Le héros du bouquin d'Upton Sinclair, c'est Jurgis, un émigré lituanien. Nous voici vers la fin du livre : Jurgis ne sait plus où il va dormir, ne sait pas comment il pourrait manger. Une salle, une foule devant, il entre : c'est un meeting socialiste. Il s'assied, s'endort, se réveille et prête un peu mieux attention aux paroles d'un orateur [je vais parfois à la ligne pour alléger la lecture écran]. Cet orateur, c'est peut-être ce que dirait Upton Sinclair. Y'en a 10 pages, dans l'édition Livre de Poche, mais j'ai eu pitié, j'ai allégé.
« Vous écoutez mes paroles, disait l’homme, et vous y pensez : “Oui, c’est vrai. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?” Ou bien encore : "Ce jour viendra peut-être, mais je ne serai plus là pour le voir. Alors, à quoi bon ?”
« Et là-dessus, vous reprenez votre routine quotidienne et vous retournez entre les mâchoires de la puissante machine à produire du profit qui fait tourner l’économie mondiale. Vous vous remettez à trimer, pendant d’interminables journées, au bénéfice d’un autre. Vous continuez à habiter des taudis sordides, à travailler dans des ateliers dangereux et insalubres, à vous débattre contre la faim et les privations, à risquer l'accident, la maladie et la mort. Et chaque jour la lutte devient plus âpre, les cadences plus cruelles. Chaque jour vous devez peiner un peu plus. Chaque jour le joug de la nécessité pèse plus lourd sur vos épaules. Les mois, les années peut-être, passeront avant que vous ne reveniez ici. Mais je serai toujours là à essayer de vous convaincre, en espérant que le besoin et la misère auront enfin fait leur oeuvre dans vos esprits, que l’injustice et la tyrannie vous auront enfin ouvert les yeux ! […]»
L'orateur fit une pause. Pendant le silence qui suivit, l'assistance retint son souffle, puis, de ces mille poitrine s’éleva une acclamation unanime. Jurgis, lui, resta assis, paralysé. Les genoux tremblants, comme envoûté, il ne pouvait détacher les yeux du tribun.
Tout à coup, l’homme leva les bras pour réclamer le calme et reprit son discours. […]
« Travailleurs, travailleurs... camarades! Ouvrez les yeux et regardez autour de vous ! Vous suez sang et eau depuis si longtemps que vos sens sont émoussés, vos cœurs engourdis. Mais, une fois au moins dans votre vie, déchirez le voile des préjugés et des conventions et prenez conscience de la réalité de ce monde que vous habitez. Regardez-le tel qu’il est, dans toute sa hideuse nudité! Prenez conscience, oui, CONSCIENCE! En ce moment même, dans les steppes de Mandchourie, deux armées ennemies s’affrontent ; ce soir, pendant que nous sommes ici, dans cette salle, un million d’êtres sont peut-être déjà en train d’en découdre, de tenter de se massacrer comme des fous furieux !
« Nous sommes pourtant au XXe siècle, mille neuf cents ans après la naissance du Prince de la Paix ! Depuis mille neuf cents ans, on nous prêche Sa Parole, qu'on nous dit Divine, et voici deux armées qui se déchirent et s’étripent comme des bêtes sauvages dans la jungle !
« Malgré les appels à la raison des philosophes, les anathèmes des prophètes, les larmes et les supplications des poètes, le monstre affreux de la guerre continue, en toute liberté, à faire des ravages ! Nous avons des universités et des écoles, des journaux et des livres. Nous avons fouillé la terre et le ciel. Nous avons réfléchi, médité, raisonné. Et tout cela pour quoi ? Pour donner aux hommes les moyens de s’entre-tuer ! Nous disons : "C’est la guerre”, et nous n'y pensons plus. Mais épargnez-moi les platitudes et les clichés ! Suivez-moi, rejoignez-moi !
« Prenez CONSCIENCE de ce dont il s'agit ! Voyez ces cadavres criblés de balles, déchiquetés par des obus ! Écoutez le craquement des os quand la baïonnette s’enfonce dans le corps d'un homme ! Écoutez les gémissements, les hurlements de douleur des mourants ! Voyez ces visages tordus par la souffrance, défigurés par la fureur et la haine. […]
« Peut-être la Mandchourie est-elle une contrée trop éloignée ? Eh bien ! Accompagnez-moi ici, à Chicago.
« Ce soir, dans cette ville, dix mille femmes, parquée dans d'ignobles maisons, sont contraintes par la famine de vendre leur corps. Nous le savons et nous en plaisantons ! Pourtant ces femmes sont peut-être vos mères, vos sœurs, vos enfants. La petite fille que vous avez laissée à la maison et qui vous accueillera de ses yeux rieurs demain matin, êtes-vous sûrs qu’elle ne subira pas ce sort ? Ce soir à Chicago, il y a dix mille hommes sans feu ni lieu, découragés, qui ne demandent qu’à travailler; pourtant, ils n'ont rien et vont devoir affronter le froid terrible de l'hiver le ventre creux ! Ce soir à Chicago, cent mille enfants s'épuisent à la tâche, compromettant irrémédiablement leur santé pour gagner une croûte de pain ! Cent mille mères se débattent contre la misère pour trouver de quoi nourrir leurs petits ! Cent mille vieillards, sans ressources, sans soutien, attendent: que la mort mette un terme à leurs tourments ! Il y a un million d’hommes, de femmes et d'enfants réduits à l’esclavage, qui s’échinent pour avoir à peine de quoi se maintenir en vie et qui ne connaîtront rien d'autre, jusqu’à la fin de leurs jours, que leur besogne monotone, la fatigue, la faim, les privations, le froid, la canicule, la crasse, la maladie. Un million d’êtres humains condamnés à croupir dans l’ignorance, l’alcool et le vice !
« Maintenant tournez la page avec moi et regardez la suite. Vous verrez mille hommes... mettons dix mille... qui sont les maîtres de ces esclaves, qui profitent de leur labeur. Ils ne font rien pour gagner ce qu'ils reçoivent; ils n’ont même pas à demander, leurs bénéfices viennent tout seuls. Leur unique souci est de savoir comment les employer. Ils habitent des demeures somptueuses, ils se vautrent dans le luxe et le faste ; leurs dépenses sont à peine concevables. C’est à vous faire tourner la tête, à vous donner la nausée. Ils paient des centaines de dollars pour une paire de bottines, un mouchoir, une jarretière... Ils dépensent des millions pour leurs chevaux, leurs automobiles, leurs yachts, mais aussi pour leurs palais, leurs banquets, ou les petits cailloux brillants dont ils se parent. Ils passent leur temps à rivaliser d’ostentation et d’insouciance, à détruire mille choses utiles, à gaspiller le travail et la vie de leurs semblables, les efforts et les sacrifices des nations, la sueur, les larmes et le sang de l’espèce humaine ! Tout leur appartient. Tout leur est dû. […]
« Cependant, y a-t-il un seul homme parmi vous qui puisse croire que ce système est éternel ? Y a-t-il un membre de cette assemblée assez vil et assez endurci pour oser se lever et me dire en face qu’il est certain que cette situation se perpétuera indéfiniment? Que le produit du travail et les moyens d'existence de l’espèce humaine seront toujours entre les mains d’oisifs et de parasites qui s’en serviront pour satisfaire leur vanité et leurs appétits, pour assouvir le moindre de leurs désirs? Que la façon d’utiliser ces biens sera laissée au bon vouloir d'un seul individu? Que l'humanité est vouée à perdre éternellement le bénéfice de son labeur, à ne jamais en jouir pour son propre compte, à ne jamais en avoir la maîtrise ?
« Et si les choses doivent malgré tout changer un jour, par quel moyen croyez-vous que cela se produira ? Quel pouvoir décidera de ce bouleversement? Croyez-vous que vos maîtres s'en chargeront? Qu’ils rédigeront la charte de vos libertés? Qu'ils forgeront pour vous l’épée de la délivrance? Qu’ils lèveront une armée pour mener la bataille en votre nom ? Qu’ils investiront leur fortune dans cette noble entreprise, qu'ils bâtiront des écoles et des églises pour vous instruire, qu'ils imprimeront des journaux pour annoncer vos victoires, qu'ils organiseront des partis politiques pour guider et accompagner vos luttes ?r Ne voyez-vous pas que ce combat est de votre seul ressort ? Que c'est à vous de le concevoir, de l'entreprendre, de le mener à bien ? […]
« C’est la voix de tous tes malheurs, de tous tes désirs . voix de ton devoir et de ton espérance, de tout ce qui est précieux pour toi en ce monde ! C’est la voix du miséreux qui réclame l'abolition de la pauvreté ! Celle de l’opprimé qui déclare la fin de l'oppression ! Celle d'une force nouvelle forgée dans la souffrance, d'une volonté neuve puisée dans la faiblesse ! C'est la voix joyeuse h résolue qui monte de l’abîme insondable du désespoir de l'angoisse! C’est la voix dut Prolétariat, foulé aux pieds et outragé ! […] »
Sur l’estrade, l’orateur avait regagné son siège. Jurgis comprit tout à coup que le discours était terminé. Quand, au bout de plusieurs minutes, les applaudissements eurent cessé, quelqu’un entonna un hymne que toute l’assistance reprit en chœur avec une ferveur qui fit vibrer les murs de la salle. Jurgis n’avait jamais entendu ce chant et n’en comprenait pas les paroles, mais la force sauvage de la mélodie le subjugua : c’était La Marseillaise!
Il resta assis, les mains jointes, les nerfs à vif, pendant que l’auditoire s'époumonait, couplet après couplet. Jamais de sa vie il n’avait été aussi ému. Un miracle s'accomplissait en lui. Il était trop abasourdi pour pouvoir penser. Il savait pourtant que le bouleversement phénoménal qui s’était produit dans son âme avait fait de lui un autre homme, l’avait délivré de l’anéantissement, arraché à l’emprise du désespoir. Le monde entier s’était transformé à ses yeux. Il était un homme libre, oui, libre !