Je ne souhaitais pas entrer dans trop de détails pour ceux qui compteraient aller voir le film, mais puisque Zelda m'y pousse...
Les éventuels concernés sont donc prévenus : ne pas lire la suite si vous voulez conserver toute la surprise du scénario.
Parmi les scènes auxquelles il est vraiment impossible de croire figure précisément celle mentionnée par Zelda : des combattants FTP à quatre pattes dans une rue déserte, de nuit en plein couvre-feu, à proximité d'un lieu bondé de soldats allemands, cherchant en s'invectivant la goupille d'une grenade qu'ils ont renoncé à lancer. Tout simplement ridicule ! Éclats de rire dans la salle, c'est tout dire...
Autre scène grotesque lors de la première attaque menée par Manouchian lui-même : de retour sur les lieux où il vient de grenader un groupe de soldats allemands, il y croise le regard approbateur du responsable de la MOI qui l'a poussé à s'engager dans l'action armée. On se demande d'ailleurs ce que ce dernier fait là, tant il est idiot de penser qu'un dirigeant ait pu prendre le risque de venir sur un lieu d'opération ! Ridicule encore...
Pour l'anecdote, Boris Holban cite dans ses Mémoires cet épisode où Manouchian, à l'occasion de sa première action, revient effectivement sur ses pas pour voir le résultat au lieu de s'éloigner comme prévu des lieux de l'attentat... mais c'est pour dire qu'il s'est fait vertement engueuler par le responsable militaire quand cela s'est su !
Le problème surtout est que Guédiguian utilise cette improbable ficelle scénaristique pour illustrer un revirement supposé de Manouchian, qui aurait été jusque là une sorte de poète idéaliste répugnant à tout usage des armes : voir un dialogue surréaliste sur l'éthique, quelques scènes plus tôt !
Pure invention, manifestement ! C'est pourquoi je rappelais ce qu'évoque Mélinée Manouchian elle-même dans ses souvenirs : arrêté en septembre 1939 comme militant communiste, Missak Manouchian demande à être libéré pour s'engager dans l'armée française, ce qu'il fera d'ailleurs même s'il ne sera pas envoyé au front mais chargé de l'entrainement de soldats. On trouve d'ailleurs dans son livre une photo de Manouchian permissionnaire, en uniforme de l'armée française...
Au registre des libertés inutilement prises avec l'Histoire et la chronologie figure ce qui concerne Henri Krasucki. Ce dernier était responsable des groupes de la Jeunesse communiste et a été arrêté avec le réseau des "jeunes" au printemps 1943. Il a été déporté en juin, avant la longue traque des FTP-MOI qui a conduit à leur démantèlement presque complet au terme de mois de filatures à partir de l'été 43. Henri Krasucki n'a donc pas été déporté avec Simon Rayman, arrêté en même temps que son frère Marcel, Missak Manouchian et les autres.
Il semble qu'auparavant Marcel Rayman ait échappé à la vague d'arrestations du printemps 43 grâce à l'alerte donnée par un policier (l'épisode est d'ailleurs repris dans le roman de Daeninckx,
Missak)... mais pas par un membre des Brigades spéciales des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris ! Tout le passage où Guédiguian essaye de faire avaler au spectateur cette histoire de flic, acharné de la chasse aux résistants juifs et communistes, mais tentant fin 43 de sauver un Marcel Rayman déjà identifié comme assassin du général SS Julius Ritter, au nom d'une parole prétendument donnée pour une histoire de cul, est vraiment minable !
Un dernier mot sur celui qui apparaît dans le film de Guédiguian sous le nom de Petra. Là encore, j'avoue n'avoir pas compris le pourquoi des libertés prises avec une Histoire maintenant bien documentée. Je dis "maintenant" parce qu'il y a eu, voilà en gros 25 ans, toute une polémique (avec notamment le film de Mosco,
Des terroristes à la retraite) sur l'origine et le rôle d'éventuelles dénonciations dans la chute des FTP-MOI parisiens. Était en fait visée la direction du PCF, accusée par certains d'avoir à l'époque "lâché" voire "sacrifié" Manouchian et ses hommes. Ce qui semblait donner quelque consistance à cette thèse était l'attitude du PCF dans l'immédiat après-guerre, posant au grand parti de la résistance française sinon de la France résistante... et donc peu porté à rappeler qu'en 43-44 seuls les groupes de la MOI étaient encore capables d'actions militaires spectaculaires dans la capitale, comme l'assassinat de Ritter, responsable du STO ! Pour la vantardise nationaliste, le geste du Colonel Fabien ou le martyre des fusillés de Châteaubriant étaient certainement plus vendeurs que les actions d'obscurs Arméniens, Italiens, Espagnols, Roumains, Hongrois ou Polonais ! De l'élimination de l'Histoire à la complicité d'élimination physique, il n'y avait qu'un pas que certains ont franchi avec pas mal de légèreté. Et le fait (point de départ du roman de Daeninckx) que le PCF ait tronqué, dans les premières reproductions de lettres de fusillés, le passage où Manouchian évoque
« celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus » ne pouvait qu'apporter de l'eau au moulin des soupçons, alimenté d'ailleurs par Mélinée Manouchian elle-même. Mais tout cela date d'avant l'ouverture des archives de la préfecture de police de Paris et l'accès aux rapports concernant la traque des FTP-MOI par les brigades spéciales des renseignements généraux. Depuis le travail de Denis Peschanski, Stéphane Courtois et Adam Rayski, corroboré par les Mémoires de Boris Holban -- les deux ouvrages datant de 1989 --, il ne fait guère de doute que ce sont essentiellement les longues filatures policières qui ont permis le démantèlement des réseaux des Jeunesses communistes puis des FTP-MOI parisiens en 1943. Pour Peschanski & Co. comme pour Holban, les trahisons et les informations obtenues sous la torture n'ont joué qu'un rôle secondaire, quoique non négligeable en permettant d'identifier les responsabilités de militants déjà "logés" et filés.
C'est ici que s'inscrit l'épisode de l'arrestation en octobre 1943 du commissaire politique des FTP-MOI parisiens, Joseph Davidovitch, dit Albert... renommé Petra par Guédiguian, présenté comme Roumain ou Hongrois (je ne sais plus) alors qu'il était Polonais, et dont le film situe l'arrestation en même temps que celle de Manouchian alors qu'elle est antérieure. Allez savoir pourquoi... Ce qui ressort du récit de Holban comme du travail sur les archives est que Davidovitch aurait parlé, confirmé l'organigramme du groupe déjà largement connu par les renseignements généraux, voire donné des points de départ de nouvelles filatures. Mais contrairement à ce que montre le film, Davidovitch, arrêté avant la chute du groupe de Manouchian en novembre 1943, est relâché après, probablement pour tenter de remonter encore plus haut dans l'organigramme des FTP, de la MOI et du PC (fragilisé puisqu'au rdv où est arrêté Manouchian tombe aussi Joseph Epstein, responsable de tous les FTP de la région parisienne). Démasqué, Davidovitch est exécuté par les FTP-MOI en décembre 43. Est-ce ce genre d'épisodes que Guédiguian a voulu masquer en triturant la chronologie ?
Pour la biblio, je renvoie à nouveau à :
Le sang de l'étranger - Les immigrés de la MOI dans la Résistance – Stéphane Courtois, Denis Peschanski & Adam Rayski (Fayard, 1989)
Testament - Après 45 ans de silence, le chef militaire des FTP-MOI de Paris parle... – Boris Holban (Calmann-Lévy, 1989)
et au documentaire :
La traque de l'Affiche rouge – Jorge Amat & Denis Peschanski (Compagnie des Phares et Balises, et trouvable sur DailyMotion)
A noter qu'à la fin de son livre, Boris Holban répond, de façon à mon avis convaincante, à Mélinée Manouchian (
Manouchian, EFR, 1974), Philippe Ganier-Raymond (
L'affiche Rouge, Fayard, 1975) et Philippe Robrieux (
L'affaire Manouchian, Fayard, 1986)... mais d'autres peuvent avoir un avis contraire.
Il y a par ailleurs un livre plus récent
Joseph Epstein, bon pour la légende (Séguier, 2007) que j'ai acheté mais pas encore lu, et qui revient sans doute sur tout cela...