Pour revenir au sujet, il se trouve que j'ai lu le livre et que je l'ai trouvé intéressant. Une version "populaire" est annoncée, elle sera bienvenue car dans cette version universitaire, le livre est un peu difficile à lire. Il discute en effet de façon érudite l'existence de la violence (qui va jusqu'à la guerre), dans les sociétés aborigènes australiennes et se base sur une ample recension de la littérature publiée (350 références) qui permettent à l'auteur d'être reconnu dans la communauté universitaire alors qu'il s'affirme marxiste dès les premières lignes, à rebours de l'opinion dominante.
Si j'ai bien compris sa thèse, la violence serait partout dans ces sociétés de chasseurs cueilleurs, sociétés sans classe et sans "sans accumulation de richesse" pour reprendre sa classification (qui se réfère à Testard). Cette violence prend des formes très organisées : sanctions judiciaires allant jusqu'à la mise à mort, vendetta, individuelles ou collectives, affrontements collectifs organisés et limités, qu'il s'agisse du nombre de combattants ou de la limitation des combats à un certain degré de blessures. Mais elle prend aussi la forme de combats sans limites, guerres véritables ou raids destructeurs. Les motivations ne sont jamais économiques, mais plutôt de l'ordre du symbolique, du judiciaire. Les conséquences de cette violence en termes de pertes humaines est parfois impressionnant, 330 pour 100 000 pour un auteur, un taux équivalent aux pertes françaises annuelles moyennes lors des 6 années de 39 à 45 (80 à 100 000 morts par an).
Les motivations sont de l'ordre du symbolique : avoir violé telle ou telle règle, être accusé d'être responsable de la mort de certains membres du groupe, de mauvaises chasses, de maladies, etc. Plus profondément, ce serait un mode de survie adapté pour des populations dispersées, loin de tout, pour lesquelles tout élément étranger est a priori un danger.
Dans cet univers où l’étroitesse des moyens économiques déterminait celle de l’horizon et des relations sociales, la croyance universelle en une sorcellerie susceptible d’expliquer tout accident de la vie représentait bien évidemment une conséquence de la peur des inconnus et de l’hostilité qu’ils inspiraient. Comment ces étrangers, ces ennemis, que l’on craignait autant qu’on les détestait, que l’on ne manquait jamais d’occire dès qu’on en avait la possibilité et qui faisaient de même, auraient-ils pu ne pas être les fauteurs de la maladie et de la mort qui nous frappaient ?(Conclusion)
La démonstration est un peu pesante, car l'auteur a visiblement besoin de combattre des opinions arrêtées sur ce point (il ne porte pas Patou-Mathis dans son cœur !). Il sait que l'ethnologie ne peut raisonner qu'à partir de sociétés rencontrées depuis deux siècles, inférant le passé à partir du présent, mais croise avec les sources archéologiques en les discutant.
Les sociétés de chasseurs-cueilleurs mobiles, en effet, sont à la fois celles qui ont pu être observées dans le présent ethnologique – en gros, durant les deux ou trois derniers siècles – et celles, beaucoup plus nombreuses, qui existaient dans un passé plus ou moins lointain et que nous ne pouvons connaître que par l’archéologie. Or, non seulement les informations dont on dispose sur les unes et les autres sont de nature et de qualité très différentes, mais il existe de bonnes raisons de soupçonner que les sociétés de chasseurs-cueilleurs du présent ethnologique renvoient une image passablement déformée de celles qui ont pu exister par le passé.
Pour l'auteur, la communauté universitaire se scinderait entre "colombes" tenants d'une humanité pacifiste avant la propriété privée et "faucons"' = humanité belliqueuse, par nature. Concernant le courant marxiste, il note
Le cas du marxisme mérite une mention spéciale, et pas uniquement parce que c’est de cette tradition de pensée que se réclame l’auteur de ces lignes. Ce courant dont les partisans, de nos jours, se situent résolument du côté du pacifisme primitif, illustre en effet une trajectoire paradoxale. Selon la version aujourd’hui la plus répandue du matérialisme historique, les structures économiquement égalitaires qui caractérisent les plus anciennes sociétés humaines les auraient privées de tout motif sérieux de conflits collectifs. C’est seulement la Révolution néolithique qui, en accroissant la production matérielle et en permettant aux producteurs de dégager un surplus, aurait fait naître la guerre en la rendant économiquement profitable. Or, une telle opinion s’écarte notablement de celle qu’exprimaient sur ce point les premières générations de marxistes.
Et il cite des remarques d'Engels à l'appui de sa thèse
Ce qui était en dehors de la tribu était en dehors du droit. Là où n’existait pas expressément un traité de paix, la guerre régnait de tribu à tribu, et la guerre était menée avec la cruauté qui distingue les hommes des autres animaux et qui fut seulement tempérée plus tard par l’intérêt.... La guerre, autrefois pratiquée seulement pour se venger d’usurpations ou pour étendre un territoire devenu insuffisant, est maintenant [depuis l'apparition des classes] pratiquée en vue du seul pillage et devient une branche permanente d’industrie
CD a donc apparemment besoin de prouver (lourdement) que les aborigènes sont belliqueux. Il s'appuie sur la recension critique des récits, les organise en une base de données, les classe et en fait une statistique. Il regarde aussi les armes et outils utilisés, et mène une brève discussion critique sur les sources archéologiques ou l'explication de l'absence de sources, et ajoute quelques notes brèves sur les formes artistiques. Est-ce un écho des débats universitaires ou celui de ses propres centres d'intérêt, il passe un temps infini à définir ce qu'est et ce que n'est pas la guerre, les formes juridiques des mises à mort ou des blessures, etc.
Si le livre a visiblement suscité l'intérêt de la communauté universitaire (et le mien, malgré tout le mal que j'en dis), il me semble préférable d'attendre la version grand public avant de se jeter dessus.