Je viens de terminer le roman Le ciment de l'écrivain soviétique Fedor (Fiodor) Gladkov (1925, traduction française par Victor Serge en 1928).
Malgré quelques passages héroïsants préfigurant le "réalisme socialiste" stalinien, dont cet auteur allait être quelques années plus tard un représentant, l'ouvrage est surtout marquant par sa façon de décrire un certain nombre d'aspects abjects de la société russe au sortir de la guerre civile : en particulier, les agissements d'une première couche de bureaucrates qui, du vivant même de Lénine, s'octroient charcuteries et liqueurs dans un contexte de disette, répondent avec mépris aux prolétaires qui osent les interpeller, sabotent les projets de reconstruction sous une bonne couche de mélasse administrative, ou se révèlent être des violeurs. Je pense en particulier au personnage du sinistre Badyne, dont on espère jusqu'à la fin qu'il va être exclu du parti, jeté au cachot ou se faire descendre : mais non, en tant que président du soviet, il finit par prononcer le discours d'inauguration de la cimenterie reconstruite, aux côtés du véritable héros, l'ouvrier et ancien soldat rouge Glieb Tchoumalov.
Ceux qui sont exclus du parti - à la suite de la réunion d'une commission d'épuration dont je n'ai pas trop compris la raison d'être, d'ailleurs -, ce sont quelques inoffensifs excentriques, et surtout un intellectuel ex-menchévik dépeint comme trop sensible (Serge Ivaguine) et une jeune femme (Polia Miékhova) ayant participé à la Révolution d'Octobre, révoltée devant la petite-bourgeoisie sortant de sa tanière à l'annonce de la NEP. Cette jeune femme est victime de viol de la part du fameux Badyne, viol qui restera impuni.
À ce propos, le roman est pourtant remarquable par ses allusions fréquentes à l'émancipation féminine. Et l'on se demande finalement si la morale bizarre de l'auteur ne serait pas celle-ci : les femmes communistes, en gagnant l'égalité par rapport aux hommes, doivent assumer la lourde et glorieuse responsabilité de préserver l'unité du parti, même quand elles ont à subir les agressions sexuelles de certains de leurs camarades (lesquels ont de toute façon d'autres qualités indispensables à la Russie des Soviets...). Les vrais héros doivent se blinder, même quand leur petite fille meurt d'avoir été délaissée par ses parents dans un home pour enfants, même quand d'authentiques salauds et profiteurs sont à la tête des relais locaux des institutions soviétiques.
Sur ce forum, en 2008, Verié avait écrit que Le ciment était un roman "équivoque". C'est le moins qu'on puisse dire ! Après l'avoir lu, on ne parvient pas à savoir si l'auteur a voulu exprimer une rage face à la dureté du contexte très défavorable de la Russie de 1921-1922, ou s'il cherche à nous faire gober le postulat suivant : en dépit de certains faits effarants qui peuvent faire douter de la santé des institutions soviétiques, les vrais héros doivent totalement s'oublier eux-mêmes et ne pas se poser de questions, puisque le parti est au pouvoir et délivre la ligne juste, et puisque les contradictions se résoudront d'elles-mêmes à une échelle historique qui dépasse largement les protagonistes de ce récit...
Les deux "héros" masochistes, Glieb et son ex-compagne Dacha, sont comme deux blocs de béton sur lesquels les événements les plus atroces peuvent passer sans les égratigner... Ils font un peu penser aux agents secrets soviétiques de l'excellente série The Americans...
Ce roman laisse un goût amer, et je suis surpris d'apprendre qu'il a été publié deux fois en France par des éditions staliniennes : en 1928-1929 par les Éditions Sociales Internationales, puis en 1944 par les Éditions Sociales tout court. Surpris, parce qu'à mon avis, il faut vraiment être intoxiqué par le fanatisme stalinien pour avaler cette morale perverse, comme il fallait l'être pour avaler celle d'En un combat douteux de Steinbeck...