( Le Temps % 7 janvier 2010 a écrit :Radu Mihaileanu, en mode mélo
Par Marc Semo, Paris
Trente ans après avoir fui la Roumanie, le réalisateur du film «Le Concert» est enfin apaisé. Portrait de l’artisan d’un des grands succès populaires français sur grand écranUn tournage est toujours une aventure, avec ses moments exaltants, cocasses ou ennuyeux mais, dans celui du Concert, il y en a un que Radu Mihaileanu savoure particulièrement. La scène se passe à l’aube. La petite troupe du faux-vrai Orchestre du Bolchoï en partance pour Paris bat la semelle sur la place Rouge dans l’attente d’un improbable bus. Il a fallu six mois de tourments bureaucratiques pour obtenir l’autorisation de déployer là ses caméras. «Nous sommes au pied du Kremlin, le cœur du pouvoir russe, et pour moi c’est comme une revanche, même si je ne l’ai compris qu’après», s’esclaffe l’ancien réfugié ayant fui la Securitate de Ceausescu, le juif roumain devenu cinéaste français à succès.
«Witz» et rire désillusionnéEn France, son dernier film cartonne avec déjà près de 2 millions d’entrées, grâce au bouche-à-oreille. En Suisse, où le film est sorti bien après, les chiffres sont moins spectaculaires pour ce mélo absolu sur fond de Tchaïkovski (critique: lire LT du 23.12.2009). Le public rit et pleure. «La comédie n’a de sens que sur fond de tragédie, comme dans la vie», explique Mihaileanu resté depuis son enfance un inconditionnel de Charlot, «le perdant malin imparfait et sublime». Tignasse bouclée et barbiche courte, un zeste de «r» roulés, il assume son identité composite avec toujours à la bouche le «witz» et l’autodérision des êtres sans illusions ballottés par l’histoire.
Depuis plus de vingt ans, Radu Mihaileanu habite Paris, quartier de la République dont il aime le mélange ethnique et social. Gosse en Roumanie, il allait jouer avec les petits Tziganes voisins. Dans tous ses films apparaissent ses potes les Gitans, transgresseurs de frontières et d’ordres établis. La rue Saint-Maur, c’est la patrie de l’exilé. Il y côtoie cette différence, cet entre-deux, qu’au début il chercha à gommer en lui. Il n’a jamais oublié son arrivée à l’Idhec, l’école de cinéma, en petit réfugié roumain. «Ma mère avait vendu son alliance pour m’acheter à Bucarest un beau costume. J’étais là engoncé alors que les autres étaient en jeans.» Ses copains contestaient les profs. «Moi, je voulais apprendre», se souvient Radu, qui longtemps s’est senti «un animal bizarre».
Nombre de ses copains de promo – Arnaud Depleschin, Eric Rochant, etc. – se sont rapidement affirmés comme les symboles d’un renouveau du cinéma français d’auteur. Lui se sentait un peu largué et à la recherche de lui-même. Son premier long-métrage, Trahir, sur la compromission et le flicage au quotidien par la Securitate, était un film roumain parlé en français. Puis il y eut Train de vie, où il inventait le conte d’un village juif d’Europe orientale qui organise sa fausse déportation pour se faufiler entre les lignes et échapper à l’extermination. Malgré un Prix du scénario, aucun producteur n’osa d’abord s’y lancer. Jamais jusque-là aucun film n’avait mélangé le rire et les larmes sur la Shoah. Il lui faudra plus de trois ans pour le tourner. Plus de dix ans plus tard, autre triomphe avec Va, vis et deviens, merveilleuse histoire d’un gosse éthiopien qui se fait passer pour juif afin d’être adopté en Israël. On y retrouve ce qu’il appelle «l’imposture positive».
Deux histoires rebrodées«Je suis un cinéaste de gauche aimé par la presse grand public parce que je parle de valeurs simples comme l’amitié, la solidarité, la tendresse, la dignité humaine», explique le cinéaste, convaincu d’avoir tourné avec Le Concert son film «à la fois le plus personnel et le plus français». A l’origine du scénario, il y a deux histoires vraies. Celle du chef d’orchestre du Bolchoï Evgueni Svetlanov, chassé pour s’être opposé au licenciement des musiciens juifs, décidé par Brejnev. Et celle d’un faux orchestre du Bolchoï qui se rendait à Hongkong, finalement découvert. Radu mêle les deux, extrapole.
Les tragédies du communisme furent celles de sa famille. Son père échappe aux camps nazis, change son patronyme Buchman pour celui très roumain de Mihaileanu et rejoint la résistance communiste. Mais, une fois le PC au pouvoir, sa carrière stagne car, bien que journaliste et traducteur reconnu, il reste suspect de par ses origines. Quand ses parents apprennent au petit Radu sa judaïté, il en parle naïvement à ses copains d’école… et se fait tabasser.
«C’est très roumain et très juif à la fois que de rire dans les larmes», dit Radu, dont le départ de Roumanie fut la quintessence du genre: «Officiellement, je partais pour un voyage de 15 jours en Israël et il fallait afficher devant la police de l’aéroport un sourire de bonheur alors que ma famille et moi savions que j’allais me réfugier et que nous risquions de ne jamais nous revoir.» Une fois arrivé, deuxième mise en scène. Il appelle la famille – le téléphone est sur écoute – pour lui annoncer son désir de rester à Paris et, selon le scénario convenu, elle le maudit tout en exultant intérieurement. Il reste un exilé, n’a jamais demandé l’asile.
Traqué de l’intérieur«Je me sentais traqué partout et d’abord à l’intérieur de moi, jamais je ne donnais mon adresse: cela a duré quasi jusqu’au renversement des Ceausescu… Dans un pays communiste, il n’y avait que l’amitié, l’amour et le sexe. Les relations personnelles étaient le plus important, alors qu’en Occident les gens s’abritent derrière une carapace, et moi je voulais tout trop vite», raconte le cinéaste, qui peu à peu trouve ses marques. Il se marie avec une Séfarade française, ils ont deux garçons.
Désormais, il est reconnu et apaisé: «J’ai arrêté de courir derrière l’identité des autres et je m’accepte comme je suis.» Métèque revendiqué et fier de l’être. Son père insiste pour qu’il abandonne «ce nom à coucher dehors de Mihaileanu» pour reprendre celui de Buchman, littéralement l’«homme du livre». Radu s’y est toujours refusé pour ne pas effacer ce chapitre de l’histoire familiale. Et malgré sa passion pour les livres. «Je voudrais qu’il y en ait sur tous les murs jusqu’au plafond», soupire le cinéaste, dont «le rêve secret» serait de devenir écrivain, de se mesurer avec cette langue française devenue la sienne mais qui l’impressionne encore tellement. Il pense à d’autres Roumains qui se coulèrent dans ce même moule, Ionesco ou Cioran. Cela le paralyse et cela le tente.