J'ai ressorti un de mes bouquins, et re-parcouru très rapidement une lecture de saison :
Journal de l’Année de la Peste, par Daniel Defoe.
Mon édition : Gallimard, Folio Classique, imprimé en 2014.
Le livre de Daniel Defoe est paru en 1722 (y'a presque pile-poil 300 ans!)
C'est un roman, écrit- du point de vue d'un commerçant. Voici la quatrième de couverture du Folio :
« En 1665, pour la quatrième fois dans le siècle, la peste ravage Londres où elle fait en un an 70.000 morts. En 1720 elle est de nouveau à Marseille. Journaliste toujours à l’affût d’une grande affaire, Defoe voit là l’occasion d’un livre qui rappelle un drame très proche et mêlera les conseils prophylactiques aux réflexions morales sur les décrets de la Providence. S’aidant peut-être de ses souvenirs mais réunissant surtout avec une rigueur toute scientifique témoignages et documents, Defoe a laissé de la peste une description digne des grands cliniciens du xixe siècle. Description médicale et aussi description sociologique : comme il y a une société du crime, il y a une société de la peste qui a pesé très lourd dans l’histoire des mentalités.»
And now, un butinage au hasard parmi le bouquin, scannage puis OCR, le droit à la paresse.
Allez, on se confine, avec des provisions :
Quant à ma petite maisonnée, ayant fait, comme je l’ai dit, provision de pain, de beurre, de fromage et de bière, je suivis le conseil de mon ami le médecin et je nous enfermai, résolu à supporter la privation de viande pendant quelques mois plutôt que d'en acheter au péril de notre vie.
Mais bien qu’ayant confiné ma maisonnée, je ne pus dominer ma curiosité insatisfaite au point de rester moi-même entièrement à l’intérieur; et bien que je rentrasse généralement plein de crainte et de terreurs, je ne pouvais me retenir. Seulement je ne sortais pas aussi souvent qu’au début.
Vous avez remarqué? Dans les provisions, il y a de la bière. Voilà un monsieur distingué et de de qualité.
Y aurait-il des porteurs sains (ou du moins sans symptômes de la maladie) ?
« Ici aussi, je dois faire une remarque pour le bénéfice de nos descendants au sujet de la façon dont les gens s’infectaient les uns les autres : ce n’était pas seulement des malades que les gens sains prenaient directement le mal, mais aussi des bien-portants. Je m’explique : par malades, j’entends ceux qui étaient connus pour tels, qui avaient pris le lit, qui avaient reçu des soins ou qui portaient des enflures ou des tumeurs. Ceux-là, tout le monde s’en méfiait ; ils étaient ou dans leur lit ou dans un état tel qu’ils ne pouvaient pas le dissimuler.
Par bien-portants, j’entends ceux qui avaient reçu la contagion, qui l’avaient réellement sur eux et dans leur sang, et dont, cependant, l’aspect extérieur n’en révélait rien ; bien mieux, qui ne s’en rendaient pas compte eux-mêmes, comme il arrivait pour beaucoup de gens pendant plusieurs jours. Ceux-là exhalaient la mort en tous lieux et sur toutes les personnes qui les approchaient ; leurs vêtements mêmes retenaient l’infection, leurs mains contaminaient les objets qu’ils touchaient, surtout si elles étaient chaudes et moites, ce qui était fréquent. »
La quarantaine n'est-elle pas trop longue? quatorzaine?
« Sans doute est-il opportun de se demander combien de temps les hommes peuvent porter en eux les germes de la contagion avant quelle ne se déclare de cette fatale manière, et combien de temps donc ils peuvent se promener sous une apparence de santé, tout en étant contagieux pour tous ceux qui les approchent. Je pense que les médecins les plus expérimentés ne sauraient répondre plus directement à pareille question que je ne le puis moi-même ; un observateur ordinaire pourra d’ailleurs remarquer quelque chose qui échappera à leur attention. L’opinion des médecins étrangers semble être que la maladie peut rester en sommeil dans les esprits ou les vaisseaux sanguins durant un temps considérable. Quelle autre raison leur ferait exiger une quarantaine pour ceux qui arrivent dans nos ports en provenance de pays suspects? Quarante jours, c’est, penserait-on, bien plus qu'il n’en faut à la nature pour lutter contre un ennemi tel que celui-ci sans le vaincre ou succomber. Pour ma part, je ne puis croire, d’après mes observations personnelles, que l’on puisse être infecté au point d'être contagieux durant plus de quinze ou seize jours au plus. C’est d’après un calcul semblable que, après la fermeture d’une maison de la cité où était mort quelqu’un, si aucun membre de la famille n’avait donné signe de la maladie au bout de seize à dix-huit jours, on se montrait assez coulant pour tolérer que les reclus sortissent secrètement, et, après cela, les gens n'avaient guère de crainte à leur égard, ne les en estimant même que plus fortifiés puisqu'ils n'avaient pas été vulnérables alors que l’ennemi était dans leur propre maison. »
Business is business :
« Ces récits extravagants portaient cependant grand préjudice à notre commerce, tout injustes et injurieux qu'ils fussent en eux-mêmes, car il fallut longtemps après que la peste fut totalement passée pour qu'il pût reprendre dans ces parties du monde. Les Flamands et les Hollandais (surtout ces derniers) en tirèrent de grands avantages, puisque le marché leur était ouvert à eux seuls ; ils en profitaient pour acheter nos produits en différentes régions d’Angleterre où la peste n’était pas, les transporter en Hollande et dans les Flandres et de là les réexpédier, comme étant de leur propre fabrication, en Espagne et en Italie. »
Le patient zéro ?!…
« Il y a aussi une difficulté que je n’ai jamais pu m’expliquer jusqu’à ce jour et à laquelle je ne vois qu’une seule réponse. Voici ce que je veux dire : le premier décès de la peste eut lieu le 20 décembre (environ) 1664, à Long Acre ou de ce côté, et la première personne à avoir eu l’infection la prit, pense-t-on généralement, d’un ballot de soieries importé de Hollande, que l'on ouvrit dans cette maison. »
Mais alors? La quarantaine n'est-elle pas trop… courte?...
« Mais après cela [le premier décès], on n’entendit plus parler d’aucune personne morte de la peste ni de la présence de la maladie dans ce quartier avant le 9 février, c'est-à-dire sept semaines plus tard, quand un autre habitant de la même maison fut enterré. Mais on tut le fait et nous restâmes parfaitement tranquilles dans le public pendant assez longtemps, car le bulletin hebdomadaire ne mentionna aucun autre décès de la peste jusqu’au 22 avril ; il y eut alors deux autres enterrements non dans la même maison, mais dans la même rue ; et autant qu'il m'en souvienne, c'était dans la maison voisina de la première. Cela faisait neuf semaines d'écart et, après cela, nous n’eûmes pas d'autres décès durant une quinzaine de jours, mais alors l'épidémie éclata dans plusieurs rues et s’étendit de tous côtés. Eh bien, l’on peut se poser la question suivante : Où restèrent les germes de l’infection durant tout ce temps? Comment se fait-il quelle soit demeurée si longtemps arrêtée et pourquoi pas plus longtemps ? Ou la contagion ne s’est pas produite immédiatement d’un corps à un autre ou, dans le cas contraire, un corps doit pouvoir rester infecté sans que la maladie se découvre durant de nombreux jours, voire des semaines entières. Ce ne serait donc pas seulement une « quarantaine », mais au moins une « soixantaine » qu'il faudrait, non quarante jours d'isolement, mais soixante et plus. »
Le nombre de cas recule? On déconfine, on dirait que le pic est passé. C'est la joie (imprudente?) :
« Tel est le tempérament irréfléchi de notre peuple (je ne sais s’il en va de même ailleurs dans le monde et ce n’est pas mon affaire de le savoir, mais je l'ai bien vu paraître ici) : tout comme dans la première terreur de l'infection les gens s’évitaient les uns les autres et s’enfuyaient des maisons et de la cité avec une peur irraisonnée et, à mon avis, inutile, à présent que l’idée se répandait que la maladie ne s'attrapait plus aussi facilement et que, même si on la contractait, elle n'était plus aussi mortelle, à présent que l'on voyait journellement se rétablir nombre de gens qui avaient été réellement malades, l'on se prit avec empressement d'un tel courage, l’on devint si insoucieux de soi-même et de l’infection que l'on ne fit pas plus de cas de la peste que de quelque fièvre ordinaire, sinon même moins, non seulement on osait se rencontrer en société - avec ceux qui avaient des tumeurs et des pustules suppurantes et par conséquent contagieuses - mais même on mangeait et buvait avec eux ; que dis-je ? on allait les voir dans leur propre maison et, m'a-t-on dit, jusque dans leur chambre de malade. »
Mais gaffe au rebond :
« En effet, lorsque, dès l’apparition de la première diminution importante du chiffre des décès, cette idée se fût répandue par toute la ville avec la rapidité de l’éclair, tournant la tête des gens, nous vîmes que les deux bulletins suivants n'accusèrent plus une décroissance en proportion. J'en trouve la raison dans le fait que les gens se précipitaient aussi inconsidérément dans le danger, renonçant à toutes les précautions, à tous les soins qu'ils avaient pris et à la méfiance qu'ils avaient pratiquée jusque-là, sûrs qu'ils étaient que la maladie ne les atteindrait pas ou que, si elle le faisait, ils n’en mourraient pas.
Les médecins s'élevèrent de toutes leurs forces contre cette humeur inconsidérée et distribuèrent des notices imprimées, les répandant par toute la ville et les faubourgs, pour conseiller aux gens de maintenir leur réserve et d’agir toujours avec la plus grande prudence dans leur conduite de tous les jours malgré la décroissance de la maladie. Ils cherchèrent à les terrifier en leur représentant le danger où étaient les imprudents d’amener une rechute générale sur la cité entière et leur disaient combien pareille rechute risquait d’être plus dangereuse, plus fatale que toute l’épreuve qu’ils avaient déjà endurée ; et, pour expli¬quer et prouver cette assertion, ils accompagnaient tout cela d’arguments et de raisons qu’il serait trop long d’exposer ici.
Mais ce fut en vain. Ces êtres audacieux étaient si bien possédés de leur première joie, si surpris de la satisfaction de constater une grande diminution dans les bulletins hebdomadaires qu'ils restaient imperméables à toute nouvelle terreur. Ils refusèrent de se laisser persuader que l’amertume de la mort n’était point passée, et leur parler, c’était tout comme de prêcher dans le désert : ils ouvrirent leurs boutiques et s’entretenaient avec n’importe qui à toute occasion, d’affaires ou autre, sans s'inquiéter de la santé de leurs interlocuteurs, sans même ressentir l’appréhension d'un danger quelconque quand ils les savaient malsains.
Cette conduite imprudente et irréfléchie coûta la vie à un grand nombre de gens qui, usant de prudence, s'étaient auparavant enfermés avec grand soin, s’étaient retirés, pour ainsi dire, de l’humanité entière et étaient restés, grâce à cela et sous la providence de Dieu, préservés durant toute l’ardeur de l’épidémie. »
Finalement, londoniens ou parisiens...