CITATION
Flora Tristan, l'insoumise
LE MONDE DES LIVRES | 30.04.03 | 16h59
Confrontée dès son plus jeune âge aux entraves de la vie, la jeune femme, née en 1803, témoigna pour les opprimés avec une démesure salutaire.
En ce temps anniversaire du bicentenaire de sa naissance (7 avril 1803), on cherche en vain les ½uvres de Flora Tristan dans les librairies. Aurait-on peur de l'insoumise qu'on veuille l'oublier ? Sa parole, au cours de son Tour de France en 1844, mettait en émoi police et procureurs, alarmés par l'espoir qu'elle faisait naître. Son pouvoir d'entraînement demeure entier : il n'est pas de fatalité du malheur, affirme-t-elle ; la vie peut renaître, dès lors que la solidarité mobilise l'intelligence et la volonté. La conviction (de poète et de femme d'action) jaillit des entraves que la jeune femme n'a cessé de rencontrer sur son chemin.
Car Flora Tristan, la sans-naissance, part de rien. Bâtarde d'un noble péruvien et d'une Parisienne émigrée en Espagne au temps de la Révolution, elle n'a pas grand-chose à attendre de sa mère. Petite bourgeoise, Anne-Pierre Laisnay, n'est guère de nature à faire face aux épreuves.
Le foyer avait connu ses heures de gloire lorsque Mariano de Tristán, diplomate au service de l'Espagne, avait reçu le jeune Bolivar dans sa luxueuse maison de Vaugirard. Mais le diplomate meurt lorsque sa fille a à peine 4 ans. Anne-Pierre ne pouvant faire valoir aucun droit sur les biens de son mari, épousé à la diable à Bilbao, se trouve réduite à une condition plus que modeste. Résultat : à 18 ans, Flora, n'a reçu aucune éducation ; elle demeure quasi-illettrée.
Sa mère pousse la jeune fille dans les bras de l'artisan graveur chez qui elle l'a placée comme apprentie. Anne-Pierre croit assurer par là l'avenir de l'orpheline. Aveuglement de mère ! Quatre ans après leur mariage, Chazal, criblé de dettes, jette sa femme, enceinte de leur troisième enfant, sur le pavé de Paris. Il la traque ensuite pour lui arracher ses enfants. La loi de l'époque, taillée sur les intérêts masculins, ignore le divorce et fait de la femme la chose de son mari.
La jeune femme pourtant ne plie pas. La fierté de son caractère la sauve. Elle laisse dire les bien-pensants qui prêchent la résignation, préfère l'errance à l'humiliation. Au jour de ses 30 ans, en avril 1833, elle s'embarque pour le Pérou, après avoir confié sa fille Aline à une maîtresse de pension. Son espoir : se faire reconnaître de sa famille péruvienne, retrouver une dignité que la France lui refuse. Le rêve est vite déjoué.
La grand-mère paternelle, sur l'affection de laquelle elle compte, meurt le jour du débarquement de notre Parisienne sur la côte Pacifique. Elle a affaire à son oncle Pío, juriste au c½ur sec. Et la sentence tombe, ferme : sa nièce peut compter sur son affection, mais sa part d'héritage, aux termes de la loi péruvienne démarquée du Code de la très catholique Espagne, sera celle des enfants adultérins, le cinquième des biens laissés par son père. Flora avait quitté le Vieux Monde pour échapper à la condition de paria à laquelle la condamnait son statut de femme mariée. Le Nouveau Monde l'y confirme par un autre tour.
Notre voyageuse puise alors en elle-même un sursaut d'énergie. Sa vocation est trouvée : elle témoignera pour les opprimés. Le Pérou se change en terrain d'enquête. Dégagée de toute dépendance morale ou idéologique envers sa puissante famille, la jeune femme est une observatrice hors pair : elle décrit de l'intérieur les rivalités intestines qui déchirent la jeune république, la chape d'oppression que fait peser le catholicisme, et, chose inouïe en son temps, la condition des esclaves noirs dans les plantations sucrières.
Le récit trahit encore la passion politique d'une narratrice étrangère aux options conservatrices du clan familial : les Tristán Moscoso ont longtemps régné sur Arequipa la blanche ; ils y conservent une forte position. Florita, comme elle aime à se nommer dans ce pays qu'elle fait sien, choisit quant à elle un autre camp. Républicaine, au sens intransigeant de 1792, rebelle, elle sympathise avec tout mouvement de liberté. Elle n'en cède pas moins, à son tour, à la fascination du pouvoir. Elle succombe à l'autorité qu'exerce la señora Gamarra, épouse d'un président de la République fantoche.
L'expérience péruvienne forme le penseur, l'écrivain. Elle est le porche indispensable aux enquêtes orientées vers la description de la civilisation industrielle et du monde ouvrier, Promenades dans Londres (1840) et le Tour de France, journal de l'équipée qui la lance sur les routes pour diffuser auprès des prolétaires qui ne savent pas lire le manifeste qui leur est destiné, l'Union ouvrière(1843). L'opuscule, tiré au format de poche pour être fourré dans les casquettes des travailleurs, vise un but simple : organiser les salariés face aux patrons, les constituer en force de pression pour qu'ils arrachent les droits élémentaires qui leur ont été jusqu'à présent refusés. Audacieux renversement que seule pouvait planifier une femme qui connaît le système de l'intérieur et le conteste radicalement.
La singularité de Flora Tristan ne cesse d'embarrasser ses divers partenaires, alliés ou adversaires. Elle brouille les lignes de partage. Elle s'en prend aux fouriéristes, bourgeois douillettement enfermés dans l'utopie, qu'elle accuse d'être des socialistes de salon. Elle tance les ouvriers pour leurs divisions et leur résignation. Sa foi en un Dieu libérateur dès cette terre jette le trouble parmi les croyants. "Madame est juive peut-être", s'inquiète une paroissienne à l'église Saint-Pierre d'Avignon. Les divers partis favorables à la réforme sociale - socialistes de toutes obédiences, républicains, etc. - éprouvent la même peine à se faire aux méthodes de l'intrépide.
L'organisatrice révèle les illusions dont se soutient l'action, dévoile la comédie du monde à laquelle, dans sa révolte, elle n'échappe pas tout à fait. Car la personnalité de Flora Tristan se laisse difficilement contenir. Elle explose de façon intempestive. Tyrannique, elle ne supporte pas la contradiction et fait la leçon à contretemps. Elle raille George Sand, sermonne les grands publicistes, lors même qu'ils paient en prison le prix de leurs convictions. L'observatrice, à travers les yeux de laquelle nous traversons climats, tempêtes et révolutions, et découvrons la réalité de l'exploitation, est susceptible de rêveries égarées : elle se voit à la tête d'une Europe sociale, s'imagine messie.
Autodidacte, elle sème dans ses textes maladresses et incorrections, et se rebiffe contre les conseillers littéraires que la librairie lui suggère. Elle est pourtant sans égale dans l'efficacité fruste de l'enquête, de la correspondance et du journal. Le trait fait mouche. Nul détour, les faits sont bruts, le scandale crie au ciel : scandale des fontaines de Londres qui délivrent une eau souillée et du lavoir de Nîmes, où les laveuses travaillent immergées jusqu'à la taille dans les miasmes de la teinture, scandale du profit toujours, qui fait du patron une "araignée" au milieu de sa toile. Notre insoumise sait voir et sa vision nous hante. S'étonnera-t-on qu'elle vive aujourd'hui dans l'imagination flamboyante des plus grands ?
En période de consensus ou de délitement des convictions, Flora, l'excessive, introduit une démesure salutaire.
Stéphane Michaud
Stéphane Michaud, professeur de littérature comparée à Paris-III, spécialiste notamment de Flora Tristan, vient de publier une très intéressante correspondance de flora tristan, avec un excellent appareil critique, des annexes, un index et une préface de Mario Vargas Llosa : Flora Tristan. La Paria et son rêve, éd. Presses Sorbonne nouvelle, 342 p., 20 ¤.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.05.03
Flora Tristan, l'insoumise
LE MONDE DES LIVRES | 30.04.03 | 16h59
Confrontée dès son plus jeune âge aux entraves de la vie, la jeune femme, née en 1803, témoigna pour les opprimés avec une démesure salutaire.
En ce temps anniversaire du bicentenaire de sa naissance (7 avril 1803), on cherche en vain les ½uvres de Flora Tristan dans les librairies. Aurait-on peur de l'insoumise qu'on veuille l'oublier ? Sa parole, au cours de son Tour de France en 1844, mettait en émoi police et procureurs, alarmés par l'espoir qu'elle faisait naître. Son pouvoir d'entraînement demeure entier : il n'est pas de fatalité du malheur, affirme-t-elle ; la vie peut renaître, dès lors que la solidarité mobilise l'intelligence et la volonté. La conviction (de poète et de femme d'action) jaillit des entraves que la jeune femme n'a cessé de rencontrer sur son chemin.
Car Flora Tristan, la sans-naissance, part de rien. Bâtarde d'un noble péruvien et d'une Parisienne émigrée en Espagne au temps de la Révolution, elle n'a pas grand-chose à attendre de sa mère. Petite bourgeoise, Anne-Pierre Laisnay, n'est guère de nature à faire face aux épreuves.
Le foyer avait connu ses heures de gloire lorsque Mariano de Tristán, diplomate au service de l'Espagne, avait reçu le jeune Bolivar dans sa luxueuse maison de Vaugirard. Mais le diplomate meurt lorsque sa fille a à peine 4 ans. Anne-Pierre ne pouvant faire valoir aucun droit sur les biens de son mari, épousé à la diable à Bilbao, se trouve réduite à une condition plus que modeste. Résultat : à 18 ans, Flora, n'a reçu aucune éducation ; elle demeure quasi-illettrée.
Sa mère pousse la jeune fille dans les bras de l'artisan graveur chez qui elle l'a placée comme apprentie. Anne-Pierre croit assurer par là l'avenir de l'orpheline. Aveuglement de mère ! Quatre ans après leur mariage, Chazal, criblé de dettes, jette sa femme, enceinte de leur troisième enfant, sur le pavé de Paris. Il la traque ensuite pour lui arracher ses enfants. La loi de l'époque, taillée sur les intérêts masculins, ignore le divorce et fait de la femme la chose de son mari.
La jeune femme pourtant ne plie pas. La fierté de son caractère la sauve. Elle laisse dire les bien-pensants qui prêchent la résignation, préfère l'errance à l'humiliation. Au jour de ses 30 ans, en avril 1833, elle s'embarque pour le Pérou, après avoir confié sa fille Aline à une maîtresse de pension. Son espoir : se faire reconnaître de sa famille péruvienne, retrouver une dignité que la France lui refuse. Le rêve est vite déjoué.
La grand-mère paternelle, sur l'affection de laquelle elle compte, meurt le jour du débarquement de notre Parisienne sur la côte Pacifique. Elle a affaire à son oncle Pío, juriste au c½ur sec. Et la sentence tombe, ferme : sa nièce peut compter sur son affection, mais sa part d'héritage, aux termes de la loi péruvienne démarquée du Code de la très catholique Espagne, sera celle des enfants adultérins, le cinquième des biens laissés par son père. Flora avait quitté le Vieux Monde pour échapper à la condition de paria à laquelle la condamnait son statut de femme mariée. Le Nouveau Monde l'y confirme par un autre tour.
Notre voyageuse puise alors en elle-même un sursaut d'énergie. Sa vocation est trouvée : elle témoignera pour les opprimés. Le Pérou se change en terrain d'enquête. Dégagée de toute dépendance morale ou idéologique envers sa puissante famille, la jeune femme est une observatrice hors pair : elle décrit de l'intérieur les rivalités intestines qui déchirent la jeune république, la chape d'oppression que fait peser le catholicisme, et, chose inouïe en son temps, la condition des esclaves noirs dans les plantations sucrières.
Le récit trahit encore la passion politique d'une narratrice étrangère aux options conservatrices du clan familial : les Tristán Moscoso ont longtemps régné sur Arequipa la blanche ; ils y conservent une forte position. Florita, comme elle aime à se nommer dans ce pays qu'elle fait sien, choisit quant à elle un autre camp. Républicaine, au sens intransigeant de 1792, rebelle, elle sympathise avec tout mouvement de liberté. Elle n'en cède pas moins, à son tour, à la fascination du pouvoir. Elle succombe à l'autorité qu'exerce la señora Gamarra, épouse d'un président de la République fantoche.
L'expérience péruvienne forme le penseur, l'écrivain. Elle est le porche indispensable aux enquêtes orientées vers la description de la civilisation industrielle et du monde ouvrier, Promenades dans Londres (1840) et le Tour de France, journal de l'équipée qui la lance sur les routes pour diffuser auprès des prolétaires qui ne savent pas lire le manifeste qui leur est destiné, l'Union ouvrière(1843). L'opuscule, tiré au format de poche pour être fourré dans les casquettes des travailleurs, vise un but simple : organiser les salariés face aux patrons, les constituer en force de pression pour qu'ils arrachent les droits élémentaires qui leur ont été jusqu'à présent refusés. Audacieux renversement que seule pouvait planifier une femme qui connaît le système de l'intérieur et le conteste radicalement.
La singularité de Flora Tristan ne cesse d'embarrasser ses divers partenaires, alliés ou adversaires. Elle brouille les lignes de partage. Elle s'en prend aux fouriéristes, bourgeois douillettement enfermés dans l'utopie, qu'elle accuse d'être des socialistes de salon. Elle tance les ouvriers pour leurs divisions et leur résignation. Sa foi en un Dieu libérateur dès cette terre jette le trouble parmi les croyants. "Madame est juive peut-être", s'inquiète une paroissienne à l'église Saint-Pierre d'Avignon. Les divers partis favorables à la réforme sociale - socialistes de toutes obédiences, républicains, etc. - éprouvent la même peine à se faire aux méthodes de l'intrépide.
L'organisatrice révèle les illusions dont se soutient l'action, dévoile la comédie du monde à laquelle, dans sa révolte, elle n'échappe pas tout à fait. Car la personnalité de Flora Tristan se laisse difficilement contenir. Elle explose de façon intempestive. Tyrannique, elle ne supporte pas la contradiction et fait la leçon à contretemps. Elle raille George Sand, sermonne les grands publicistes, lors même qu'ils paient en prison le prix de leurs convictions. L'observatrice, à travers les yeux de laquelle nous traversons climats, tempêtes et révolutions, et découvrons la réalité de l'exploitation, est susceptible de rêveries égarées : elle se voit à la tête d'une Europe sociale, s'imagine messie.
Autodidacte, elle sème dans ses textes maladresses et incorrections, et se rebiffe contre les conseillers littéraires que la librairie lui suggère. Elle est pourtant sans égale dans l'efficacité fruste de l'enquête, de la correspondance et du journal. Le trait fait mouche. Nul détour, les faits sont bruts, le scandale crie au ciel : scandale des fontaines de Londres qui délivrent une eau souillée et du lavoir de Nîmes, où les laveuses travaillent immergées jusqu'à la taille dans les miasmes de la teinture, scandale du profit toujours, qui fait du patron une "araignée" au milieu de sa toile. Notre insoumise sait voir et sa vision nous hante. S'étonnera-t-on qu'elle vive aujourd'hui dans l'imagination flamboyante des plus grands ?
En période de consensus ou de délitement des convictions, Flora, l'excessive, introduit une démesure salutaire.
Stéphane Michaud
Stéphane Michaud, professeur de littérature comparée à Paris-III, spécialiste notamment de Flora Tristan, vient de publier une très intéressante correspondance de flora tristan, avec un excellent appareil critique, des annexes, un index et une préface de Mario Vargas Llosa : Flora Tristan. La Paria et son rêve, éd. Presses Sorbonne nouvelle, 342 p., 20 ¤.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.05.03
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