
Je suis sûr que vous avez tous une colère longue :
C'est du meilleur Brecht. Il y a moins bon.
a écrit :Une scène de la pièce « Mère Courage et ses enfants ». Printemps 1624, en Suède, pendant la Guerre de trente ans. Le capitaine recrute des troupes pour la campagne de Pologne. La cantinière Anna Fierling (Mère Courage) suit l'armée avec sa carriole.
Devant une tente d'officier.
Mère Courage attend. Un secrétaire regarde hors de la tente.
LE SECRÉTAIRE : Je vous connais. Vous aviez chez vous un trésorier des protestants qui se cachait. Vaudrait mieux ne pas vous plaindre.
MÈRE COURAGE : Si, je me plains. Je suis innocente, et si je laisse faire, ça sera comme si j'avais mauvaise conscience. Ils m'ont tout déchiré à coups de sabre dans la carriole et exigé cinq thalers d'amende pour trois fois rien.
LE SECRÉTAIRE : Pour votre bien, je vous conseille de la fermer. On n'a pas beaucoup de cantinières et on vous. laisse votre commerce, surtout si vous avez mauvaise conscience et si vous payez de temps en temps une amende.
MÈRE COURAGE : Je me plains.
LE SECRÉTAIRE : Comme vous voulez. Alors attendez que le capitaine ait le temps.
Il rentre sous la tente.
UN JEUNE SOLDAT arrive en faisant du vacarme : Bouque la Madonne ! Où est ce damné chien de capitaine, qui me pique les pourboires pour les dépenser en boisson avec ses garces ? Il faut le foutre en l'air !
UN SOLDAT PLUS AGÉ arrive en courant : Ferme-la. On va te mettre aux fers !
LE JEUNE SOLDAT : Sors de là, voleur! Je vais te frotter les côtelettes ! Piquer la prime, après que j'ai nagé dans le fleuve, le seul de toute la compagnie, résultat, je ne peux même pas me payer une bière, je ne me laisserai pas marcher sur les pieds. Sors de là, que je te coupe en morceaux !
LE SOLDAT PLUS AGÉ : Marie Joseph, ça va mal tourner.
MÈRE COURAGE : Ils ne lui ont pas payé de pourboire ?
LE JEUNE SOLDAT : Lâche-moi, je vais te nettoyer toi aussi, ça va être la grande lessive.
LE SOLDAT PLUS AGÉ : Il a sauvé le canasson du colonel et pas reçu de pourboire. Il est encore jeune et il y a pas assez longtemps qu'il est dans le coup.
MÈRE COURAGE : Lâche-le, ce n'est pas un chien qu'il faut mettre à la chaîne. Vouloir du pourboire, c'est tout à fait raisonnable. Sans ça, pourquoi il se distinguerait ?
LE JEUNE SOLDAT : Pour que lui il se saoule là-dedans ! Vous êtes que des enfoirés. J'ai fait quelque chose de spécial et je veux mon pourboire.
MÈRE COURAGE : Jeune homme, ce n'est pas moi qu'il faut engueuler. J'ai mes propres soucis, et surtout ménagez votre voix jusqu'à ce que le capitaine arrive, vous pourriez en avoir besoin, après il est là, et vous êtes enroué et vous arrivez pas à sortir un son, et il ne peut pas vous faire mettre aux fers jusqu'à ce que vous deveniez tout bleu. Ceux qui gueulent comme ça le font pas longtemps, une demi-heure, et il n'y a plus qu'à chanter pour qu'ils dorment, tellement ils sont épuisés.
LE JEUNE SOLDAT : Je ne suis pas épuisé, et pas question de dormir, j'ai faim. Ils font le pain avec des glands et du chènevis, et sur ça ils économisent encore. Lui, mon pourboire, il le dépense en putains, et moi j'ai faim. Il faut le foutre en l'air.
MÈRE COURAGE : Vous avez faim, je comprends. L'année dernière, votre grand capitaine vous a fait quitter les routes et aller à travers les champs, pour que le blé soit piétiné, j'aurais pu tirer dix florins de la paire de bottes, si quelqu'un avait pu dépenser dix florins, et si moi j'avais eu des bottes. Il croyait qu'il ne serait plus dans le coin cette année, mais voilà pourtant qu'il est encore là, et la famine est grande. Je comprends que vous fassiez une colère.
LE JEUNE SOLDAT : Je n'admets pas ça, taisez-vous, je ne supporte pas l'injustice.
MÈRE COURAGE : Là, vous avez raison, mais pendant combien de temps ? Pendant combien de temps vous ne supportez pas l'injustice ? Une heure ou deux ? Vous voyez, ça, vous ne vous l'êtes pas demandé, alors que c'est le principal, pourquoi, parce que dans les fers ça sera une misère si vous découvrez que vous supportez tout d'un coup l'injustice.
LE JEUNE SOLDAT : Je ne sais pas pourquoi je. vous écoute. Bouque la Madonne ! Où est le capitaine ?
MÈRE COURAGE : Vous m'écoutez parce que ce que je vous dis, vous le savez déjà, que votre colère est déjà tombée, c'était rien qu'une colère courte, et il vous en fallait une longue, mais d'où qu'elle viendrait ?
LE JEUNE SOLDAT : Est-ce que vous voulez dire que quand j'exige le pourboire c'est pas juste ?
MÈRE COURAGE : Au contraire. Je dis seulement que votre colère n'est pas assez longue, vous n'arrivez à rien avec elle, dommage. Si vous aviez une colère longue, j'irais jusqu'à vous échauffer. Coupez ce chien en morceaux, c'est ce que je vous conseillerais, mais qu'est-ce qui se passera si vous ne le coupez pas en morceaux, parce que vous sentez déjà que vous avez la queue basse ? Alors je me retrouve là, et le capitaine s'en prend à moi.
LE SOLDAT PLUS AGÉ : Vous avez tout à fait raison, il a qu'une lubie.
LE JEUNE SOLDAT : Bon, je vais bien voir si je le coupe pas en morceaux. (Il tire son épée.) S'il arrive, je le coupe en morceaux.
LE SECRÉTAIRE jette un coup d'oeil au dehors : Le capitaine arrive tout de suite. Assis.
Le jeune soldat s'assoit.
MÈRE COURAGE : Il est déjà assis. Vous voyez, qu'est-ce que je disais. Vous êtes déjà assis. Oui, ils s'y connaissent pour ce qui est de nous, et ils savent comment manoeuvrer. Assis ! et nous voilà assis. Et quand on est assis, il n'y a pas de révolte. Ne vous relevez pas, ça vaut mieux, vous ne vous tiendrez plus comme vous vous teniez avant. Il ne faut pas vous gêner devant moi, je ne vaux pas mieux, pour ça non. Toute notre énergie, ils nous l'ont achetée. Pourquoi, parce que si je bronchais, ça pourrait contrarier le commerce. Je vais vous dire quelque chose de la grande capitulation.
Elle chante la « Chanson de la grande capitulation »
(…)
Au jeune soldat : C'est pour ça que. je pense que tu devrais rester là l'épée toute prête, si tu en as vraiment envie, et si ta colère est assez grande, car tu as un bon fond, je le reconnais, mais si ta colère est une colère courte, pars tout de suite, ça vaut mieux !
LE JEUNE SOLDAT : Va te faire foutre !
Il s'en va en trébuchant, suivi par le soldat plus âgé.
LE SECRÉTAIRE sort la tête : Le capitaine est arrivé. Maintenant vous pouvez vous plaindre.
MÈRE COURAGE : J'ai changé d'avis. Je ne me plains pas.
Elle sort.
C'est du meilleur Brecht. Il y a moins bon.
