Haute gastronomie néolibérale et télé-réalité

Message par Louis » 31 Jan 2003, 19:29

Jerome Herve
vendredi 31 janvier 2003

Dans uzine3

Le mois dernier, le programme Jamie's Kitchen, sur la chaîne anglaise Channel 4, attirait plus de sept millions de spectateurs pour son dernier épisode - se payant le luxe de battre Celebrity Big Brother. La série en dit long sur l'imaginaire de la télé-réalité, de ce qui s'y joue et de se qui s'y prépare. Et vaut bien un petit mot, la Grande-Bretagne, 51e état des Etats-Unis d'Angleterre, étant généralement un pays précurseur en matière de conneries qui trouvent toujours le moyen de s'exporter - y compris en France, où elles sont adaptées à un niveau de beauferie et de veuleurie seyant bien à l'ère Chirac. Gageons que Jamie's Kitchen fera des émules au pays de la gastronomie.

Jamie Oliver est en effet le collègue de son presque homonyme Michel Oliver : « The Naked Chef », cette espèce hybride entre grand cuisinier et présentateur télé, version jeune-type-abordable, joli minois et coupe ébouriffée à la mode. Avec son show culinaire sur la BBC et une série éponyme de livres, Jamie est devenu un des animateurs les plus populaires ici, et multi-millionaire à 27 ans. Son contrat publicitaire pour représenter la gamme de produits alimentaires des supermarchés Sainsbury's (Lord Sainsbury fait partie de ces gens en Angleterre qui ont l'oreille de Tony Blair dans son entreprise de cession du secteur public au privé, et sponsorise de nombreux labos universitaires travaillant sur... les OGM) a été un des plus lucratifs jamais signés. Impossible d'allumer la télé ici sans voir le jeune chef nourrir de force sa famille de produits de la marque. Au point qu'il en soit même devenu une figure parmi les plus irritantes du paysage médiatique anglais - pourtant déjà bien fourni en têtes à claques.

Jamie's Kitchen, qui a attiré en moyenne 5 millions de télespectateurs par épisode, n'est ni une série à proprement parler, ni de la Reality TV dans son acceptation la plus stricte, mais un hybride qui fait frissonner sur la contamination progressive des concepts télé par ce doux artefact qu'est le Real, ou Réel, réinventé par les « créa » des chaînes de télévision. C'est plus qu'un programme, une aventure, où le degré d'investissement de notre jeune chef est rappelé et martelé pour les sourds et malentendants, ou les sceptiques. Jamie Oliver décide d'ouvrir un restaurant haut de gamme dans le quartier nouvellement trendy d'Hoxton, qu'il baptisera « 15 » et double son pari d'une difficulté qui en fait un défi colossal : pendant un an - c'est ce que suggère le dossier de presse - il va former des jeunes en difficulté, chômeurs, délinquants, filles mères, etc. Et organise donc un casting via l'ANPE anglaise (Job Center, où on ne vous appelle pas « allocataire » mais « customer »), à partir duquel, après avoir recueilli plus de 10 000 candidatures, une quinzaine de ces jeunes à problèmes seront sélectionnés pour participer à cette merveilleuse aventure.

Charity Business ? télé-réalité ? Le concept est suffisamment malin en tout cas pour ne pas faire sourciller la presse, et pour assurer la gloire du restaurant et de son messianique propriétaire. Donc, quelque part entre charité (dans un style victorien du siècle dernier, Ligues de Tempérances dans l'East End, justement), télé-réalité, feuilleton aux acteurs non-professionel, et camp de redressement, Jamie fait son beurre et les quinze heureux sélectionnés sont suivis par la caméra - le suspense est insoutennable. Qui craquera ? Quel salaud de pauvre se dérobera à l'aventure ?

Car le « 15 » n'est pas pour les fainéants : il y a un petit côté sergent-instructeur de Full Metal Jacket chez Jamie. On n'est pas là pour rigoler, semble-t-il dire en montrant la recette du carpaccio de saumon qui sera facturé £35 aux fashionistas. Le montage de l'émission lui-même est un savant dispositif où le chef n'est pas épargné et où ses « employés » auraient leur mot à dire (on voit une jeune fille écrire un texto sur lui disant : « What a fucking arsehole »). Mais laisse un vague goût de leçon de chose et surtout l'impression qu'à la télé, rien ne fonctionne mieux que l'autorité. Elle est charisme et génère de la fiction. Le casting, d'ailleurs, laisse rêveur, la galerie d'affreux (imaginez, des filles mères, des drogués, des édentés) représentant les plaies de l'Angleterre de Tony Blair, comme une masse sur laquelle on tenterait une experience scientifique. Les critères de recrutement sont, avec une évidence obscène, plus relatifs à la télégénie qu'à de quelconques critères professionels. On passe les différentes péripéties du programme, qui à la longue fonctionne comme un camp de survie scout. We are family serait la bande-son idéale, tant Jamie Oliver appelle au retroussement de manche, on est tous dans l'aventure, il faut se tenir les coudes, etc.

Une coïncidence qui frappe, par contre, c'est l'insistance avec laquelle les journaux anglais (y compris le pourtant respectable Guardian) ont martelé, quelques jours avant le lancement du show, la situation intenable dans laquelle se trouvait Jamie Oliver : à cause des fonctionnaires du Hackney Borough (sorte d'arrondissement de l'East End en banqueroute constante depuis les années 80), et une bourde administrative portant sur la licence du « 15 », le projet, pour lequel Jamie avait hypothéqué sa maison d'Hampstead, allait capoter. L'unanimité des media à dénoncer l'incompétence des fonctionnaires est alors proprement stupéfiante (mais aucune mention des crédits régulièrement coupés depuis Thatcher, mouvement que Blair continue à pratiquer à belle cadence, ni mention du manque de personnel, souvent formé sur le tas et de plus en plus étranger - donc sous-payés -, les Anglais se détournant plus que jamais de la fonction publique). Jamie, avec un bel héroïsme, se dira beaucoup inquiété par le sort des « mômes ». Beau coup des attachés de presse de Jamie Oliver et de Channel 4 et montée dans le suspense. Tout cela aurait-il servi à rien ? Fichtre. Double auto-promotion en tous cas du projet et de la personnalité du chef.

Et c'est cela qui est passionnant dans ce programme. Jamie's Kitchen, monté dès le départ avec l'appui de la télévision, met un pied entre docu et télé-réalité, la stature médiatique du jeune chef l'éloignant du cours de haute cuisine filmé. Jamie est une star, il crée et génère de la fiction. Evidemment, on ne se pose même pas la question de savoir ce qui serait arrivé si les caméras n'avaient pas été là. Dans le processus d'autopublicisation moderne, la télé (réalité) est à la fois une donnée virtuelle dont on ne peut pas se passer et une plus-value. Et bien sûr régie par les règles du spectacle, à savoir : la mise en fiction d'une réalité selon les critères basiques du feuilleton. Même avec des efforts arty de décadrage style Dogma. Evidemment, le « 15 » est devenu le restaurant coqueluche de Londres, là où il faut être vu, et la liste d'hôtes de prestige (Madonna entre autres) ne désemplit pas.

Ce qu'il y a de fascinant dans le processus à l'oeuvre dans ce programme bâtard, c'est à quelle vitesse les créatures des media ont compris à quel point la télé réalité est devenue partie intégrante du capital médiatique. Au delà des Osbournes ou de 60 jours, 60 nuits, les règles de la médiatisation ont changé. Jamie's Kitchen en est l'illustration dans son acceptation la plus patronnale/néo-libérale, la pin-up de la page 3 des tabloïds Jordan (une créature au décolleté monstrueux, dont la quasi-intégralité du corps est passée sous le bistouri du chirurgien plastique) sa manifestation la plus proche d'une adaptation de Mary Shelley.

Au-delà du brouet narcissique que servait Channel 4 avec cette émission, on notera que les valeurs (affichées comme humanistes, avec son côté rédemption par le travail) qui fondent le programme montrent une prise en compte de plus en plus large de tous les aspects de la vie sociale par les faiseurs de la télé-réalité : cohabitation (Big Brother), intimité (L'Ile de La Tentation) et maintenant travail.

Une incursion dans le Social Engineering, un signe annonciateur. Le baron de Seillières va adorer, lui qui nous promet de « nous faire aimer le travail ». Il subventionnera bien un show où Maïté ira redresser des sauvageons et leur faire ouvrir un resto chicos dans un quartier parisien branché.
Louis
 
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