"Le ciment", roman de Fedor Gladkov

"Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Byrrh » 29 Mai 2020, 12:52

Je viens de terminer le roman Le ciment de l'écrivain soviétique Fedor (Fiodor) Gladkov (1925, traduction française par Victor Serge en 1928).

Malgré quelques passages héroïsants préfigurant le "réalisme socialiste" stalinien, dont cet auteur allait être quelques années plus tard un représentant, l'ouvrage est surtout marquant par sa façon de décrire un certain nombre d'aspects abjects de la société russe au sortir de la guerre civile : en particulier, les agissements d'une première couche de bureaucrates qui, du vivant même de Lénine, s'octroient charcuteries et liqueurs dans un contexte de disette, répondent avec mépris aux prolétaires qui osent les interpeller, sabotent les projets de reconstruction sous une bonne couche de mélasse administrative, ou se révèlent être des violeurs. Je pense en particulier au personnage du sinistre Badyne, dont on espère jusqu'à la fin qu'il va être exclu du parti, jeté au cachot ou se faire descendre : mais non, en tant que président du soviet, il finit par prononcer le discours d'inauguration de la cimenterie reconstruite, aux côtés du véritable héros, l'ouvrier et ancien soldat rouge Glieb Tchoumalov.

Ceux qui sont exclus du parti - à la suite de la réunion d'une commission d'épuration dont je n'ai pas trop compris la raison d'être, d'ailleurs -, ce sont quelques inoffensifs excentriques, et surtout un intellectuel ex-menchévik dépeint comme trop sensible (Serge Ivaguine) et une jeune femme (Polia Miékhova) ayant participé à la Révolution d'Octobre, révoltée devant la petite-bourgeoisie sortant de sa tanière à l'annonce de la NEP. Cette jeune femme est victime de viol de la part du fameux Badyne, viol qui restera impuni.

À ce propos, le roman est pourtant remarquable par ses allusions fréquentes à l'émancipation féminine. Et l'on se demande finalement si la morale bizarre de l'auteur ne serait pas celle-ci : les femmes communistes, en gagnant l'égalité par rapport aux hommes, doivent assumer la lourde et glorieuse responsabilité de préserver l'unité du parti, même quand elles ont à subir les agressions sexuelles de certains de leurs camarades (lesquels ont de toute façon d'autres qualités indispensables à la Russie des Soviets...). Les vrais héros doivent se blinder, même quand leur petite fille meurt d'avoir été délaissée par ses parents dans un home pour enfants, même quand d'authentiques salauds et profiteurs sont à la tête des relais locaux des institutions soviétiques.

Sur ce forum, en 2008, Verié avait écrit que Le ciment était un roman "équivoque". C'est le moins qu'on puisse dire ! Après l'avoir lu, on ne parvient pas à savoir si l'auteur a voulu exprimer une rage face à la dureté du contexte très défavorable de la Russie de 1921-1922, ou s'il cherche à nous faire gober le postulat suivant : en dépit de certains faits effarants qui peuvent faire douter de la santé des institutions soviétiques, les vrais héros doivent totalement s'oublier eux-mêmes et ne pas se poser de questions, puisque le parti est au pouvoir et délivre la ligne juste, et puisque les contradictions se résoudront d'elles-mêmes à une échelle historique qui dépasse largement les protagonistes de ce récit...

Les deux "héros" masochistes, Glieb et son ex-compagne Dacha, sont comme deux blocs de béton sur lesquels les événements les plus atroces peuvent passer sans les égratigner... Ils font un peu penser aux agents secrets soviétiques de l'excellente série The Americans...

Ce roman laisse un goût amer, et je suis surpris d'apprendre qu'il a été publié deux fois en France par des éditions staliniennes : en 1928-1929 par les Éditions Sociales Internationales, puis en 1944 par les Éditions Sociales tout court. Surpris, parce qu'à mon avis, il faut vraiment être intoxiqué par le fanatisme stalinien pour avaler cette morale perverse, comme il fallait l'être pour avaler celle d'En un combat douteux de Steinbeck...
Byrrh
 
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par yannalan » 29 Mai 2020, 13:07

Morale perverse ou description réaliste ?
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Byrrh » 29 Mai 2020, 13:11

À mon avis, les deux. Il y a sans doute déjà du stalinisme dans ce roman. Un stalinisme de la première heure, capable encore d'admettre le parasitisme bureaucratique*, mais prêchant déjà une sorte de renoncement au nom de la cause. Je ne vois pas Glieb et Dacha participer à l'Opposition de Gauche...

(* ce que pouvait faire, jusqu'à un certain point, la revue satirique soviétique Krokodil, y compris sous Staline)
Byrrh
 
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Cyrano » 29 Mai 2020, 13:29

T'as pas un truc moins démoralisant à nous conseiller?!...
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Byrrh » 29 Mai 2020, 13:31

Là, je viens de commencer Nous avons les mains rouges de Jean Meckert, mais pas sûr que ce soit moins démoralisant (même s'il y a de l'humour)... :mrgreen:
Byrrh
 
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par yannalan » 29 Mai 2020, 14:05

Pour la période en question "les 12 chaises" d'Ilf et Petrov
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Cyrano » 29 Mai 2020, 14:35

Wikipedia montre un monument "Les douze chaises" à Odessa.
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Byrrh » 29 Mai 2020, 20:10

Sur ce roman de Gladkov, une recension (optimiste) de Robert Louzon dans La Révolution Prolétarienne en 1928 (pages 10-11) : http://cras31.info/IMG/pdf/larpnumero066.pdf

Trotsky à propos de Gladkov :

Ont été proclamés classiques de la littérature pseudo-prolétarienne les ratés de la littérature bourgeoise du genre de Serafimovitch, Gladkov et consorts.

(Littérature et révolution)

Des écrivains médiocres mais bien-pensants comme Gladkov et Sérafimovitch sont proclamés classiques.

(La Révolution trahie)

Pour celles et ceux qui ont lu le roman dont il est question : histoire d'enterrer une fois pour toutes ce Gladkov sous une épaisse gangue de ciment, ne trouvez-vous pas que ses descriptions de paysages sont absolument indigestes et insupportables ? À chaque début de chapitre, c'est un véritable supplice.
Byrrh
 
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Ottokar » 30 Mai 2020, 16:39

Le livre n'est pas très bon d'un point de vue littéraire, et le jugement de Trotsky (qui s'y connaissait) illustre parfaitement ce qu'il pensait des prétentions de ceux qui glorifiaient une "littérature prolétarienne", expliquant que le prolétariat devait d'abord s'approprier la culture bourgeoise, Balzac et Tolstoi, et bâtir une société infiniment plus développée avant de voir s'épanouir sa propre culture, qui ne serait plus prolétarienne, mais simplement humaine.
Que Gladkov ait fini dans la boue du stalinisme et de la littérature officielle n'est guère surprenant. Il y en eu d'autres : Ilya Ehrenburg a écrit une remarquable vie de Babeuf en 1928, description de la société du Directoire post Thermidor (après la chute de Robespierre), qui devait éveiller bien des échos dans ces années là. Puis il est devenu un officiel, cumulant les prix et présidant l'union des écrivains. Tous n'ont pas eu le courage de Victor Serge, ou ne sont pas suicidé, comme Maïakovsky !
Reste que malgré ses défauts le Ciment est intéressant pour (au-delà des poncifs et de ses faiblesses littéraire) illustrer la période. Les Bons caractères ont réédité Cours nouveau de Trotsky. Lire Gladkov, avec un oeil critique, est un bon complément.
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Re: "Le ciment", roman de Fedor Gladkov

Message par Ottokar » 30 Mai 2020, 16:43

Juste au passage, sur les exclusions et les épurations du parti. Un parti au pouvoir ou un parti puissant attire forcément des gens qui ne viennent pas sur les mêmes bases que ceux qui rejoignent un parti illégal, pourchassé, etc. De 1917-18 à 1923-24, le parti bolchévique a considérablement gonflé et a pu ressentir le besoin de réexaminer ses adhésions. Est-ce que ceux qui ont été exclus auraient dû l'être, c'est bien entendu une autre histoire...
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