Francesca Solleville, la dernière chanteuse communiste ?

Francesca Solleville, la dernière chanteuse communiste ?

Message par Gayraud de Mazars » 06 Juil 2019, 14:05

Salut camarades,

"A 87 ans, Francesca Solleville, figure de la chanson engagée (à gauche toutes), sort un album, “Les Treize Coups de minuit”. Notre chroniqueuse chanson a eu envie de la rencontrer chez elle, dans une ville communiste de la banlieue parisienne. Et de se confronter à un pan d’histoire de la chanson. Un pan d’histoire, tout court."

Francesca Solleville, la dernière chanteuse communiste ?
Valérie Lehoux, Télérama, Publié le 03/07/2019

https://www.telerama.fr/musique/frances ... hahofpp2Xc

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« Asseyez-vous sur le fauteuil. Je l’ai trouvé dans des ordures .» J’arrive chez Francesca Solleville. « Y a que des gens riches dans l’immeuble. Quand ils s’en vont, ils laissent des tas de trucs impeccables. » C’est vrai qu’il est nickel, son fauteuil. Et confortable, en plus ; il trône au milieu d’un petit salon, protégé du soleil et de la canicule par des stores à demi fermés. Devant moi, une petite dame avenante, les yeux bleus pétillants et à l’accent du Sud, me propose un verre d’eau ou un jus de pomme. Francesca Solleville. Quand je prononce son nom, mes interlocuteurs oscillent en général entre deux attitudes : soit ils n’en ont jamais entendu parler (compréhensible, vu que, depuis des décennies, elle ne passe ni à la radio ni la télé), soit ils la reconnaissent comme une référence de la chanson engagée et poétique. Une encartée communiste. Amie intime de Jean Ferrat. Porteuse de la parole d’Aragon, de Léo Ferré, de Mac Orlan, d’Henri Gougaud, d’Allain Leprest. Et sur scène depuis… soixante ans. Francesca est née en 1932, elle vient encore de sortir un album – treize de ses titres fétiches, réorchestrés (1). Dès qu’elle le peut, elle se produit en public. Bien sûr, Francesca habite la banlieue rouge. Malakoff. « La mairie est communiste depuis 1944. Et moi, ça fait plus de quarante ans que je suis ici. Avant, je vivais à Ivry – autre ville communiste –, comme Ferrat. » L’entrée en matière se fait sans détour. Je lui fais remarquer que, sur le trottoir d’en face, se trouve quand même la permanence du Parti socialiste… « Oui, je sais, mais ils sont tout le temps fermés ! » La petite dame aux yeux rieurs est vive et franche, pile comme on me l’avait dit. En revanche, je n’imaginais pas qu’elle m’entraînerait dans une conversation à bâtons rompus… Pleineg de surprises. « Je vous ai fait rire avec le Parti socialiste fermé, hein. Il faut bien rigoler un peu… »

Vous affichez une conscience politique aiguë. Vous votez toujours ?
Evidemment ! J’ai commencé à 12 ans.

Pardon ?
Je ne votais pas ! Mais je commençais à comprendre. On avait passé des années de guerre atroces. On avait peur. Mes parents étaient séparés. Ma mère, une militante antifasciste, était recherchée. L’autre branche de la famille était pétainiste. Mon père, qui refusait de payer le divorce, avait même fait publier un article à la une de Gringoire, intitulé « Les indésirables », qui visait directement la famille de ma mère, d’origine italienne. Le jour où il me l’a montré, je me suis levée de ma chaise et je l’ai regardé droit dans les yeux avec rage. Il m’a frappée d’une paire de claques si fortes qu’elles m’ont envoyée sur ce buffet [elle montre le gros meuble en bois, à droite de la porte fenêtre]. Bref, à la Libération, je me suis retrouvée sur la place, à Marmande, avec ma meilleure copine, la fille du boulanger – son père ne me donnait jamais de pain, il ne devait pas se rendre compte à quel point j’avais faim. Il y avait un radio crochet. J’ai chanté Mon légionnaire… et j’ai gagné le premier prix. Une petite médaille. Le deuxième prix, c’était 25 kilos de pommes de terre. Alors que je suis allée voir les filles arrivées en deuxième, je les ai convaincues d’intervertir, et avec ma brouette, j’ai ramené les pommes de terre à ma mère, qui était folle de joie. La même année, je me suis précipitée au siège du Parti communiste, pour m’inscrire.

IIs vous ont acceptée ?
Non ! J’étais une enfant, je portais des nattes, je ressemblais à Bécassine. Ils m’ont dit : “Attends un peu, il y aura bientôt des Jeunesses communistes.”

Votre conscience sociale est donc née à la Libération...
Non, bien avant ! Quand j’avais 4 ans.

Déjà ?
Oui, ma mère m’avait emmenée à une manif contre Franco. Je me souviens encore de l’atmosphère. Elle a toujours combattu les fascismes. Mais en me répétant : “Surtout, ne juge personne. Evite les conflits, qui ne servent à rien. Tu peux discuter, mais dès que la conversation prend une voie sans issue, laisse tomber.”

Vous y parvenez ?
Oui... mais depuis pas très longtemps. Ma mère m’a aussi donné le goût de la musique classique – elle jouait du piano – et des livres. Alice au pays des merveilles a été une libération totale. Cette petite fille qui parvenait à se débrouiller partout, et avec le sourire, m’a servi d’exemple.

Votre carte au PC, vous l’avez toujours ?
Je l’avais déchirée au moment des événements en Tchécoslovaquie. Pendant toute la période stalinienne dure, je n’étais plus adhérente. En vrai, je suis plutôt anarchiste. Mais il n’existe pas de carte d’anarchiste…

Communiste et anarchiste, ce n’est pas très compatible !
Je sais, mais il arrive un moment où il faut bien choisir un côté, pour faire bouger les choses. Il faut se retrousser les manches, et les seuls qui travaillent sur le terrain, ce sont les communistes. D’ailleurs, ils ont réussi à obtenir des choses, quand même... Nous, avec Marc Ogeret et Claude Vinci, on a créé le Syndicat des chanteurs, vers 1974. A l’époque, on n’avait aucune protection. Pas de fiches de paye. Pas de Sécurité sociale. On était payé de la main à la main. C’est pour ça qu’aujourd’hui j’ai une retraite officielle de 500 euros – et une complémentaire de 800 euros, à laquelle j’ai cotisé de mon côté. On s’est battus. Et on est allés loin, on a fait des grèves, même à la télé. Je me rappelle du jour où je devais faire une émission de Chancel ; il me voit sur les marches, dehors, avec les copains qui tenaient le piquet. Il me demande : “Mais qu’est-ce que tu fais là ? – La grève ! – Tu es folle, tu es programmée dans l’émission.” Ben oui, mais tant pis... Finalement, on a obtenu d’être déclarés, donc d’avoir accès à la Sécurité sociale.

Vous avez été victime de censure ?
[Elle rit.]

J’en déduis que oui…
J’ai compris longtemps après que c’était à cause de ma carte au PCF. J’aurais été comme tous les copains, de gauche mais sans carte, je n’aurais pas eu de problème. Mais encartée… ça devenait impossible de passer à la radio ou la télé. Y compris pour chanter de la poésie. Ce ne sont pas les chansons qu’on jugeait, mais le chanteur.

Vous avez toujours chanté ?
Au départ, je chantais du lyrique. J’étais gâtée : j’étais une jolie petite jeune fille qui allait chanter du Schubert, du Schumann, du Monteverdi – ma passion – dans les salons des riches dames. J'ai même chanté à la Fenice. Jusqu’à ce qu’en 1959, pour rendre service, j’accepte de chanter un texte d’Aragon à la Mutualité, devant des militants de la CGT et du PCF. Soudain, j’ai compris que j’apportais plus à ce public-là qu’aux dames bien élevées des salons. J’avais trouvé ma place. Léo Ferré, qui était aussi de la soirée, a interprété sept autres poèmes d’Aragon qu’il venait de mettre en musique. Pas encore enregistrés. Je rêvais de les chanter aussi. Il m’a dit : “Passe chez moi demain !” Je me souviens que c’est Madeleine, sa femme, qui a ouvert la porte. C’était épouvantable entre eux : elle voulait tenir Léo en laisse… En tout cas, il m’a donné toutes ses partitions, écrites à la main – je les ai encore. C’est comme cela que j’ai commencé les cabarets.

Belle époque ou galère ?
Belle époque, même si elle était difficile. Je faisais trois cabarets par soir : La Colombe, la Contrescarpe et L’Ecluse. L’ambiance était fraternelle. Je n’ai jamais été dans la compétition – la compétition, c’est la mort. J’étais copine avec toutes les chanteuses, Pia Colombo, Christine Sèvres, par exemple.
“Ma mère m’avait emmenée voir Piaf et j’étais restée le cœur par terre. Montand aussi je l’ai vu, mais il ne m’a pas plu du tout !”

Christine Sèvres, qui était la femme de Jean Ferrat...
C’est d’ailleurs par elle que je l’ai connu. Quand elle chantait, Christine était arrivée à un niveau magnifique de partage d’émotion, sans rien faire. Un peu comme Piaf, que j’avais entendue après la guerre. Ma mère m’avait emmenée la voir et j’étais restée le cœur par terre. Montand aussi je l’ai vu, mais il ne m’a pas plu du tout ! Il s’agitait dans tous les sens, et ne dégageait aucune émotion. Il ne misait que sur ses gestes. Des ficelles.

Ferrat était aux antipodes…
Je l’adorais. J’ai même acheté une maison à Antraigues parce qu’il en avait une. Et j’ai été la marraine de son ânesse.

Pardon ?
Oui, une ânesse, la femelle de l’âne. Il me dit : “Trouve-lui un nom.” Ce qui m’est venu d’emblée, c’est : Justice sociale ! L’ânesse de Jean Ferrat s’appelait donc Justice sociale. Mais il ne l’a pas gardée longtemps car elle s’ennuyait, il lui fallait un autre âne. Ferrat était un véritable ami, qui m’a aidée de plusieurs manières. Un type sincère. Je l’ai connu avant qu’il devienne une grande vedette. Quand le succès lui est tombé dessus, il était très embêté, gêné, timide. Dès qu’on arrivait dans un hôtel, des femmes arrivaient de partout. Il fallait que je le cache, c’était incroyable…

Ah bon ? Ce n’était pas Johnny tout de même !
Moi, j’ai fait une seule soirée avec Johnny, et je m’en souviens ! C’était dans un théâtre de Bruxelles. Je passais en première partie, j’étais très bien payée – pour une fois –, mais avant d’arriver sur place, je ne savais pas qui était la vedette ! En arrivant, l’organisateur me dit : “Ecoute, je suis embêté, c’est Johnny Hallyday qui joue après toi. Le public va être impatient, tu vas te recevoir des trucs sur la tête, donc au premier projectile, tu sors de scène et je te paye, ne t’inquiète pas.” Une fille chantait du fado avant moi. C’est ce qu’elle a fait : elle est sortie au premier truc qu’elle a reçu sur la tête. Et moi, je n’ai pas eu peur. Pas une seconde. J’ai commencé mon tour avec Est-ce ainsi que les hommes vivent, d’Aragon. J’ai fait toutes mes chansons, les gens applaudissaient, tout s’est très bien passé. Après, on est allés au casino avec Johnny. Il était gentil comme tout. Un brave type.

Et Barbara, vous l’avez croisée à L’Ecluse ?
Bien sûr. Formidable. Elle était différente, grande, impressionnante. C’était la reine, déjà. Elle n’était pas aimable avec tout le monde, mais avec moi, très gentille. Il faut dire que L’Ecluse, c’était un mouchoir de poche, on n’avait même pas la place de se changer, c’était fou. Ça rapproche. Et puis elle était très drôle. Elle habitait vers le 16e arrondissement, et il lui arrivait d’imiter les bourgeois de son quartier de façon irrésistible.

Juliette Gréco ?
Je l’aime bien, on a fait des manifs ensemble. Mais Gréco, c’était encore un autre style. Elle a toujours voulu plaire.

Colette Magny ?
Aaaahhh, Colette ! Qu’est-ce qu’on a pu rigoler ! Elle était imposante physiquement ; c’était dur pour elle de se déplacer. Je l’emmenais souvent en voiture avec moi, et c’était toute une affaire pour qu’elle monte à l’intérieur. Un jour qu’on était toutes les deux en route, je demande sans faire attention : “Mais pourquoi elle penche toujours à droite cette voiture ?” Colette a répondu illico : “Eh ben, t’as pas vu ce que tu as à côté de toi !”

Cora Vaucaire ?
Une femme adorable, naturelle. On a fait une tournée en Bretagne toutes les deux, deux mois, pour les Jeunesses musicales. Elle était intelligente, cultivée, elle savait très bien s’exprimer. Elle avait un succès fou, même si elle ne chantait que de grands auteurs exigeants. Elle parvenait à les rendre accessibles.

Tous ces gens ont disparu ou ne chantent plus. Vous, si. Vous n’avez pas envie de profiter un peu de votre retraite ?
Avec 1 300 euros par moi, tu parles que je peux en profiter ! Non, je plaisante. Je n’ai jamais chanté pour le fric, mais parce que ça me semble important. J’espère que les artistes peuvent apporter quelque chose de constructif. De l’espoir. Et aujourd’hui, les gens en ont vraiment besoin, je crois. Je suis vivante. J’ignore pour combien de temps encore – j’ai 87 ans. Mais pour l’instant, je suis là. Et je ne veux pas lâcher.

La délicieuse Francesca m’a encore offert un verre d’eau, puis m’a raccompagnée jusqu’à son ascenseur. Dans le couloir de l’immeuble, j’ai dû lui redire à quel point sa vie était un formidable kaléidoscope de rencontres. Un livre de souvenirs vivants, qu’on aurait tant aimé avoir vécus aussi. Elle a souri et soupiré doucement : « Oui mais moi, c’est Marlon Brando qui me faisait rêver. Et lui ne m’a jamais appelée… »

(1) Les Treize Coups de minuit, EPM Musique


Fraternellement,
GdM
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Re: Francesca Solleville, la dernière chanteuse communiste ?

Message par Plestin » 17 Juil 2019, 11:46

J'ai surtout eu l'occasion d'entendre depuis tout jeune ses interprétations dans l'album "La commune en chantant", où elle côtoie Mouloudji et Armand Mestral.

Par exemple : "la semaine sanglante" :

https://www.youtube.com/watch?v=Zhum-7DDlNk

et "le drapeau rouge" :

https://www.youtube.com/watch?v=wE5EZrYqoQ8

et "elle n'est pas morte" (= la commune n'est pas morte)

https://www.youtube.com/watch?v=44Q1ZnoES40

ou encore "la canaille"

https://www.youtube.com/watch?v=sxw5SYESCB0

C'est dans ce même album La Commune en chantant qu'on trouve, chanté par Armand Mestral et d'autres, "Le capitaine "au mur"", sur la répression féroce et aveugle.

https://www.youtube.com/watch?v=58v-IpXXUiQ

Les paroles sont de Jean-Baptiste Clément :

Refrain:
Au mur disait le capitaine
La bouche pleine et buvant dur
Au mur
Qu'avez-vous fait ?

1.
Je suis des vôtres
Je suis vicaire à Saint Bernard
J'ai dû pour échapper aux autres
Rester huit jours dans un placard
Qu'avez vous fait ?
Oh! Pas grand chose
De la misère et des enfants
Il est temps que je me repose
J'ai soixante dix ans
Allons-y tout de suite
Et fusillez-moi vite

Refrain

2.
Voici la liste
Avec les noms de cent coquins
Femmes et enfants de communistes
Fusillez-moi tous ces gredins.
Qu'avez-vous fait ?
Je suis la veuve d'un officier
Mort au Bourget
Et tenez en voici la preuve
Regardez s'il vous plaît.
Oh! Moi je porte encore
Mon brassard tricolore

Refrain

3.
Quatre blessures
Six campagnes et deux congés
Je leur en ai fait voir de dures
Je suis Lorrain, ils sont vengés
Moi, j'étais dans une ambulance
Les femmes ne se battent pas
Et j'ai soigné sans différence
Fédérés et soldats
Moi, je m'appelle Auguste
Et j'ai treize ans tout juste

Refrain

4.
Oh! Je suis mort
Un soldat sans doute enivré
A tué mon père à la porte
Et mon crime est d'avoir pleuré
Qu'avez-vous fait ?
Sale charogne
Fais moi vite trouer la peau
Car j'en ai fait de la besogne
Avec mon chassepot
Et d'un, tu vois ma lune
Et deux, vive la commune !

Refrain.
Plestin
 
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Re: Francesca Solleville, la dernière chanteuse communiste ?

Message par Gayraud de Mazars » 17 Juil 2019, 11:56

Salut camarade Plestin !

Merci pour ces rappels importants, ces chansons historiques du mouvement ouvrier politique que j'aime à écouter et à chanter...

"Tout ça n'empêche pas Nicolas, que la Commune n'est pas morte" !

Fraternellement,
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