Le Point, 31/01/2023 a écrit : Pourquoi les Français détestent les riches
ENTRETIEN. Le sociologue Olivier Galland remonte jusqu’aux racines du sentiment anti-riche exacerbé par le projet de réforme des retraites. Propos recueillis par Kévin Badeau
Comme un sentiment anti-riche dans l'air… Le 17 janvier, à l'occasion d'un rassemblement politique, Marine Tondelier, la secrétaire générale d'EELV, a déclaré vouloir « une France sans milliardaire », qualifiant les très aisés de « vampires ». Le lendemain, Philippe Martinez, le patron de la CGT, a suggéré aux électriciens et aux gaziers d'aller « voir les belles propriétés des milliardaires » pour leur « couper l'électricité ». Le 28 janvier, à l'occasion d'un rassemblement politique, Jean-Luc Mélenchon, figure tutélaire de la Nupes, a affirmé que « les riches sont responsables du malheur des pauvres ».
Cette inflation de déclaration anti-riches, surtout à gauche, n'a pas échappé à Olivier Galland, sociologue et auteur d'une note pour le site Telos. Dans un entretien au Point, le directeur de recherche au CNRS remonte jusqu'aux racines profondes de cette haine bien française.
Le Point : Il y a une inflation de déclarations anti-riches depuis que s'est ouvert le débat sur la réforme des retraites. Est-ce un réflexe typiquement français en politique ?
Olivier Galland : C'est une tendance très forte dans notre pays. Il y a en effet une avalanche de déclarations anti-riches. Jean-Luc Mélenchon a pris à partie Bernard Arnault, le PDG de LVMH, le traitant de « parasite ». Manuel Bompard, député et coordinateur de LFI, a déclaré qu'être milliardaire en France est « immoral ». Ces sorties médiatiques montrent bien que la richesse – en tant que telle – est dénoncée comme quelque chose d'immoral par une partie de la classe politique.
Existe-t-il une haine des riches, profondément ancrée, dans la population française ?
Il y a en France une vindicte particulière à l'égard des plus riches. Certaines figures, comme Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, sont des personnages assez unanimement détestés dans la population.
Quelles sont les racines profondes de cette détestation ?
C'est une très vieille histoire qui remonte à l'origine du catholicisme, il y a plus de 2 000 ans. Dans l'Évangile de Matthieu, Jésus dit à ses disciples : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et Mammon. » Par « Mammon », il faut comprendre la richesse matérielle, l'argent.
Le Moyen Âge a aussi laissé sa part d'héritage. À cette époque, longue de plusieurs siècles, les sociétés françaises étaient profondément religieuses et l'Église, qui dominait le royaume des idées, condamnait fermement l'« usure », le fait de recevoir de l'argent en sus d'une somme prêtée. S'enrichir sans travailler était considéré comme immoral et injuste.
Cela l'était d'autant plus que ces prêts permettaient de gagner de l'argent grâce au temps. Or, le temps était considéré comme un privilège divin dont les hommes ne peuvent se prévaloir. Mais bien plus que l'usure, toutes les activités marchandes, à la base du développement du capitalisme d'aujourd'hui, étaient suspectées et jugées immorales.
Notre société est aujourd'hui sécularisée. La morale catholique explique-t-elle encore tout ?
En France, deux autres effets expliquent cette détestation des riches. D'abord, la culture jacobine issue de la Révolution de 1789. De pécheur, le riche devient donc un ennemi politique. C'est un tournant ! On se souvient de la chanson révolutionnaire « Ah ! ça ira », qui se poursuit par « les aristocrates à la lanterne », c'est-à-dire à la pendaison pour eux et, par extension, pour tous les puissants.
Par la suite, le marxisme a eu une grande influence sur la vie des idées, la vie intellectuelle et la vie sociale de notre pays. Il a, je crois, recyclé la détestation des riches issue de l'Église catholique via l'exaltation de la valeur travail, considérée comme le seul moyen de créer de la richesse. Et surtout via la condamnation des capitalistes, accusés de gagner de l'argent sans travailler, et donc de voler le travail des ouvriers.
L'influence marxiste explique-t-elle que les déclarations anti-riches viennent de la gauche ?
Cela joue un très grand rôle. Mais il y a quelque chose de plus frappant. Ces déclarations de la gauche – ou plutôt de l'extrême gauche – ne se fondent pas sur une analyse économique, mais sur une analyse moralisatrice. Cette conception s'éloigne du marxisme et rappelle véritablement la condamnation morale de la richesse par l'Église.
À l'affirmation de Jean-Luc Mélenchon « oui, les riches sont responsables du malheur des pauvres », que répond le sociologue ?
Non, les riches ne sont pas responsables du malheur des pauvres, même s'ils peuvent y avoir contribué comme au XIXe siècle, période de plein essor du capitalisme. Il y avait effectivement une exploitation des travailleurs les plus pauvres et les conflits de classe étaient très violents. Mais nous ne sommes plus au XIXe siècle ! Nous sommes au XXIe siècle et la redistribution des richesses atténue fortement la pauvreté dans notre pays. Ainsi, punir les riches ne servira pas à grand-chose. Ce n'est que par l'éducation que les pauvres vont accroître leurs chances de sortir de la pauvreté.
Une France sans milliardaire ne résoudra donc rien…
Non, bien au contraire. Les milliardaires créent des entreprises, souvent florissantes. Certes, ils en tirent un fort bénéfice personnel, mais ils font aussi rayonner le prestige de l'économie française. Ils créent beaucoup d'emplois, rapportent des devises à la France à travers le commerce extérieur. Ils contribuent à la prospérité du pays. Supprimer les milliardaires, c'est faire fuir les capitalistes. Sans capitaliste, il n'y a pas de capitalisme. Et sans capitalisme, la pauvreté risque de s'accroître.
Observe-t-on pareille détestation des riches chez nos voisins européens ?
Il faudrait étudier les sociétés sud-européennes de grande tradition catholique comme l'Italie, l'Espagne et le Portugal. Je ne l'ai pas fait, donc je ne sais pas vous le dire. En revanche, cette détestation des plus riches est beaucoup plus faible dans les pays de culture protestante, comme en Suède ou au Danemark.
Dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Max Weber a montré que, face à la peur d'être damné, le protestantisme a théorisé l'idée que la réussite matérielle peut être le signe de l'élection divine et que la gloire de dieu peut être manifestée par la réussite collective de la communauté chrétienne. Cette vision a instauré un rapport très différent au succès économique et matériel.
Une société qui déteste à ce point les riches est-elle une société malade ?
C'est une société schizophrène. Elle est à la fois très avide de voir son niveau de vie s'améliorer. Et, en même temps, elle a un rapport très critique à l'égard de la réussite économique des entreprises qui contribuent à la richesse collective.