Je me souviens à quel point cela le [Antonio Labriola] mettait en colère quand on lui demandait s’il était apparenté à Arturo Labriola (professeur lui aussi, socialiste du type syndicaliste extrémiste, originaire du sud de l’Italie). Pauvre Antonio Labriola ! S’il avait su combien de gens, hors d’Italie, croyaient non seulement que ces deux hommes, si différents l’un de l’autre, appartenaient à la même famille, mais constituaient encore une seule et même personne !
Elle voulait alors repartir en Russie, mais finalement reste en Italie. Mais où aller pour faire quelque chose pour la cause?Munie de mes convictions révolutionnaires, renforcées par les cours d’Antonio Labriola, par la lecture d’Avanti et par mes discussions avec des socialistes italiens, je compris qu’il était temps pour moi de rejoindre le Parti, suite logique de mon évolution
Une fois éliminée ma patrie, la solution ne fut pas difficile à trouver. Au cours des voyages que j’avais faits avec ma famille, il m’était apparu que le travail le plus pénible, le plus dangereux, le plus dégradant en Europe était exécuté par la « main-d’œuvre bon marché » des émigrants italiens. C’était particulièrement vrai en Suisse où des milliers d’entre eux arrivaient chaque année pour fuir les conditions insupportables de leur pays. Je découvris que la ville suisse de Saint-Gall, avec ses immenses filatures employant des milliers d’italiens – surtout des jeunes filles et des femmes –, avec sa multitude de maçons, constituait un important foyer d’émigrés. Je me rendis à Saint-Gall.
J’avais écrit ce que j’avais l’intention de dire, mais dès que je fus montée sur l’estrade, j’oubliai complètement mes notes. Au bout de quelques minutes, je m’aperçus que je parlais spontanément et sans difficultés. Les applaudissements répétés ne suffirent même pas à interrompre le flot de mes paroles. […]
Après cette première expérience, j’aurais pu passer tout mon temps à faire des discours. Au bout d’une année, j’étais devenue une des propagandistes les plus populaires de Suisse, parlant souvent quatre ou cinq fois par jour, et dans quatre ou cinq langues différentes.
A l’époque où Maria et moi habitions à Saint-Gall, les socialistes italiens ne disposaient d’aucun organe de propagande s’adressant directement à des femmes. Nous conçûmes le projet d’en lancer un et nous décidâmes que Lugano – où des camarades italiens possédaient une imprimerie coopérative – serait un bon endroit pour le faire. Maria et moi étions hostiles à toute forme de «féminisme». Nous estimions que la lutte pour l’émancipation des femmes ne constituait qu’un des aspects du combat pour l’émancipation de l’humanité. Et c’est parce que nous voulions faire comprendre aux femmes – surtout aux ouvrières – qu’elles n’avaient pas à lutter contre les hommes, mais avec eux contre l’ennemi commun : la société capitaliste, que nous éprouvâmes la nécessité de ce journal. Une fois installées à Lugano, Maria et moi créâmes Su, Compagne ! (Debout, Camarades !). Il connut un succès presque immédiat. Le journal fut largement diffusé en Italie, en Suisse, et dans tous les pays comptant un nombre important de travailleurs italiens.
Averti de ma venue, le curé de la ville, du haut de sa chaire, m’avait traitée de « diablesse » et avait rassemblé des femmes pour empêcher le meeting.
[Le meeting ne peut se tenir dans le lieu prévu. Ça va se tenir sur une place, près de l'église, avec une table pour estrade. Funeste choix] :
J’avais à peine commencé de parler que toutes les cloches de la ville se mirent à sonner. Sur le visage de mes amis, l’indignation se mêla à la crainte.
[On va donc changer de place à nouveau. Un homme les conduit à un autre endroit :]
L’homme nous conduisit jusqu’à un vaste hangar. L’assistance avait considérablement augmenté, et, toute la ville étant descendue dans la rue, le hangar était plein à craquer. Dehors, les partisans du curé trépignaient, proférant des imprécations et jetant des cailloux contre le bâtiment. Néanmoins je réussis à terminer mon discours.
Nous étions sur le point de quitter le hangar, quand deux hommes arrivèrent nu-tête, tout essoufflés d’avoir couru.
« Vite ! Partez d’ici. Des centaines de femmes arrivent en renfort avec des fourches et des bâtons. Elles veulent vous tuer.
– La maison du docteur est le seul endroit sûr, dit quelqu’un. Nous pouvons y aller en faisant le tour par les champs. »
On n’avait pas coupé les hautes herbes, et elles étaient encore mouillées des dernières pluies. Nous avançâmes comme nous pûmes, en trébuchant tout le long du chemin, les hommes insistant pour me porter chaque fois que je n’en pouvais plus ou que la marche devenait trop difficile. Enfin, une fois arrivés dans la maison du docteur, nous barricadâmes la porte et les fenêtres. La foule, maintenant composée d’hommes et de femmes, hurlait à l’extérieur et jetait des pierres et des immondices.
Soudain, un des hommes qui s’étaient empressés de m’aider pendant la traversée des champs, mais qui n’avait pas prononcé un mot s’agenouilla, devant moi et commença à défaire mes chaussures mouillées.
« Non, s’il vous plaît », lui dis-je, à la fois émue et contrariée.
Il me regarda un instant, sans dire un mot, puis il m’enleva soigneusement mes chaussures et les posa devant le poêle pour les faire sécher. Après quoi il sortit un chiffon de papier de sa poche, s’assit dans un coin et se mit à écrire laborieusement. Quand il m’eut donné son papier, je pus lire :
« Chère Camarade Balabanoff,
Je donnerais ma vie pour sauver la vôtre. Je suis bègue et je me suis toujours senti inférieur aux autres. Mes parents sont morts quand j’étais tout jeune, et j’ai vécu grâce à la charité publique. Je suis incapable de prendre part aux discussions des ouvriers. Mais quand je vous ai entendue parler, j’ai tout de suite compris que vous luttiez et que vous parliez pour des gens comme moi – pour tous les faibles, les malheureux et les opprimés. »
Cet hommage qui m’était rendu, alors que la foule grondait dehors et que les pierres tambourinaient sur les murs de cette maison de Stabio, est le plus émouvant que j’aie reçu dans toute ma vie de militante.
On a un repère d'année, du coup!La section de Lausanne du Parti socialiste italien avait organisé an meeting pour célébrer le trente-troisième anniversaire de la Commune de Paris, et l’on m’avait demandé d’en être le principal orateur.
J’avais déjà participé à suffisamment de meetings pour ne plus éprouver aucune gêne sur l’estrade, mais cette fois-ci je me sentis l’esprit sans cesse distrait par la présence d’un individu au milieu du vaste et attentif auditoire. C’était un jeune homme que je n’avais jamais vu auparavant. Sa mine agitée et ses vêtements en désordre le distinguaient nettement des autres ouvriers de la salle.
[…]
A la fin du meeting, tandis que les discussions allaient leur train, je questionnai à son sujet un des dirigeants ouvriers. Il m’apprit que l’inconnu avait fui l’Italie pour échapper au service militaire et qu’il avait fait sa première apparition, un soir, au local du Parti, peu de temps après avoir été présenté par un des membres, qui avait entendu parler de lui comme du fils d’un socialiste de Romagne.
[…]
Un autre ouvrier du groupe, un maçon, ajouta : « Ma femme lui a fait des sous-vêtements dans un vieux drap. La prochaine fois qu’il viendra à un meeting, camarade, je veillerai à ce qu’il soit propre. On se débrouille tous pour avoir du travail, mais lui dit qu’il ne peut pas, qu’il est trop malade. »
Je me sentis profondément émue par la situation du jeune homme, et, au bout d’un moment, je me dirigeai vers le fond de la salle où il était assis tout seul.
« Puis-je faire quelque chose pour vous ? lui demandai-je. Il paraît que vous n’avez pas de travail. »
D’une voix presque hystérique, et sans même relever la tête, il me répondit : « On ne peut rien faire pour moi. Je suis malade, incapable de travailler ou de fournir un effort. »
Je me demandais ce que j’allais bien pouvoir lui répondre, quand il se remit à parler, d’une voix plus douce cette fois.
« Je n’ai vraiment pas de chance. Il y a quelques semaines, j’avais l’occasion de gagner cinquante francs, mais j’ai dû refuser. » (Ici il poussa un vigoureux juron.) « Un éditeur de Milan m’a proposé cinquante francs pour traduire une brochure de Kautsky, La Révolution à venir. Mais je n’aurais pas pu y arriver. Je ne connais que quelques mots d’allemand.
[Angelica lui propose de l'aider, c'est une seconde nature...]
Il n’eut pas la force de repousser mon offre, mais il s’en voulait visiblement de l’avoir acceptée. Comme je lui tendais la main pour serrer la sienne, il la prit à contrecœur.
« Comment vous appelez-vous, camarade ?
– Benito Mussolini.
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