La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Cyrano » 27 Juin 2020, 08:14

On a déjà parlé de La Jungle, ici? Je ne sais plus. On y a fait allusion, oui, souvent.
La Jungle, par Upton Sinclair, Livre de Poche Hachette. 527 pages. Première parution 1905-1906.

Voici la quatrième de couverture de l'édition Livre de Poche :
En 1906, la parution de La Jungle provoque un scandale sans précédent : à travers l’histoire d’une famille d’immigrants lituaniens, Upton Sinclair y dévoile l’horreur de la condition ouvrière dans les abattoirs de Chicago, propriété des trusts de la viande.
La Jungle est bientôt traduit en dix-sept langues, tandis que l’auteur, menacé par les cartels mais porté par le mécontentement populaire, est reçu à la Maison-Blanche par le président Roosevelt.
Une enquête va confirmer ce qu’avance Sinclair et donner lieu à une vague de réformes qui touchent la vie économique tout entière.
La Jungle, par sa puissance d’évocation, par sa sincérité, transforme le message humanitaire en épopée.
Pièces jointes
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Cyrano
 
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Cyrano » 27 Juin 2020, 08:18

Jack London a publié des articles pour vanter le bouquin d'Upton Sinclair dès sa parution. Francis Lacassin les a insérés dans le volume 10/18, "Yours for the Revolution" (pages 239 à 241, et 345 à 357).

Francis Lacassin, dans l'édition 10/18 présente ainsi le premier texte rédigé à la parution du bouquin :

Paru le 8 novembre 1905 dans l’hebdomadaire The Appeal to Reason, alors que celui-ci venait d’achever la publication en feuilletons de la première partie de la Jungle (roman d’Upton Sinclair). Tous les grands éditeurs – y compris celui de Jack London et malgré son insistance – avaient refusé de publier ce roman traitant de la condition de vie des immigrés polonais dans les abattoirs de Chicago. Les éditions de The Appeal to Reason acceptèrent de diffuser le volume dans les milieux prolétaires à la condition expresse que London lui consacrât l’appel ci-dessous, et deux comptes rendus dans des journaux bourgeois ou à grand tirage (voir plus loin : troisième partie). Huit mois après la sortie en librairie (février 1906), la Jungle avait rapporté à son auteur trente mille dollars de l’époque. Somme aussitôt employée à la fondation d’une communauté d’écrivains et artistes socialistes: Helicon Hall. La Jungle a été rééditée par 34 éditeurs en langue anglaise, et a été traduit en 33 langues ou dialectes (en français dans la collection 10-18). « Si ce livre s’est répandu dans le monde entier, c’est grâce à l’appui de Jack London», écrivait Upton Sinclair en 1925, vingt après l’appel ci-dessous.

Texte de Jack London :
LISEZ « LA JUNGLE », CAMARADES !

Chers Camarades,

Le voici enfin ! Le livre que nous attendions depuis tant d’années ! La Case de l’Oncle Tom de l’esclavage du salariat ! L’ouvrage du camarade Sinclair, la Jungle, et, ce que la Case de l’Oncle Tom a fait pour les esclaves noirs, la Jungle a de grandes chances de le faire pour les esclaves du salariat d’aujourd’hui.
C’est essentiellement un livre actuel. […]

Il est vivant, plein de chaleur. Plein de vie, jusqu’à la brutalité. Il est écrit avec de la sueur, du sang, des gémissements et des larmes. Il décrit, non pas l’homme tel qu’il devrait être, mais comme il est contraint d’être dans notre monde, au Vingtième Siècle. Il décrit notre pays, non pas tel qu’il devrait être, tel qu’il semble être dans l’imagination des orateurs éloquents célébrant l’anniversaire du 4 juillet, c’est-à-dire la patrie de la liberté et de l’égalité des chances, mais il le dépeint tel qu’il est en réalité, la patrie de l’oppression et de l’injustice, un cauchemar de misères, une géhenne de souffrances, un enfer pour l’homme, une jungle de bêtes féroces. […]

Et puis, notez une chose, Camarades, et souvenez-vous en : ce livre est purement prolétarien. Il faut qu’il le reste jusqu’au bout. Il a été écrit par un intellectuel prolétarien. Il a été écrit pour le prolétariat. Il doit être publié par un éditeur prolétarien. Il doit être lu par le prolétariat. Et, vous pouvez m’en croire, s’il n’est pas diffusé par le prolétariat, il ne sera pas diffusé du tout. Bref, ce doit être un suprême effort prolétarien.
Rappelez-vous, ce livre doit exploser à la face de l’ennemi. Aucune maison d’édition capitaliste n’oserait le publier. On en rira – certains s’en moqueront –, certains le dénigreront. Mais surtout, ce qu’il y aura de pire, le plus dangereux accueil qu’il pourrait recevoir, ce serait le silence. C’est ainsi que procède le capitalisme.
[…]

Tout ce que vous avez à faire, c’est de donner à ce livre une première impulsion. Vous l’avez lu vous-mêmes, et vous vous en porterez garants. Dès qu’il aura pris son départ, il ira loin, il dépassera votre rayon d’action. Les imprimeurs se surmèneront à sortir des éditions de plus en plus importantes. Il sortira par centaines de mille. Il sera lu par tous les travailleurs. Il trouvera le chemin d’innombrables oreilles qui étaient jusqu’à présent restées sourdes à la voix du Socialisme. Il labourera le sol où sera semée notre propagande. Il suscitera des milliers de conversions à notre cause. Camarades, cela dépend de vous !

Avec vous pour la Révolution
Jack LONDON

Francis Lacassin présente le deuxième texte qu'il a choisi de publier :

Pour aider à la diffusion du roman d’Upton Sinclair, London s’était engagé à lui consacrer deux comptes rendus dans des journaux bourgeois ou à grand tirage. Le premier parut dans le grand quotidien de William R. Hearst The New York Evening Journal, le 8 août 1906 ; le second a été publié par le magazine socialiste Wilshire’s en janvier 1907. En fait, le premier n’est qu’une version abrégée du second. C’est la version complète qui a été retenue ci-dessous. Rappelons que les dénonciations de la Jungle provoquèrent l’adoption d’une nouvelle loi sur l’hygiène alimentaire. Et qu'elles provoquèrent même l’indignation de personnages – entre autres Winston Churchill – très éloignés du Socialisme. […]

Texte de Jack London:
Lorsque John Burns, le grand leader du parti travailliste anglais, membre actuel du Cabinet, visita Chicago, un reporter lui demanda son opinion sur cette ville. « Chicago », répondit-il, « c’est une édition de poche de l’enfer. » Quelque temps après, il fut approché par un autre reporter qui désirait savoir si son opinion sur Chicago avait déjà changé. «Oui, en effet», s’empressa-t-il de répondre. « Mon opinion actuelle c’est que l’enfer est une édition de poche de Chicago ».

Upton Sinclair était peut-être du même avis quand il choisit Chicago pour être le théâtre de son roman sur l’industrie, La Jungle. En tout cas, il prit la plus grande cité industrielle du pays, celle qui est la plus mûre du point de vue industriel, le plus parfait spécimen de civilisation de la jungle qu’il pût trouver. On ne peut mettre en question la pertinence de son choix, car Chicago est certainement l’industrialisme incarné, le foyer des conflits entre le capital et le travail, une ville de batailles de rues et de sang, avec une organisation de capitalistes conscients de leur classe, et une organisation de travailleurs conscients de leur classe, où les maîtres d’école sont constitués en syndicats et affiliés en compagnie des maçons et des briqueteurs à la Fédération Américaine du Travail, où les employés de bureau eux-mêmes font pleuvoir les meubles de leurs bureaux par les fenêtres des gratte-ciels, sur la tête des policiers qui essaient, au cours d’une grève du bœuf, de livrer de la viande en contrebande, et où les ambulances emportent en nombre sensiblement égaux policiers et grévistes.

Tel est donc le décor du roman d’Upton Sinclair, Chicago, la jungle industrielle de la civilisation du XXe siècle. Et dès maintenant, il est aussi bien de devancer les légions qui vont se dresser pour dire que ce livre n’est pas vrai. Le premier, Upton Sinclair dit lui-même : « Ce livre est un livre vrai, en substance et dans le détail, c’est une peinture exacte et fidèle de la vie dont il traite. » […]

Quand les éditeurs de The Jungle à New York lurent le livre pour la première fois, ils l’envoyèrent au rédacteur en chef de l’un des plus grands journaux de Chicago et l’opinion que ce monsieur donna par écrit, fut qu’Upton Sinclair « était le plus fieffé menteur de tous les Etats-Unis ». Alors les éditeurs mirent Upton Sinclair en cause. Il cita ses sources. Les éditeurs restaient scpetiques – préoccupés sans aucun doute par des visions de procès se dénouant par la faillite. Ils voulurent s’en assurer. Ils envoyèrent un avocat à Chicago pour enquêter. Et après environ une semaine le rapport de l’avocat arriva pour établir que Sinclair avait passé sous silence ce qu’il y avait de pire. […]
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Byrrh » 27 Juin 2020, 09:22

J'imagine le scandale que le roman a pu provoquer, tant il est précis dans sa description d'abattoirs et de conserveries à la fois gigantesques, "modernes" et affreusement sales et dangereux. J'imagine ce qu'ont pu ressentir des consommateurs ayant peut-être mangé à leur insu du porc tuberculeux, de la chèvre, du rat (ou ses excréments), voire de la viande ou de la graisse humaines...

Il n'y a pas que ça, dans ce roman : il y a un exposé implacable de la façon dont on utilisait les unes contre les autres les différentes vagues de travailleurs immigrés européens, les combines pour leur voler toutes leurs économies, par exemple en leur faisant acheter des logements d'exécrable qualité dont ils ne pouvaient payer jusqu'au bout les traites, et qu'ils perdaient sans pouvoir récupérer le moindre dollar.

Il y a aussi le portrait d'une ville où la frontière est floue entre gangsters, policiers, juges et contremaîtres. Il s'agit bien d'une jungle, en effet, où les plus malins se permettent tout contre les plus vulnérables, et finissent par devenir des notables après avoir été des aventuriers et des malfrats.

La toute fin du roman, où il est question du Parti socialiste et de sa montée électorale, est moins convaincante, peut-être un peu trop hâtivement bouclée. On y trouve un clin d'oeil à Jack London, dans une brève allusion à un jeune écrivain californien qui a connu la vie de vagabond et de chercheur d'or, et qui s'est mis au service du prolétariat.

J'ai lu sur le web que La Jungle a fait l'objet d'une adaptation au cinéma dès 1914. Le film, malheureusement considéré comme perdu (à l'instar de 90 % du cinéma muet), fut exploité en salles mais aussi dans les fêtes et meetings socialistes aux USA.
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Cyrano » 28 Juin 2020, 15:26

Byrrh:
«J'imagine le scandale que le roman a pu provoquer, tant il est précis dans sa description d'abattoirs et de conserveries à la fois gigantesques, "modernes" et affreusement sales et dangereux. J'imagine ce qu'ont pu ressentir des consommateurs ayant peut-être mangé à leur insu du porc tuberculeux, de la chèvre, du rat (ou ses excréments), voire de la viande ou de la graisse humaines...»

Un exemple...
Jurgis prit petit à petit connaissance de ces malversations, au fil des bavardages de ceux qui étaient forcés de s’en rendre coupables. Il ne rencontrait pas un ouvrier qui, quel que soit son domaine d’activité, n’eût de nouvelles histoires d’escroquerie à raconter. Il avait par exemple entendu un boucher lituanien de l’usine qui avait employé Marija et où on n’abattait le bétail que pour mise en conserve, faire la description des animaux qui lui arrivaient. Dante et Zola auraient pu trouver là une source d’inspiration ! C’était à se demander s’il n’y avait pas, à travers tout le pays, des agences chargées de dénicher les bêtes les plus âgées, les plus estropiées et les plus malades. Certaines, qui avaient été nourries au « malt de whisky » (comme on appelait le rebut des brasseries), étaient couvertes de furoncles ; on ne pouvait plonger son couteau dans le corps de l’animal sans avoir la figure éclaboussée d’une humeur puante. Peut-on imaginer besogne plus rebutante? Quand on a les manches et les mains dégoulinant de sang, comment s'essuyer le visage ou les yeux pour voir ce que l'on fait ? C’était avec cette viande qu’on fabriquait le « bœuf parfumé » qui avait fait dix fois plus de victimes parmi les soldats américains que les balles espagnoles. Il est vrai que les conserves de bœuf réservées à l’armée avaient séjourné dans des caves pendant des années et n’étaient pas de première fraîcheur.


Byrrh:
«La toute fin du roman [...] On y trouve un clin d'oeil à Jack London, dans une brève allusion à un jeune écrivain californien qui a connu la vie de vagabond et de chercheur d'or, et qui s'est mis au service du prolétariat

On parle de divers prédicateurs du socialisme et...
Il y avait aussi un jeune écrivain, originaire de Californie, qui avait été pêcheur de saumon, pilleur de parcs à huîtres, débardeur et marin. Il avait « trimardé » à travers le pays, fait de la prison, vécu dans les bas quartiers de Whitechapel et participé à la ruée vers l’or dans le Klondike. Dans ses livres, il racontait ses aventures avec un tel génie qu’il avait obligé le monde à le lire. Célèbre aujourd’hui, il n’en continuait pas moins à prêcher inlassablement l’évangile des pauvres.


L'évangile des pauvres? La fin est y un peu messianique. Il y a un long et vibrant discours contre l'exploitation capitaliste et le socialisme qui revêt des allures de sermon, mais certains passages du "prêche" donnent malgré tout la "pêche". Si j'ai le courage, je scannerai...
Cyrano
 
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Cyrano » 28 Juin 2020, 17:40

Le héros du bouquin d'Upton Sinclair, c'est Jurgis, un émigré lituanien. Nous voici vers la fin du livre : Jurgis ne sait plus où il va dormir, ne sait pas comment il pourrait manger. Une salle, une foule devant, il entre : c'est un meeting socialiste. Il s'assied, s'endort, se réveille et prête un peu mieux attention aux paroles d'un orateur [je vais parfois à la ligne pour alléger la lecture écran]. Cet orateur, c'est peut-être ce que dirait Upton Sinclair. Y'en a 10 pages, dans l'édition Livre de Poche, mais j'ai eu pitié, j'ai allégé.

« Vous écoutez mes paroles, disait l’homme, et vous y pensez : “Oui, c’est vrai. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?” Ou bien encore : "Ce jour viendra peut-être, mais je ne serai plus là pour le voir. Alors, à quoi bon ?”

« Et là-dessus, vous reprenez votre routine quotidienne et vous retournez entre les mâchoires de la puissante machine à produire du profit qui fait tourner l’économie mondiale. Vous vous remettez à trimer, pendant d’interminables journées, au bénéfice d’un autre. Vous continuez à habiter des taudis sordides, à travailler dans des ateliers dangereux et insalubres, à vous débattre contre la faim et les privations, à risquer l'accident, la maladie et la mort. Et chaque jour la lutte devient plus âpre, les cadences plus cruelles. Chaque jour vous devez peiner un peu plus. Chaque jour le joug de la nécessité pèse plus lourd sur vos épaules. Les mois, les années peut-être, passeront avant que vous ne reveniez ici. Mais je serai toujours là à essayer de vous convaincre, en espérant que le besoin et la misère auront enfin fait leur oeuvre dans vos esprits, que l’injustice et la tyrannie vous auront enfin ouvert les yeux ! […]»

L'orateur fit une pause. Pendant le silence qui suivit, l'assistance retint son souffle, puis, de ces mille poitrine s’éleva une acclamation unanime. Jurgis, lui, resta assis, paralysé. Les genoux tremblants, comme envoûté, il ne pouvait détacher les yeux du tribun.
Tout à coup, l’homme leva les bras pour réclamer le calme et reprit son discours. […]

« Travailleurs, travailleurs... camarades! Ouvrez les yeux et regardez autour de vous ! Vous suez sang et eau depuis si longtemps que vos sens sont émoussés, vos cœurs engourdis. Mais, une fois au moins dans votre vie, déchirez le voile des préjugés et des conventions et prenez conscience de la réalité de ce monde que vous habitez. Regardez-le tel qu’il est, dans toute sa hideuse nudité! Prenez conscience, oui, CONSCIENCE! En ce moment même, dans les steppes de Mandchourie, deux armées ennemies s’affrontent ; ce soir, pendant que nous sommes ici, dans cette salle, un million d’êtres sont peut-être déjà en train d’en découdre, de tenter de se massacrer comme des fous furieux !

« Nous sommes pourtant au XXe siècle, mille neuf cents ans après la naissance du Prince de la Paix ! Depuis mille neuf cents ans, on nous prêche Sa Parole, qu'on nous dit Divine, et voici deux armées qui se déchirent et s’étripent comme des bêtes sauvages dans la jungle !

« Malgré les appels à la raison des philosophes, les anathèmes des prophètes, les larmes et les supplications des poètes, le monstre affreux de la guerre continue, en toute liberté, à faire des ravages ! Nous avons des universités et des écoles, des journaux et des livres. Nous avons fouillé la terre et le ciel. Nous avons réfléchi, médité, raisonné. Et tout cela pour quoi ? Pour donner aux hommes les moyens de s’entre-tuer ! Nous disons : "C’est la guerre”, et nous n'y pensons plus. Mais épargnez-moi les platitudes et les clichés ! Suivez-moi, rejoignez-moi !

« Prenez CONSCIENCE de ce dont il s'agit ! Voyez ces cadavres criblés de balles, déchiquetés par des obus ! Écoutez le craquement des os quand la baïonnette s’enfonce dans le corps d'un homme ! Écoutez les gémissements, les hurlements de douleur des mourants ! Voyez ces visages tordus par la souffrance, défigurés par la fureur et la haine. […]

« Peut-être la Mandchourie est-elle une contrée trop éloignée ? Eh bien ! Accompagnez-moi ici, à Chicago.
« Ce soir, dans cette ville, dix mille femmes, parquée dans d'ignobles maisons, sont contraintes par la famine de vendre leur corps. Nous le savons et nous en plaisantons ! Pourtant ces femmes sont peut-être vos mères, vos sœurs, vos enfants. La petite fille que vous avez laissée à la maison et qui vous accueillera de ses yeux rieurs demain matin, êtes-vous sûrs qu’elle ne subira pas ce sort ? Ce soir à Chicago, il y a dix mille hommes sans feu ni lieu, découragés, qui ne demandent qu’à travailler; pourtant, ils n'ont rien et vont devoir affronter le froid terrible de l'hiver le ventre creux ! Ce soir à Chicago, cent mille enfants s'épuisent à la tâche, compromettant irrémédiablement leur santé pour gagner une croûte de pain ! Cent mille mères se débattent contre la misère pour trouver de quoi nourrir leurs petits ! Cent mille vieillards, sans ressources, sans soutien, attendent: que la mort mette un terme à leurs tourments ! Il y a un million d’hommes, de femmes et d'enfants réduits à l’esclavage, qui s’échinent pour avoir à peine de quoi se maintenir en vie et qui ne connaîtront rien d'autre, jusqu’à la fin de leurs jours, que leur besogne monotone, la fatigue, la faim, les privations, le froid, la canicule, la crasse, la maladie. Un million d’êtres humains condamnés à croupir dans l’ignorance, l’alcool et le vice !

« Maintenant tournez la page avec moi et regardez la suite. Vous verrez mille hommes... mettons dix mille... qui sont les maîtres de ces esclaves, qui profitent de leur labeur. Ils ne font rien pour gagner ce qu'ils reçoivent; ils n’ont même pas à demander, leurs bénéfices viennent tout seuls. Leur unique souci est de savoir comment les employer. Ils habitent des demeures somptueuses, ils se vautrent dans le luxe et le faste ; leurs dépenses sont à peine concevables. C’est à vous faire tourner la tête, à vous donner la nausée. Ils paient des centaines de dollars pour une paire de bottines, un mouchoir, une jarretière... Ils dépensent des millions pour leurs chevaux, leurs automobiles, leurs yachts, mais aussi pour leurs palais, leurs banquets, ou les petits cailloux brillants dont ils se parent. Ils passent leur temps à rivaliser d’ostentation et d’insouciance, à détruire mille choses utiles, à gaspiller le travail et la vie de leurs semblables, les efforts et les sacrifices des nations, la sueur, les larmes et le sang de l’espèce humaine ! Tout leur appartient. Tout leur est dû. […]

« Cependant, y a-t-il un seul homme parmi vous qui puisse croire que ce système est éternel ? Y a-t-il un membre de cette assemblée assez vil et assez endurci pour oser se lever et me dire en face qu’il est certain que cette situation se perpétuera indéfiniment? Que le produit du travail et les moyens d'existence de l’espèce humaine seront toujours entre les mains d’oisifs et de parasites qui s’en serviront pour satisfaire leur vanité et leurs appétits, pour assouvir le moindre de leurs désirs? Que la façon d’utiliser ces biens sera laissée au bon vouloir d'un seul individu? Que l'humanité est vouée à perdre éternellement le bénéfice de son labeur, à ne jamais en jouir pour son propre compte, à ne jamais en avoir la maîtrise ?

« Et si les choses doivent malgré tout changer un jour, par quel moyen croyez-vous que cela se produira ? Quel pouvoir décidera de ce bouleversement? Croyez-vous que vos maîtres s'en chargeront? Qu’ils rédigeront la charte de vos libertés? Qu'ils forgeront pour vous l’épée de la délivrance? Qu’ils lèveront une armée pour mener la bataille en votre nom ? Qu’ils investiront leur fortune dans cette noble entreprise, qu'ils bâtiront des écoles et des églises pour vous instruire, qu'ils imprimeront des journaux pour annoncer vos victoires, qu'ils organiseront des partis politiques pour guider et accompagner vos luttes ?r Ne voyez-vous pas que ce combat est de votre seul ressort ? Que c'est à vous de le concevoir, de l'entreprendre, de le mener à bien ? […]


« C’est la voix de tous tes malheurs, de tous tes désirs . voix de ton devoir et de ton espérance, de tout ce qui est précieux pour toi en ce monde ! C’est la voix du miséreux qui réclame l'abolition de la pauvreté ! Celle de l’opprimé qui déclare la fin de l'oppression ! Celle d'une force nouvelle forgée dans la souffrance, d'une volonté neuve puisée dans la faiblesse ! C'est la voix joyeuse h résolue qui monte de l’abîme insondable du désespoir de l'angoisse! C’est la voix dut Prolétariat, foulé aux pieds et outragé ! […] »


Sur l’estrade, l’orateur avait regagné son siège. Jurgis comprit tout à coup que le discours était terminé. Quand, au bout de plusieurs minutes, les applaudissements eurent cessé, quelqu’un entonna un hymne que toute l’assistance reprit en chœur avec une ferveur qui fit vibrer les murs de la salle. Jurgis n’avait jamais entendu ce chant et n’en comprenait pas les paroles, mais la force sauvage de la mélodie le subjugua : c’était La Marseillaise!

Il resta assis, les mains jointes, les nerfs à vif, pendant que l’auditoire s'époumonait, couplet après couplet. Jamais de sa vie il n’avait été aussi ému. Un miracle s'accomplissait en lui. Il était trop abasourdi pour pouvoir penser. Il savait pourtant que le bouleversement phénoménal qui s’était produit dans son âme avait fait de lui un autre homme, l’avait délivré de l’anéantissement, arraché à l’emprise du désespoir. Le monde entier s’était transformé à ses yeux. Il était un homme libre, oui, libre !
Cyrano
 
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Byrrh » 03 Juil 2020, 13:49

https://www.lemonde.fr/blog/correcteurs ... lammarion/

Ce billet de blog évoquant à demi-mot l'affaire Benalla m'a donné envie de lire 100 % (Histoire d'un patriote) d'Upton Sinclair. Difficile, car en France, seuls deux titres de cet auteur peuvent encore facilement être commandés en librairie : La Jungle et Pétrole !...
Mais grâce au web, j'ai pu commander à un prix honnête un exemplaire d'époque (1924), "relié demi chagrin, dos à nerfs". A suivre...
Byrrh
 
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par yannalan » 03 Juil 2020, 14:14

J'ai "ils ne passeront pas" ("no pasaran") de lui, je l'avais trouvé d'occase.
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Byrrh » 03 Juil 2020, 14:20

Merci Yannalan. Je compte lire aussi deux autres romans d'Upton Sinclair déjà évoqués sur ce forum : Manassas (sur la Guerre de Sécession) et Jimmie Higgins. Roman d'un ouvrier socialiste américain pendant la guerre. Si vous avez lu et apprécié d'autres de ses romans, merci de les citer ici.
Byrrh
 
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par Harpo » 03 Juil 2020, 18:04

Lire aussi "Pétrole !" d'Upton Sinclair : le fils, Bunny, d'un magnat des débuts de l'industrie pétrolière finit par s'écarter de la route toute tracée par son père...
Comme d'habitude avec Upton Sinclair ce n'est pas de la grande littérature mais une dénonciation efficace des tares de la société américaine par un écrivain militant.
Par contre, le film de Paul Thomas Anderson "There will be blood" qui en a été tiré ne m'a pas plu du tout : il s'écarte complètement du livre...
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Re: La Jungle d'Upton Sinclair & Jack London

Message par artza » 04 Juil 2020, 06:08

Jimmie Higgins c'est à lire. Les affres et les tourments d'un ouvrier socialiste américain au cours de la 1ère guerre mondiale.
La démission et la trahison des chefs socialistes.
Quitter les rangs du socialisme pour la paix d'une vie petite-bourgeoise ou pire passer à la réaction c'est une chose.
Il y a pire défendre le chauvinisme de l'impérialisme de sa bourgeoisie au nom de l'avenir socialiste, de la démocratie, de la civilisation!
Ce que firent par deux fois les social-démocrates dépassés ensuite par les staliniens.
Pacte Laval-Staline occasion pour le PCF de ramener la Marseillaise et le drapeau tricolore dans les cortèges ouvriers.
L'URSS et à sa suite le PCF dans les faits, s'engageait à "assister" la France, renonçant à soutenir le droit à l'indépendance des peuples colonisés, soumettre les revendications ouvrières aux intérêts de la bourgeoisie et soutenir les politiques d'armement et de renforcement des forces armées.
On connait la suite...

A conseiller aussi, Le Christ à Hollywood.
Inconvénient un fond de religiosité.
Le Christ revient à Hollywood ville de toutes les turpitudes. Je laisse imaginer l'accueil qui lui sera fait par les riches, les juges et les policiers et aussi les prêtres et les tartuffes.
Un Christ anticapitaliste, agitateur socialiste...pas dans le lointain passé, dans la société contemporaine.
artza
 
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