par Valiere » 01 Fév 2007, 10:49
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Nous sommes les indigènes de la République »
L'appel des Indigènes de la République n'a pas suscité une polémique parce qu'il dénonce l'existence d'un conti- nuum - évident - entre le racisme anti-Maghrébins et l'imaginaire datant de l'époque coloniale, mais bien parce qu'il tend à faire croire que le statut des Français d'origine arabe
est comparable à celui des indigènes sous la colonisation, voire à celui des esclaves sous l'esclavage. Ce qui représente à la fois une façon insoutenable de banaliser l'esclavage et la colonisation, mais aussi une manière totalement contre- performante et biaisée d'envisager la lutte contre les discri- minations.
Le simple fait de réduire le racisme à l'expression d'un relent néocolonial relève de l'erreur de diagnostic. Car cette analyse minimise l'impact des mécanismes économiques et sociaux frappant les enfants d'immigrés, lesquels sont avant tout discriminés parce qu'ils appartiennent à des classes pauvres. À moins de considérer qu'un enfant d'ouvrier maghrébin subit le même sort qu'un sociologue d'origine maghrébine...
Il est vrai que l'appel a été rédigé en partie par des sociologues, des avocats et des chercheurs, si violemment victimes de la discrimination postcoloniale qu'ils occupent des postes privilégiés au sein de la société française.
L'essentiel n'est-il pas de pouvoir se comparer à Frantz Fanon ou à Malcolm X, même si la société dans laquelle on vit ne s'y prête plus ? On a le droit de penser que l'appel des Indigènes visait simplement à donner un bon coup de pied dans la fourmilière.
Mais dans quel sens ? Des citoyens d'origine immigrée qui hier encore se battaient pour qu'on les considère comme français à part entière se définissent désormais comme « indigènes », initiant d'eux-mêmes un retour en arrière.
L'analyse des mécanismes économiques et sociaux alimentant le racisme est abandonnée, si bien que les nouvelles solidarités de classe ne sont plus censées se faire sur la base du refus des inégalités, mais sur une base identitaire : les « indigènes » contre les autres. Au risque d'accréditer une nouvelle grille d'analyse raciste, mais inversée.
À ce titre, les positions de Sadri Khiari, l'un des initiateurs de l'appel, sont assez explicites sur la dérive en cours. Membre d'Attac Tunisie, il a profité du site islamiste oumma.com pour
attaquer les manifestations anti-CPE, accusées d'être une « mobilisation blanche » destinée à « tourner la page embar-rassante de la révolte des quartiers » : « La gauche française s'avère ainsi incapable de dépasser le pseudo-universalisme républicain qui prétend qu'en France il n'y a que des individus ou des classes, déterminés uniquement par leurs positions sociales et non par leurs origines, leur couleur ou leur culture.
Les lectures économistes (plus syndicalistes que politiques) des conflits et les illusions républicaines se rejoignent - y compris à la "gauche de la gauche" - pour masquer le clivage postcolonial1. »
Bien entendu, la seule explication sociale ne suffit pas à rendre compte du phénomène du racisme, lequel vient en effet s'ajouter au clivage social.
Mais que signifie à l'inverse cette volonté de nier l'impact social sur le racisme, au profit d'une dénonciation exclusive du « clivage colonial » opposant de fait les descendants de
colonisateurs aux descendants de colonisés ? À l'exception bien sûr des descendants de colonisateurs qui se rachètent en pardonnant tout aux descendants de colonisés, y compris l'intégrisme.
Ce repositionnement, propre à gripper la machine à progresser, n'est pas fortuit. Lorsque le Front national pose la question de l'insécurité en l'analysant sous l'angle de l'immigration et non de l'inégalité sociale génératrice de frustrations, il endosse la responsabilité d'encourager une mauvaise réponse à une question mal posée.
L'appel des Indigènes de la République fonctionne sur le même mode. Rédigé et initié au lendemain du débat sur les signes religieux à l'école publique, à l'initiative notamment d'organisations musulmanes réactionnaires (comme le Collectif des musulmans de France sous la houlette de Tariq Ramadan), cet appel vise moins à susciter une prise de conscience antiraciste qu'à
rendre le modèle républicain, la laïcité et le féminisme responsables du racisme néocolonial, selon trois glissements qui s'enchaînent discrètement au fil de l'appel :
1.la banalisation de la colonisation, de l'indigénat et de l'esclavage ;
2.la réduction de la question du racisme à sa dimension postcoloniale au détriment de l'analyse économique et sociale ;
3. la confusion entre « racisme » et « islamophobie » visant à faire de l'idéal républicain laïque et du féminisme les nouveaux responsables du racisme envers les musulmans à travers l'exemple du débat sur le voile.
Bien entendu, le vote de la loi contre les signes religieux à l'école publique, décrite comme une « loi d'exception aux relents coloniaux », est censé achever la démonstration.
La lutte contre l'intégrisme, pour la laïcité ou contre le com-munautarisme ne serait plus sincère, mais camouflerait nécessairement des arrière-pensées colonialistes, voire « bushiennes ».
C'est ce que l'on retient du passage le plus confus de l'appel : « Frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la citoyenneté et du féminisme, cette offensive réactionnaire s'empare des cerveaux et reconfigure la scène politique.
Elle produit des ravages dans la société française.
Déjà, elle est parvenue à imposer sa rhétorique au sein même des forces progressistes, comme une gangrène. » Moralité, nous dit l'appel, « la décolonisation reste à l'ordre du jour ».
Mais quelle décolonisation, si la colonisation contemporaine est associée au féminisme, à l'idéal républicain et à la laïcité ?
La réponse se trouve entre les lignes de l'appel, qui invite en réalité à abandonner ce modèle républicain qualifié de « mythe ».
Une lutte, nationale, qui s'inscrit selon l'appel dans un effort international de résistance à la colonisation et à l'impérialisme: « Pour ces mêmes raisons, nous sommes aux côtés de tous les peuples (de l'Afrique à la Palestine, de l'Irak à la Tchét- chénie, des Caraïbes à l'Amérique latine...) qui luttent pour leur émancipation, contre toutes les formes de domination impérialiste, coloniale ou néocoloniale. »
Ainsi, en quelques lignes, l'« ethnicisation de la question sociale » et la banalisation ont permis de passer d'un mouvement visant à rallier tous les Français autour de la demande d'égalité à un mouvement d'« indigènes » combattant l'universalisme républicain, le féminisme et la laïcité au nom du combat contre l'impérialisme mondial et de la solidarité avec ses frères tchétchènes et irakiens. Bel exploit pour un seul texte.
Leïla Babès, qui a très vite décrypté ces sous-entendus, salue ironiquement « la naissance d'une nouvelle identité : le conglomérat des opprimés de père en fils » : « Les contours de l'ennemi se dessinent ensuite sous les traits de ceux qui défendent "frauduleusement", est-il précisé, la laïcité, la citoyenneté et le féminisme. Voilà un procédé qui identifie les courants auxquels appartiennent les "collaborateurs" (le mot est de moi) de la République néocoloniale, et en même temps sème le doute quant à leur sincérité. Un jeu enfantin pour les amateurs de la théorie du complot. Un indice pour les cancres :
laïque = vendu = arabe de service = sioniste1. »
Beaucoup de ceux qui avaient signé de bonne foi cet appel, malgré ses confusions, ont fini par réaliser que ces errements n'étaient pas accidentels. Car, au fil des mois, les zones de confusion se sont confirmées, notamment à travers des communiqués de plus en plus délirants produits au nom des Indigènes de la République. Comme celui expliquant que « le plan B de la décolonisation ne fait que commencer.
Il se poursuivra jusqu'à la libération complète du territoire ». Libérer quel territoire, de qui et pour y instaurer quoi ? Un autre communiqué compare la France au régime de l'apartheide.
Ces provocations médiatiques, assorties d'une déconnexion totale du terrain - les Indigènes de la République étaient plutôt absents du débat lors des émeutes -, ont fini par lasser plusieurs associations progressistes. Elles pensaient pouvoir « rectifier le tir » après l'appel, elles ont fini par renoncer devant les méthodes jugées « sectaires » de certaines organisations participantes.
Ces dissidents ont créé leur propre site, indigenes.org, pour y défendre une interprétation de l'appel clarifiée. Ils confirment que « les représentations et les pratiques du passé colonial continuent à agir sur le présent », mais refusent d'assimiler les conditions de vie des Français victimes de racisme à de l'indigénat ou à de l'esclavage. Ils militent surtout dans l'optique d'un mouvement tourné vers l'égalité pour tous et non vers la confrontation identitaire.
Espérons que cette clarification se poursuive, afin que l'analyse des continuums existant entre les représentations coloniales et le racisme anti-Maghrébins puisse devenir, enfin, un vrai point d'appui pour lutter efficacement contre les discriminations, et non plus une machine de guerre larvée contre le féminisme, la laïcité et l'idéal républicain. Lesquels garantissent l'égalité, si ce n'est dans les faits, au moins en droit.