a écrit :"Le conflit en Irlande renvoie à l'histoire de l'Irak d'aujourd'hui"
LE MONDE | 19.05.06 | 16h03
Le réalisateur britannique Ken Loach lors d'une interview au 59e Festival de Cannes, le 18 mai 2006. - Pourquoi vous être plongé dans l'histoire de l'indépendance irlandaise aujourd'hui, alors que l'IRA vient de signer un cessez-le-feu ?C'est un film que nous (Paul Laverty, scénariste, et Ken Loach) voulions faire depuis longtemps. En Angleterre, nous ne savons rien de la guerre civile irlandaise. Pour nous, l'Irlande, c'est deux clans qui s'entre-déchirent parce que les Irlandais sont des gens qui aiment la bagarre ! On ne demande jamais si c'est une bonne chose ou non que l'Irlande soit divisée en deux. Or tout le problème est là, et il a commencé quand la puissance coloniale a imposé la partition du pays, en 1922. Cette guerre civile n'est rien d'autre qu'une lutte pour l'indépendance. J'étais donc intéressé par cette histoire spécifique, par la manière dont cette lutte visait aussi à établir les bases d'une société plus juste, pour finalement les détruire. Mais aussi par sa valeur métaphorique : ce conflit renvoie à l'histoire de nombreux pays africains, à l'Irak d'aujourd'hui. Elle a une valeur universelle.
- La haine avec laquelle les soldats anglais s'en prennent aux Irlandais dans le film fait penser aux exactions commises par des soldats américains sur des Irakiens.. Vous en êtes-vous inspiré ?Tout ce qui est dans le film provient de faits très documentés. Un groupe d'observateurs américains était en Irlande à l'époque. Il y a par ailleurs une masse de témoins. Les ongles arrachés viennent de là. Nous aurions pu aller bien plus loin : les soldats anglais arrachaient les dents, coupaient les langues... La liste est longue.
- Les scènes de violence, insoutenables, sont pourtant filmées à distance. Pourquoi ?Je veux éviter de jouir de la violence. C'est pour cela que ces scènes ne sont pas filmées de la même manière que les autres. Si vous observez, plan par plan, celle des ongles arrachés, vous ne verrez strictement rien. Je préfère que la violence ait lieu dans l'esprit des spectateurs plutôt qu'à l'écran.
- Dans la manière dont vous présentez ce conflit, on retrouve vos préoccupations pour les questions sociales et de classe.Le vote de l'indépendance a eu lieu en 1918, la guerre d'indépendance en 1920 dans la foulée de la révolution russe. La place que je leur accorde est motivée par la volonté d'être fidèle à l'Histoire. Je pose aussi une question : pour quel type de société êtes-vous prêts à vous battre ?
- La langue du film n'est-elle pas plus proche de l'anglais que de l'irlandais ?C'est le dialecte de la région de Cork, dans le sud de l'Irlande, dont sont issus les acteurs. La langue irlandaise, le gaëlique, est pratiquement morte depuis longtemps, même s'il y a eu un mouvement politique, autour de l'écrivain W. B. Yeats, pour la faire revivre. C'était un peu comme le catalan sous Franco : le parler était une prise de position politique. C'est ce que fait un des garçons au début du film, et cela lui coûte la vie.
Je suis choqué par le caractère politique des langues, de l'anglais en particulier. A Cannes, les journalistes me parlent en anglais. Il y a dix ans, les Français me posaient des questions en français, les Italiens en italien... Ce n'est plus le signe de la domination des Britanniques sur leur empire, mais de celle des Etats-Unis sur le monde.
- Pourquoi avez-vous choisi pour acteur principal Cillian Murphy, qui vient d'Hollywood ? Il est aussi originaire de la région de Cork. Ma responsable de casting le connaissait, je l'ai immédiatement trouvé formidable. Il s'est parfaitement intégré, ce qui n'est pas toujours le cas des acteurs connus, surtout sur mes tournages, où il n'y a pas de caravanes individuelles pour les stars. J'ai tendance à penser que ces conditions de travail sont libératrices pour les acteurs. Je ne leur donne pas le scénario à l'avance, je leur donne le moins d'indications possible. J'essaie de créer le contexte propice à leur expression, puis je leur fais confiance.
- Ne craignez-vous pas d'être accusé d'avoir fait l'impasse sur la dimension terroriste de l'action de l'IRA ?Non. Vous ne pouvez pas mettre sur un même plan la violence des oppresseurs et celle des opprimés. Si vous faites un film sur les maquisards pendant la seconde guerre mondiale, personne ne vous blâmera d'en avoir fait des héros. Le mot "terrorisme" lui-même n'est pas neutre. Une telle question est politiquement très chargée, et il ne fait aucun doute qu'en Angleterre je serai attaqué sur ce terrain !
Propos recueillis par Jean-Luc Douin et Isabelle Regnier
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