(L'Humanité a écrit :
Entretien réalisé par Jean Roy
Article paru dans l'édition du 7 mars 2007.
André Téchiné. « Ce qui ne vous détruit pas vous rend plus fort »
Cinéma . Sortie aujourd’hui du nouveau film d’André Téchiné, les Témoins, situé en 1984, au moment charnière où l’insouciance sexuelle a fait place à la peur. Rencontre avec le réalisateur.
En 1984, période où se déroule les Témoins, André Téchiné est un réalisateur qui a déjà cinq, six films à son actif. Dans son entourage, qui compte nombre d’intellectuels et d’artistes homosexuels, l’hécatombe a commencé. Quatre ans plus tôt, à Los Angeles, un médecin vient seulement de s’étonner de la coïncidence clinique entre les symptômes développés par trois de ses patients masculins homosexuels. Un an plus tard, cette maladie nouvelle est dénommée sida ; on découvre son mode de transmission et aussi qu’elle ne frappe pas seulement les homosexuels. En mai 1983, le professeur Montagnier et son équipe parviennent pour la première fois à isoler l’agent responsable de la maladie, expérience renouvelée en mai 1984 par le professeur Gallo qui met en évidence l’activité antirétrovirale de l’AZT. C’est donc à cet instant charnière que ce beau film prend place. Rencontre avec son auteur.
D’où vient l’idée des Témoins ?
André Téchiné. C’est un projet que j’ai porté longtemps, depuis ce moment historique traumatisant où des proches ont disparu. Moi, je suis passé au travers. Ma motivation a été celle d’un devoir de mémoire. Ensuite, il a fallu convaincre un producteur, car cela reste un sujet tabou. Je pense aussi que j’avais laissé passer assez de temps pour ne pas me complaire dans le malheur mais il fallait le faire avant que tout le monde oublie, je ne dis pas avant que moi j’oublie. La nouvelle génération ne connaît rien de cette époque. De façon concrète ou émotionnelle, cela a été vécu comme Mars attaque ou les Oiseaux, s’en prenant à et détruisant tout ce qui m’était familier. Ce sentiment de science-fiction m’a dicté la forme et je me suis lancé avec les difficultés de production qui sont le lot commun des temps qui courent, avec en plus donc le côté un peu tabou du projet. C’est une difficulté que j’avais affrontée avec Terre brûlée, sur la guerre d’Algérie. J’avais des comédiens connus et pourtant le film ne s’est pas fait. C’est un problème français. D’autres pays n’ont pas peur de mettre en spectacle jusqu’au nazisme, que ce soit en comédie musicale avec Cabaret ou dans le burlesque avec To Be or Not to Be et le Dictateur, ce qui permet de ne pas refouler. Ici, ce n’est pas la même approche, comme si ça ne transmettait pas. Moi, je n’avais même pas entièrement l’histoire dans ma tête que, à chaque fois que j’en parlais, je me heurtais à un rejet ou à un refus, à cause du sujet d’abord. Cette époque-là, il ne faut pas en parler.
Quelle est la construction du film ?
André Téchiné. C’est presque comme un film fantastique, avec une insouciance dans la première partie puis le virus qui attaque. Il y a ensuite la société de l’époque - ce qui n’est plus vrai aujourd’hui - qui réagit de façon émotionnelle, comme si c’était une nouvelle peste, une maladie honteuse. Même des philosophes de l’époque frappés par cette épidémie n’en ont pas parlé. Quelqu’un comme Michel Foucault, pour des raisons qui le regardent, a refusé cette étiquette au caractère culturellement très violent, comme si cela s’opposait à une maladie plus normale ou naturelle.
Vous trouvez cependant un producteur...
André Téchiné. Oui, Saïd Ben Saïd, à UGC. J’avais tâté avec d’autres, leur disant que j’avais un projet sur ce thème, obtenant toujours une réaction négative. Lui s’est montré plus ouvert, mais il m’a dit que tout dépendrait de la forme que prendrait le scénario. C’est avec lui que j’avais fait Loin, tourné en DV et en équipe légère très réduite à Tanger. Il était plutôt satisfait du film et partisan d’une nouvelle aventure. Il a accepté le risque de ce projet, qui s’est d’abord appelé Avant que j’oublie, puis la Tempête, avant de devenir les Témoins. Le titre est venu d’Emmanuelle Béart, à qui l’on demande : « Témoigner de quoi ? » et qui répond : « De son passage parmi nous. » Les personnages sont les témoins du destin de Manu, qui a bousculé leurs vies ordinaires, leurs habitudes et leur a fait mesurer le miracle d’être vivants, leur faisant apprendre des choses pour eux-mêmes. Si, à la fin, Emmanuelle Béart parvient à aimer son enfant, cela a à voir avec la mort de Manu. Elle prend conscience. De même Michel Blanc, à l’homosexualité très revendicative dans la première partie du film, lui permet d’être plus disponible pour finalement apprécier un moment de bonheur comme avec Steve, même s’il est sans lendemain. Ce qui ne vous détruit pas vous rend plus fort.
Cette idée était-elle intangible ou le scénario a-t-il connu des évolutions ?
André Téchiné. Ça a bougé. Je vois qu’il est vrai qu’au départ c’est une manière de parler du sexe et de la morale, comme dans Rendez-vous ou J’embrasse pas, ce qui m’intéresse toujours. Par rapport à cela, la période avait quelque chose d’exemplaire : déduire la morale comme une sorte de sanction. Puis sont venus les personnages du flic, du médecin, de la prostituée qui aime son métier. Ça s’est déplacé de l’écriture vers quelque chose d’organique. J’ai accordé beaucoup plus d’importance à la scène du pique-nique, qui va vers la sieste, puis la baignade, puis la noyade, ce quelque chose de très mystérieux qui fait qu’à ce moment le personnage va se rapprocher de Manu et finalement céder à ses avances. Il y a ce fond marin qui est mystérieux, comme peuvent l’être le désir ou l’érection. Cela a pris le dessus dans la manière dont j’ai corrigé le scénario. C’est le côté un peu irrationnel de cette épidémie qui a pris le dessus dans la deuxième partie.
Cette évolution, comme la distribution ou le reste, est-ce vous ou UGC, dont vous dites l’attention portée au développement du film ?
André Téchiné. Dans la mesure où Saïd Ben Saïd travaille chez UGC, c’est lié. Je ne sais pas quelle est sa part d’indépendance par rapport à UGC. Je voulais tourner à Marseille, une ville solaire qui est une terre d’immigration à la rencontre de l’Orient et de l’Occident. C’était trop cher. Il a fallu rapatrier et réécrire en situant à Paris pour des raisons économiques. Donc, on a travaillé à l’intérieur de certaines contraintes. Ce sont des rapports de forces classiques entre un cinéaste et un producteur. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’un comédien est connu que cela émousse mon désir de cinéma. Il y a dix ans que je rêvais de travailler avec Michel Blanc. Emmanuelle Béart, j’avais déjà fait deux films avec elle. En revanche, je n’imaginais pas un comédien connu pour jouer Manu. J’ai fait beaucoup d’essais avant de choisir Johan Libéreau, qui n’est pas une vedette. J’aurais pu prendre Gaspard Ulliel, mais il me semblait trop beau pour le rôle. Il avait un côté hermaphrodite dans les Égarés, mais c’était un autre film. Là, je cherchais quelque chose de plus banal et de plus populaire qu’une beauté physique de jeune premier. Je voulais la qualité dans la joie de vivre, pas la beauté qui descend sur terre comme Terence Stamp dans Théorème. Ce n’est pas au demeurant la première fois que je mélange connu et inconnu. Dans les Soeurs Brontë, j’avais un inconnu face à trois vedettes. Ici, il fallait que ce soit tempétueux et joyeux. L’euphorie l’a emporté sur la noirceur de la période historique. Je voulais des moments de bonheur, du plaisir au-delà de ce qui est inhérent à l’intrigue. Ces scènes donnent tout son prix à l’ensemble car on mesure leur caractère éphémère. J’ai voulu donner l’intensité d’enfants qui jouent et en profitent. On avait réussi à oublier l’ultralibéralisme et la pesanteur du marché.
Avez-vous lu ou entendu les déclarations de Pascale Ferran lors de la soirée des césars ?
André Téchiné. Elles avaient le mérite d’être très réfléchies. J’ai le sentiment qu’elle a mis le doigt sur un point très sensible. D’une certaine manière, le goût des décideurs est en cause et, en disant cela, je pense surtout à la télévision. Je ne voudrais pas en revanche qu’on oppose cinéma d’auteur et films grand public. Hitchcock a réalisé des films de divertissement que boudait la critique qui affirmait que c’était du grand-guignol. Le goût d’une certaine autre critique a donné ses lettres de noblesse au grand-guignol, ce qui n’était pas incompatible avec le goût du public. Affirmer l’existence d’un cinéma d’auteur, dans lequel on trouve, vous en conviendrez, le meilleur et le pire, vous met à une place immuable. Occuper la place du cinéma d’auteur dans l’échiquier n’est pas salutaire car cela ne fait pas bouger les choses. Chez Chaplin, chez Hitchcock, qui sont des maîtres j’en conviens, la dimension de spectacle et la dimension d’écriture faisaient bon ménage. Je me vis comme un homme de spectacle, pas comme un auteur. Cela n’empêche pas que les goûts des décideurs sont formatés par l’industrie et que ce sont des autocrates qui ont maintenant quartier libre pour exprimer ces goûts. La part de la recherche, de l’expérimentation, est nécessaire à toute l’industrie. Elle fait partie du désir d’un cinéaste. Qu’il y renonce dans son travail et lisse vers la norme, cela me paraît moins vivant, plus figé, plus de l’ordre de la mort, donc moins intéressant. Il est dommage que cette part d’expérimentation soit traitée avec beaucoup de mépris.