Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Re: Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Message par Cyrano » 20 Oct 2020, 23:00

A Moscou, elle retrouve John Reed, de nouveau en Russie :
A mon retour à Moscou, ce fut John Reed qui exprima le mieux ce que j’avais déjà commencé à soupçonner. Depuis qu’il se trouvait à nouveau en Russie, nous nous étions fréquemment rencontrés, poussés par notre désillusion et notre désespoir communs, bien qu’inavoués. Muni de lettres du Parti, Reed avait parcouru le pays, voyageant dans des conditions extrêmement difficiles et dangereuses, rencontrant paysans et mineurs, partageant le froid, la faim et la saleté de la vie du Russe moyen.

Vêtu d’un long manteau de fourrure et d’une chapka, il ressemblait à un véritable Caucasien. Je ne crois pas qu’aucun étranger ait vu ni appris plus de choses sur les conditions de vie en Russie que Reed durant le printemps et l’été 1920. Il s’était senti de plus en plus découragé par la souffrance, la désorganisation et l’inefficacité qu’on rencontrait partout, mais comme tous ceux d’entre nous qui en avaient été aussi témoins, il comprenait les difficultés de la situation – aggravées par le blocus, le sabotage, le manque de matières premières –, et ce n’était pas au gouvernement lui-même que s’adressait son irritation, mais à l’indifférence et au cynisme croissant des bureaucrates de tout poil.
Angelica se doute que son refus d'aller au Turkestan va lui coûter sa place de secrétaire de l'Internationale. Ainsi John Reed arrive en trombe dans sa chambre et lui demande si elle est encore secrétaire de l'Internationale :
« Dites-moi, Angelica, êtes-vous encore secrétaire de l’Internationale, oui ou non ?
– Bien sûr que oui, au moins nominalement.
– Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas à la réunion de l’Exécutif ?
– On ne m’en a rien dit. Où a-t-elle lieu ?
– Ah ! je vois, répondit-il. Ces couards se sont réunis au commissariat de Litvinov pour que vous ne sachiez pas où ils sont. »

Bien que malade, je m’habillai et partis pour la réunion. A mon entrée, Zinoviev devint nettement plus pâle et les autres membres trahirent une gêne manifeste. J’attendis la fin de la réunion sans dire un mot. Puis je demandai à Zinoviev pourquoi on ne m’avait pas prévenue de ce qui se passait.
« Oh ! répondit-il, sans lever les yeux, nous pensions que Trotsky vous l’avait dit. Le Comité exécutif a décidé de vous démettre de vos fonctions... en raison de votre refus d’aller au Turkestan. »

La nouvelle de mon limogeage, l’idée que je n’aurais plus à répondre, même nominalement, de méthodes et d’activités que je détestais, me procura un sentiment de libération comme je n’en avais pas connu depuis des années.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 20 Oct 2020, 23:01

Le sentiment de libération que son limogeage lui fait éprouver n'empêchera pas qu'elle s'écroule un peu momentanément physiquement et psychologiquement. La voici un peu malade. Elle nous parle de Karl Radek.
En ces jours de maladie, je reçus également la visite de Radek. Il revenait de Berlin, où Zinoviev l’avait envoyé et où ses activités communistes lui avaient valu de faire de la prison. Il m’apportai des nouvelles et des lettres de camarades italiens et de vieux amis allemands. Mon limogeage eut l’air de beaucoup l’affecter. […] Je compris que son attitude était beaucoup plus dictée par sa rivalité avec Zinoviev que par toute autre considération.

Radek représenta toujours pour moi un étrange phénomène psychologique, mais jamais une énigme. Durant la guerre, j’avais déjà remarqué à quel point il pouvait jongler avec les prophéties. Un jour il essayait de vous prouver que les événements sur la différents fronts allaient être comme ci ou comme ça. Le lendemain, quand la réalité avait démontré exactement le contraire il s’efforçait alors de vous convaincre que cela n’aurait pas pu se passer autrement. […] De même que certaines personnes n’ont aucune perception des couleurs, Radek, lui, n’avait aucune perception des valeurs morales. En politique, il pouvait changer de point de vue du jour au lendemain et soutenir les mots d’ordre les plus contradictoires. […]

A cause de toutes ces caractéristiques, je pense de Radek ce que je pensais de Zinoviev, à savoir qu’au sein du mouvement révolutionnaire il était capable de tout, mais qu’il ne se vendrait jamais aux ennemis de la Révolution.
Karl Radek sera condamné à je ne sais plus combien d'années de prison - et serait mort lynché par ses compagnons de cellule en 1939.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 20 Oct 2020, 23:02

Eh bien, voilà, Elle va parler de Lev Davidovitch.
En attendant, c'est laz petite forme. Fatigue. Zinoviev lui propose de… réintégrer ses fonctions. Trotsky était opposé à son exclusion, il le dira à Angelica Balabanoff. Mais pour elle, l'affaire est entendue : elle ne reprendra pas ses fonctions dans l'Internationale.
La tragique destinée de Trotsky n’allait d’ailleurs pas tarder à illustrer ce que j’éprouvais, me sachant incapable aussi bien de collaborer avec les dirigeants du Komintern que de me dresser contre eux. Si, une fois la République soviétique hors de danger, et alors que les premières attaques étaient lancées contre lui, que le Comité centrai décidait qu’il était grand temps de rabaisser l’assurance et la réputation de l’ancien Menchevik, si donc Trotsky avait opposé sa supériorité au jésuitisme de ses rivaux en refusant de se servir de leurs méthodes, son sort aurait certainement été bien différent !

Il est plus que probable qu’au moment où, avec la bureaucratie, arriva le temps de la désillusion, il aurait pu devenir le dirigeant d’un mouvement révolutionnaire ouvrier international, et que son autorité et le nombre de ses partisans auraient été mille fois plus grands qu’ils ne le sont aujourd’hui. S’il avait, depuis le début, défendu la démocratie dans le Parti, lutté contre la répression dont étaient l’objet des dissidents sincères, combattu les calomnies montées par la machine du Parti contre les opposants politiques, il aurait trouvé en Russie bien plus de sympathie et de soutien, et cela du premier jour de sa persécution jusqu’à la dernière et abominable campagne lancée contre lui.
Léon Trotsky est à l'époque au Mexique : il y est arrivé au début de 1937. Le troisième procès de Moscou de mars 1938 n'a pas encore eu lieu.
Après 1917, Trotsky était non seulement un bon Bolchevik, un « léniniste » cent pour cent, mais il était aussi trop faible et trop sûr de lui pour s’engager dans un tel combat alors qu’il faisait encore partie de la classe dirigeante.

« Trop faible ? » Comment puis-je employer ce mot pour décrire un homme que je considère comme l’un des esprits les plus pénétrants de notre temps –- un homme qui a fait pour la Russie ce qu’aucun dirigeant moderne n’a fait pour son pays (parce qu’aucun n’a eu à travailler, détruire et reconstruire, dans des condition; aussi difficiles et sans précédents) ; un homme qui n’a pas hésité à affronter le danger et la mort, qui a supporté héroïquement une répression d’une ampleur inégalée.

Cependant, il existe plusieurs façons de faire preuve de courage ou plutôt d’indifférence envers ce qui peut arriver. On peut défie: la mort, et ne pas supporter de voir sa popularité attaquée ou menacée. Tel était, et tel est encore, le cas de Trotsky. Aux côtes de Lénine, il était capable d’affronter l’hostilité du monde entier. Mais il n’était pas suffisamment autonome pour lutter contre de; courants tels que celui incarné par le fantoche de Lénine, Zinoviev, ni pour refuser une alliance avec lui, même après que ce dernier, ayant capitulé devant Staline, lui servit de marionnette. Trotsky avait peur qu’on le jugeât moins «révolutionnaire» que ceux qui l’attaquaient, et, en matière de démagogie et de rouerie politique, il n’était pas de taille à lutter contre Zinoviev, Staline et tout l’appareil du Parti.

Cette crainte qu’on le suspecte de ne pas avoir totalement renié son péché originel – le Menchevisme – et son immense confiance en lui, n’ont jamais cessé de se glisser comme une ombre entre cet homme brillant et les situations dans lesquelles il était impliqué, si bien qu’il n’a pas su appliquer à sa propre conduite les critères qu’il appliquait à la conduite des autres. C’est comme si l’histoire, la logique et les lois du déterminisme qu’il comprenait et maniait à merveille s’étaient arrêtées à sa propre personnalité. Ses incomparables succès au début de la Révolution, l’extraordinaire popularité dont il jouissait, avaient bien sûr encouragé cette attitude. Il était convaincu, à cette époque, que quoi qu’il puisse arriver aux autres, quels que fussent les dangers de la célébrité, la vie ferait pour lui – Léon Trotsky – une exception. Au lieu de cela, il est devenu la première victime de la perversion de la Révolution !
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Re: Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Message par Cyrano » 20 Oct 2020, 23:05

Voilà, keox2, ta curiosité est-elle satisfaite?
Attention, lecteurE-e.s-trices le prochain épisode sera le dernier de la série. Et on n'est pas près de voir une autre série! Ça finirait par abimer mon scanner, mes yeux, ma cafetière.
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Re: Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Message par Kéox2 » 21 Oct 2020, 11:05

Je reste encore un peu sur ma faim, mais j'attend le dernier épisode avec impatience. :mrgreen:
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Re: Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Message par Cyrano » 24 Oct 2020, 17:35

Et voili, voilà, pour calmer les petites faims - qui ne seront d'ailleurs pas calmées?
Vous avez remarqué? Joseph Staline n'est jamais invoqué dans les moments qu'elle vit, dans les rencontres qu'elle fait. C'est dire l'importance qu'il a eu pour cette période. Elle ne nous parle pas non plus de Nikolaï Boukharine (de toute façon, elle devait être trop âgée pour intéresser Nikolaï) et de bien d'autres (il ne semble pas qu'elle fréquentait beaucoup les français).
Angelica Balabanoff nous parle d'une femme bolchévique qui est restée plus célèbre qu'elle. Et entre femmes, on se serre les coudes.

A l’intérieur même du Parti russe, ce fut une femme – Alexandra Kollontaï – qui dirigea la première opposition organisée contre les lignes de Lénine et de Trotsky. Alexandra n’était pas une Bolchevik des débuts, mais elle avait rejoint le Parti encore avant Trotsky, et bien avant moi. En ces premières années de la Révolution, elle était souvent un sujet de contrariété, à la fois personnel et politique, pour les dirigeants du Parti. Plus d’une fois, le Comité central avait voulu que je la remplace à la direction du mouvement des femmes, espérant ainsi faciliter la campagne lancée contre elle et l’isoler des travailleuses. Heureusement, j’avais percé l’intrigue et refusé ces offres, soulignant que personne ne pouvait s’acquitter de ce travail mieux qu’elle, et m’efforçant d’augmenter son prestige et sa popularité chaque fois qu’il m’était possible.

Au Neuvième Congrès du Parti, les derniers vestiges de l’autonomie syndicale et du pouvoir ouvrier dans l’industrie furent balayés; l’autorité passa aux mains des commissaires politiques. Kollontaï était devenue le leader de 1’ « Opposition ouvrière », un mouvement de protestation contre l’étouffement, par la bureaucratie, des syndicats et des droits démocratiques des travailleurs. Comme il était impossible, même à cette époque, de critiquer publiquement le Comité central ou de défendre une position non officielle devant les militants de base, elle avait eu le courage de publier clandestinement une brochure qu’elle avait fait distribue: aux délégués de la convention du Parti.

Je n’ai jamais vu Lénine aussi en colère que lorsqu’on lui remit une de ces brochures (en dépit du fait qu’on était encore censé admettre le droit d’« opposition » à l’intérieur du Parti). Il monta sur l’estrade et dénonça Kollontaï comme la pire ennemie du Parti, une menace pour son unité. Il poussa son attaque jusqu’à évoquer certains épisodes de la vie privée de Kollontaï qui n’avaient rien à faire dans le débat. Ce n’était vraiment pas le genre de polémique dont Lénine pouvait s’honorer, et je compris à cette occasion jusqu’où il était capable d’aller pour arriver à ses fins et museler les courants adverses. Je ne pus qu’admirer le calme et le sang-froid avec lesquels Kollontaï répondit aux attaques de Lénine. Entre autres exemples de méthodes employées par le Comité central contre les « rebelles » du Parti, elle cita la tentative d’« envoyer Angelica Balabanoff manger des pêches au Turkestan ».
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Re: Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Message par Cyrano » 24 Oct 2020, 17:39

Beaucoup de monde arrive pour voir cette révolution en Russie. Ainsi John Reed présente à Angelica les anarchistes américains Emma Goldman et Alexander Berkman.

Lorsque Emma vint me voir au National, juste après son arrivée à Moscou, l’enthousiasme initial qu’elle avait manifesté en posant le pied dans la République des travailleurs s’était déjà nettement refroidi. A Petrograd, elle avait découvert la répression contre les anarchistes russes et les dissidents politiques, les activités de la Tchéka et la puissance de la bureaucratie du Parti. Bien qu’elle en fût indignée, elle n’avait cependant pas perdu sa foi en ceux qu’elle considérait comme les vrais dirigeants de la Révolution. Et tout en protestant contre ce qu’elle appelait leurs abus, elle aspirait encore à travailler avec eux. Avant de venir me voir, elle avait déjà rencontré Lounatcharsky et Kollontaï, et elle était convaincu; qu’ils reconnaissaient tous deux ces abus, mais qu’ils jugeaient inopportun de protester.

Je la reçus, encore malade de mes dernières expériences, et comme nous commencions à parler, elle s’effondra soudain et se mit à pleurer. Au milieu d’un flot de larmes, elle laissa échapper toute sa stupeur et sa déception, tout: son amertume des injustices dont elle avait été témoin et de celles dont elle avait entendu parler. Cinq cents exécutions ordonnées d’un coup par un gouvernement révolutionnaire ! Une police secrète qui rivalisait avec l’ancienne Okhrana! Liquidations et persécutions de révolutionnaires sincères, toutes ces souffrances e: ces cruautés inutiles – était-ce pour cela qu’on avait fait ls Révolution ?

Je m’efforçai de lui parler des nécessités dramatiques de cette Révolution surgie dans un pays arriéré, de dissiper ses propres doutes comme j’avais fait avec les miens. Les conditions extérieures, et la vie elle-même, bien plus que les théories, avaient tracé le cours de la Révolution. Mais je compris combien mes explication devaient lui sembler vaines.


Emma Goldman désire rencontrer Lénine. Angelica fait parvnir à Lénine le pamphlet antimilitariste écrit par les deux anarchistes durant la guerre. Lénine répond qu'il a lu «le pamphlet avec un immense intéret [« immense » était souligné trois fois].» et qu'il est d'accord pour rencontrer les deux anarchistes américains. Les deux visiteurs se virent même confier quelques tâches.
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Re: Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Message par Cyrano » 24 Oct 2020, 17:43

D'autre visiteurs arrivent. Ceux-là intéressent particulièrement Angelica : c'est une délégation du Parti Socialiste italien avec Serrati qu'elle apprécie. Les socialistes italiens n'avaient pas versé dans le chauvinisme en 1914 et avaient soutenu la révolution russe. A l'occasion du deuxième congrès de la IIIe internationale, Zinoviev veut en profiter pour trouver des futurs éléments d'un parti communiste italien (c'est le congrès des fameuses "21 conditions", si vous avez oublié).
De tous les mouvements socialistes, le mouvement italien était le plus apprécié des Russes. Les socialistes italiens, et Serrati en particulier, avaient aidé les Bolcheviks à ne pas se sentir totalement isolés de l’Europe occidentale. Mais en 1920, alors que l’Italie était en pleine crise politique et économique, Zinoviev avait pris la décision de liquider et le Parti et Serrati. Cette intégrité et cette indépendance révolutionnaires grâce auxquelles le mouvement italien s’était distingué pendant et après la Guerre mondiale étaient devenus une épine au pied de la direction du Komintern et avaient contraint la bureaucratie à recourir aux moyens les plus douteux pour abattre cette puissante organisation.

Angelica Balabanoff est proche de ce Parti Socialiste italien qu'elle côtoya jusqu'en 1917, année de son retour en Russie (il n'y avait que… trois ans).
Au Congrès, l’enjeu essentiel sur lequel porta tout le débat, fut la fameuse liste des «vingt et un points». Zinoviev put à peine cacher sa satisfaction en lançant à la face des délégués assemblés ces « Conditions d’affiliation à la Troisième Internationale ». Les conditions en question s’appuyaient sur la thèse de la « transformation immédiate de la lutte de classes en guerre civile ». […]

Je n’avais pas simplement l’impression de participer à un drame politique mais aussi à un drame personnel englobant certains de mes plus chers amis. Pour Reed, lui-même aux prises avec Radek et Zinoviev, ce drame ne résidait pas tant dans son incapacité à se défendre efficacement contre de tels hommes, que dans la conscience qu’il avait de se battre contre un système qui avait déjà commencé à dévorer ses propres enfants. Son retrait du Komintern fut l’illustration même de son désespoir.

La délégation socialiste italienne présente avec Serrati n'est pas emballée par les vingt-et-une conditions. Ces conditions ne plaisent pas non plus à Angelica Balabanoff.
Serrati fit remarquer qu’en Italie, l’instauration d’un pouvoir centralisé sur la presse militante tel que le réclamaient les Bolcheviks reviendrait tout bonnement à ruiner le Parti. Son leitmotiv était : « Nous demeurerons à nos postes et remplirons fidèlement notre devoir, ce qui signifie que nous continuerons à exprimer ouvertement notre opinion devant tous et vous y compris, comme cela a toujours été le cas dans notre Parti. Nous demandons au Komintern de nous laisser juges de la situation qui se développe en Italie et de nous accorder le choix des mesures à prendre pour défendre le socialisme italien. » […]

Serrati montra son courage et sa lucidité en adressant à Lénine la lettre suivante :
« Votre Parti compte aujourd’hui six fois plus de membres qu’avant la Révolution, mais en dépit d’une stricte discipline et de purges fréquentes, il n’y a guère gagné en qualité. Vos rangs se sont grossis de tous les éléments slaves qui ont toujours servi le pouvoir. Ils forment une bureaucratie aveugle et cruelle, créant de nouveaux privilèges en Russie Soviétique.
Ces éléments, devenus révolutionnaires au lendemain de la Révolution, ont fait de la révolution prolétarienne, qui a coûté tant de souffrances aux masses, une source de profit et de domination. Ils font de cette terreur qui n’était pour vous qu’un moyen un but en soi. »
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Re: Angelica Balabanoff [ou Balabanova] : Ma vie de Rebelle

Message par Cyrano » 24 Oct 2020, 17:53

La rupture entre Angelica Balabanoff et les bolchéviques va être consommée. Une sombre histoire d'argent (réelle ou inventée) concernant Serrati se répète dans la presse italienne. Les socialistes italiens soupçonnent le Komintern de ne pas être innocent dans l'histoire : les accusations de corruption vont être répétée dans la presse russe. Angelica est écoeurée par les attaques contre Serrati alors que…
Cette année-là, Marcel Cachin, l’agent du nationalisme français, l’adversaire acharné du Zimmerwald et l’avocat de l’impérialisme allié auprès des masses russes, fut reçu au sein du Komintern. […]

En lisant l’article sur Serrati dans les journaux russes, je compris que quelque chose de bien plus terrible que tout ce qui s’était passé jusqu’alors me séparait désormais des Bolcheviks. Les récents «procès» et purges de Moscou, les exécutions de dissidents en Espagne font partie intégrante d’une chaîne dont la persécution de Serrati a constitué le premier maillon.

Finalement, de guerre lasse, Serrati, après un voyage à Moscou en 1924, dit accepter les 21 conditions. Une décision qu'Angelica Balabanoff qualifie de "suicide".
Dans un final élan d’impuissance et de désespoir, il annonça qu’il était devenu un « simple militant » du Parti Communiste. Il mourut en se rendant à un meeting illégal. Sa mort physique ne fut que l’écho différé de son suicide de Moscou.

En prime vous avez même Serrati papotant avec un barbichu.
Pièces jointes
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Message par Cyrano » 24 Oct 2020, 17:57

Dans ces années là, qui dit Italie dit fascisme. Angélica en profite pour nous donner son avis sur les fascismes allemands et italiens.
J’aimerais préciser ici la différence opposant les deux « triomphes » italien et allemand. En Allemagne, la défaite de la classe ouvrière fut presque entièrement due à la division et à la démoralisation des années précédant 1932, ainsi qu’à la ligne communiste de « social-fascisme », qui rendit impossible toute espèce de front uni. L’Allemagne comptait en effet des millions de travailleurs organisés qui, sur un même mot d’ordre, auraient pu se mobiliser et empêcher la victoire d’Hitler. Il faut ajouter qu’une grande part du nouvel électorat communiste passa en 1932 au Parti Nazi. d’abord parce que les divisions internes du mouvement ouvrier l’avaient découragée et dégoûtée, ensuite parce que les mêmes raisons qui l’avaient poussé au début à adhérer au communisme le poussèrent plus tard à rejoindre le fascisme.

En Italie, le fascisme en tant qu’idéologie ne triompha jamais Ce fut seulement la victoire de l’huile de ricin, du poignard et de la bombe. La foi des travailleurs dans le socialisme, leur haine du fascisme demeurèrent intacts. […].

Je me contenterai de souligner que pendant trois ans et demi, les masses italiennes s’opposèrent aux sanglants ravages des bandes fascistes et préférèrent voir détruire leurs organismes plutôt que de céder à leurs oppresseurs. Les fascistes allemands, eux, n’éprouvèrent aucune difficulté à occuper des milliers de centres ouvriers répartis dans tout le pays. J’aimerais également souligner que tant que le Parlement a continué d’exister en Italie, en dépit de la répression féroce qui accablait les députés et les électeurs, le nombre de bulletins de vote accordés aux partis ouvriers n’a jamais baissé. C’est probablement ce fait qui persuada les fascistes italiens que seules l’extermination physique et la suppression du parlementarisme leur permettraient d’arriver à leurs fins.
Angelica insiste : «en dépit de la répression féroce qui accablait les députés et les électeurs, le nombre de bulletins de vote accordés aux partis ouvriers n’a jamais baissé.»

Ce que dit Angelica sur l'Italie peut être rapproché de ce que dit Léon Trotsky à des camarades américains, en 1938, dans une "Discussion sur le Programme de Transition". Léon Trotsky remarque lui aussi que les travailleurs italiens, malgré la terreur organisée par les fascistes, avait continué de voter pour les partis ouvriers. On est en juin 1938, faisons une digression avec ce texte de Léon Trotsky :
Ces jours-ci, j’ai lu un livre en français, écrit par un ouvrier italien, sur la montée du fascisme en Italie. L’auteur est un opportuniste. C’était un socialiste, mais ce qu’il y a d’intéressant, ce ne sont pas ses conclusions, ce , sont les faits qu’il relate. Il dresse le tableau du prolétariat italien, spécialement en 1920-1921. Il était puissamment organisé. Il y avait 160 députés socialistes au Parlement. Ils tenaient plus d’un tiers des communes et les parties les plus importantes de l’Italie, centre du pouvoir ouvrier, étaient aux mains des socialistes.

Aucun capitaliste ne pouvait embaucher ou débaucher sans l’aval du syndicat, et cela concernait aussi bien les ouvriers agricoles que les travailleurs de l’industrie. Cela semblait être 49 % de la dictature du prolétariat, mais la réaction de la faible bourgeoisie et des officiers démobilisés face à cette situation fut terrible. Ensuite, l’auteur raconte comment ils organisèrent de petites bandes dirigées par des officiers, que des autobus convoyaient à travers tout le pays. Trente hommes organisés investissaient une des cités de 10 000 habitants contrôlées par les socialistes, ils mettaient le feu à la mairie, brûlaient les maisons, fusillaient les dirigeants, imposaient les conditions de travail voulues par les capitalistes, puis ils partaient ailleurs et recommençaient la même chose dans des centaines de villes l’une après l’autre. En faisant régner une terreur effroyable et en agissant systématiquement de la sorte, ils détruisirent totalement les syndicats et devinrent donc les maîtres de l’Italie. Ils étaient pourtant une petite minorité.

Les travailleurs déclenchèrent la grève générale. Les fascistes envoyèrent leurs autobus briser chaque grève localement et, avec une petite minorité organisée, ils balayèrent les organisations ouvrières. Après cela, il y eut des élections et les ouvriers terrorisés élurent le même nombre de députés. Ces derniers protestèrent au Parlement jusqu’à sa dissolution. C’est là la différence entre pouvoir formel et pouvoir réel. Ces députés étaient tous persuadés détenir le pouvoir, pourtant cet immense mouvement empli de l’esprit de sacrifice fut balayé, écrasé, réduit à néant par quelque 10000 fascistes bien organisés, prêts à se sacrifier et ayant de bons chefs militaires.

Discussion avec Léon trotsky sur le Programme de Transition. Edition Les Bons Caractères.

La défaite du mouvement ouvrier, la plus lourde responsabilité, Angelica Balabanoff l'attribue au Komintern.
Dans cette défaite du mouvement ouvrier mondial, commencée avec la victoire du fascisme italien, la plus lourde responsabilité du Komintern réside peut-être dans le découragement général que cette victoire provoqua chez les militants sincères les années suivantes. Des milliers d’entre eux, irrités et déçus, glissèrent du mouvement vers l’inaction, comme le font aujourd’hui des milliers d’autres, à la suite des récents événements de Russie. Ils furent à tout jamais perdus pour la cause.
Cyrano
 
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