la postmodernité ne peut rien leur répondre, sauf à entamer quelque querelle de mots. Mais les praticiens n'ont que faire de ces mots. Ils font. Refondation ou enfin vraie fondation : peu importe. Cette nouvelle fondation du sens repose sur la base matérielle, matérialiste, la plus extrême qui soit : notre appareil de perception du monde et d'action sur le monde, notre corps, indissociable du corps de la planète. Santé parfaite des deux corps, l'un par l'autre, l'un dans l'autre. Santé parfaite comme visée et comme moyen. Santé pour la vie. Mais aussi vivre pour être en bonne santé. Vivre pour faire vivre les biotechnologies et les technologies de l'écologie, sans lesquelles la Grande Santé ne serait pas [...]. Il n'est question ici ni de bioéthique ni d'écologie, mais d'une utopie en formation qu'on ne semble pas encore avoir aperçue dans toutes ses implications, dans sa totalité à deux faces : le corps humain et celui de la planète. Utopie et non pas idéologie. Ou de moins en moins idéologie et de plus en plus utopie [...]. Trois cas (ou objets) révèlent bien ce phénomène. Il s'agit du projet Génome, projet mondial de cartographie et de séquençage du génome humain ; de Biosphère II (dite Biosphere Two), opération américaine qui a mis sous de grands hangars de verre, durant deux ans, les cinq principaux biomes de l'humanité, trois mille espèces d'animaux et de végétaux et huit humains ; enfin, de l'artificial life (cette fois-ci, disons-le exprès directement en américain), projet du Santa Fe Institute qui tend à installer des populations entières d'êtres artificiels dans des ordinateurs. Ces êtres en groupe naissent, vivent, mangent, font l'amour, se reposent, tombent malades, vieillissent et meurent. Mis ensemble, ces trois projets constituent l'utopie ou les utopies des années 2000 et suivantes. Ils entendent donner sens à nos sociétés délitées, éclatées [...].

! L'utopie de santé parfaite inclut pêle-mêle la culture du petit, des éléments de la Bible, la liberté individualiste, l'absence de hiérarchie, l'écologie et les sciences de la décision, l'intelligence artificielle et la cybernétique, le vieux rêve de Marx où chacun est à la fois cordonnier, musicien et philosophe, le colonialisme aussi. Autant d'éléments qui préexistaient, mais projetés, « utopisés » en immortalité, en divinité (tous les attributs de Dieu sont ici présents), en prophétie dans l'infini du micro-macro, dans le gène et dans la biosphère. L'ennemi n'est plus à l'extérieur, ennemi à combattre ou à civiliser comme le sauvage d'antan. Il est à l'intérieur, dans l'humain qui veut détruire l'équilibre de la planète, dans la ville, dans nos gènes. Ici toujours l'image d'un sauvage travaille l'imaginaire. Ce sauvage, ce primitif, c'est l'homme génétiquement parfait, sain, robuste, qui vit très longtemps dans une nature généreuse réconciliée avec elle-même et avec l'homme. Ce primitif parfait nous tend le miroir de nos limites, de nos imperfections, de nos maladies (même les maladies mentales) et de nos erreurs. En somme, les utopies sociales des XXe et XIXe siècles avaient créé l'image du sauvage qui définissait en creux le civilisé (1). L'utopie technologique du XXIe siècle, de type bioécologique, crée l'image d'un autre primitif, le sauvage en nous, modèle à atteindre qui réfute la fatalité, celle des maladies toujours soignées trop tard, après coup.

Où l'on voit que les utopies ont changé de « chiffre », pour reprendre la terminologie de Muhlmann : « Le millénarisme ne se laisse pas toujours suivre à la trace sur les mêmes lignes historiques... Les phénomènes changent de figure et deviennent méconnaissables. Leur « chiffre » change... (2). »[...] ! On retrouve trace de l'idéal de santé totale et d'immortalité dans de nombreux prophétismes, structures mythiques réitérées de ces utopies, qui entendent toujours restaurer l'état de pureté originelle. Quand l'âge d'or semble arrivé, on prophétise santé parfaite et immortalité, indissociables de la Nouvelle Jérusalem. Et pour conclure : « L'idéal de santé totale, de bonheur parfait, d'ataraxie et de loisir : toutes valeurs relatives à l'alternance rythmique du manque et du bien-être, du succès et de l'échec, de la peine et du repos, de la profusion et de la rareté. Souligner ces valeurs de contraste, c'est souligner le rapport tension/résolution (3). »[...] ! La Grande Santé vise la base de toute existence, de toute perception, de toute réalité possible : le corps, celui de l'individu, celui de la planète. La Grande Santé se donne un moyen radicalement neuf de transformation : le récit utopique, inséparable de sa réalisation. Enfin, la Grande Santé se repose exclusivement sur la science, science biologique. écologique et informatique, pour assurer son pouvoir. Les biotechnologies et leur publicité jouent ici leur partie maîtresse. Qui peut alors contester la science et ses applications biotechnologiques ? Qui peut contester le souhait utopique de survie et d'immortalité ? Qui pourrait encore prétendre limiter les thérapies possibles à nos corps fragiles, à notre planète menacée ? L'individualisme fera le reste, avec ses replis narcissiques, et entraînera tous les changements économico-culturels. Obsédé par sa santé physique et mentale, l'individu d'aujourd'hui ne vit que des rapports intermittents avec la médecine qui reste principalement thérapie, donc occasionnelle, limitée au moment du mal à soigner. Il n'en va plus de même dans la logique d'une médecine préventive universelle. Ses capacités de prédiction, par la localisation des gènes défectueux, sont immenses. Une prévention systématique sera recherchée. Fini le rapport intermittent à la médecine. Le rapport sera permanent, total. Totalitaire. Tandis que l'économie de la santé jouera un rôle central dans l'équilibre (ou le déséquilibre) des États. Mieux encore, la santé d'une population est indissociable de celle des autres, comme on le voit déjà à propos du sida et de toutes les maladies dont il provoque le retour (comme en témoigne la renaissance de la tuberculose). L'hygiène d'une population, c'est l'hygiène de toutes. De même que la « vie » de la planète ne se limite pas à la juxtaposition de ses parties, mais aux interrelations dans un tout. Ce n'est sans doute pas un hasard si la Grande Santé vient effacer la postmodernité. Nous ne pouvons surprendre ici que les disciples et non le prophète de la postmodernité, Jean-François Lyotard. Celui-ci disait, déjà en 1985, à Élie Théofilakis, que le corps est la région de résistance aux tendances fortes de la postmodernité (résistance dans la perception esthétique, mais résistance aussi dans l'habitat, la maîtrise de l'espace dans la vie quotidienne) : « Est-ce qu'on aura un clivage entre ce qui relève du corps, et qui sera très peu modifiable, et puis le reste ? Je n'en sais rien (4). » La réponse est venue, imprévue, imprévisible. Oui, c'est bien du corps qu'est venue la résistance. Non pas du côté du vieux corps humaniste et chrétien, impavide sous les chocs de la modernité. Mais du côté d'un corps à faire, à refaire, à parfaire parfait. Corps fondé en science biologique et écologique, autour duquel peuvent se structurer les éléments épars du socius. Et ce n'est pas non plus un corps postmoderne fait de greffes et d'ajouts, de mutilations et de fractures entremêlées, travaillé et cousu comme le corps des militaires vétérans. Non point. Car il s'agit du corps « originel » générique du génome, fait des gènes de tous les hommes de la Terre. Corps individuel à défendre dans son intégrité originelle et seulement à purifier. Corps planétaire aussi, à protéger dans ses origines et à parfaire. Ce corps nouveau, en somme, est aussi très ancien. Il prend juste ce qu'il faut de coutures, de « plis et treissures (5) » à la postmodernité pour se refonder dans ses origines adamiques et, en retour, effacer les demiers effluves postmodernistes, car les nouvelles certitudes sont arrivées par lui. Que Lyotard ait entrevu la fêlure est extrêmement intéressant. Il a en somme affirmé et posé, puis hésité. Mais l'hésitation n'est plus permise à l'orée de l'an 2000. C'est que tout a basculé, sous les effets conjugués des biotechnologies et des découvertes scientifiques, qui changent un discours tenu jusque-là sur le mode mineur en discours structurant des pensées et des comportements, renforcé encore par l'analyse économique des transferts sociaux intergénérationnels. Le contrat social de l'après-guerre, qui permettait les transferts sociaux par un équilibre entre les générations, s'est effondré. Les jeunes payaient pour les vieux. La santé occupait dans ce contrat social une place centrale. Or, aujourd'hui, l'équilibre intergénérationnel n'existe plus. Les jeunes ne paieront pas pour les vieux en l'an 2000. Au moment même où éclate la Grande Santé, la prévention généralisée va se développer. C'est-à-dire un rapport totalisant et totalitaire à la médecine, qui ne se réduira plus à une thérapie au cas par cas, mais se transformera en thérapie prédictive généralisée, extrêmement coûteuse. La tension sera alors à son comble entre les capacités technologiques de la nouvelle médecine et son coût. Très peu pourront en profiter. On voit mal comment une part importante de la gestion de la santé ne sera pas logée dans la sphère privée. Seuls quelques-uns pourront se payer cette santé-là. Société à deux vitesses, ou plutôt deux sociétés qui se sépareront de plus en plus l'une de l'autre. Tensions insupportables. Dans ce concert, une voix idéologique dominera de plus en plus : celle de la Grande Santé, ou voix de la purification générale, qui sera d'autant plus mise en avant qu'elle camouflera une société divisée en elle-même. Un peu comme le discours hygiéniste tenu aux plus pauvres au XIXe siècle ou aux pays sous-développés au XXe. Discours d'autant plus travaillé et public qu'il ne peut résoudre les contradictions ni supprimer les vertiges des sociétés en déréliction. La Grande Santé, montage idéologique, symbolique et utopique de tout premier plan, nous entraînera durant de longues décennies sous son pavillon généreux et retors. Elle a pour elle tout le début du troisième millénaire... (Extraits de La Santé parfaite. Critique d'une nouvelle utopie, Seuil, Paris, 400 pages, 140 F, en librairie début octobre 1995.)

Ratus
 
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