Las Casas est souvent cité pour les dénonciations des crimes dont il fut le témoin sur les indiens par les conquistadors.
Il faut lire aussi, plus facile, la controverse de Valladolid : Las Casas contre Sepulveda.
a écrit :
Controverse qui s'annonce vive, et il le sait. Le légat souhaite, à ce propos, que la grâce de Dieu les assiste tout au long, leur permettant de conserver pleine conscience et dignité. Après quoi, il donne la parole à Las Casas. L'ordre de parole est l'affaire du cardinal. Personne ne pouvait savoir qui commencerait. Aussi Las Casas, avant de parler, garde-t-il un instant le silence. Il réfléchit. Quand il parle, c'est pour dire d'une voix calme et assez basse :
- Je n'ai pas à me prononcer uniquement je suppose, sur le livre qui nous est soumis. Ma position est connue. Je suis partisan de l'interdiction pure et simple. Ce livre est tendancieux, souvent menteur, en contradiction avec la doctrine de l'Église et terriblement dangereux pour les rapports entre les hommes.
- Attachons-nous, si vous le voulez bien, lui dit le légat, à la contradiction, que vous y décelez, avec la doctrine de l'Église.
- Éminence, il a été dit par Notre Seigneur Jésus-Christ: " je suis la vérité et la vie. " Je vais m'efforcer de dire la vérité sur ceux à qui nous sommes en train d'enlever la vie.
Le ton vient subitement de changer. Las Casas montre clairement qu'il n'a pas l'intention de s'attarder dans le labyrinthe des considérations doctrinales. Des murmures surpris parcourent l'assistance. Le dominicain n'y attache pas une seconde d'importance.
- Je vais droit au fait, dit-il, car à chaque minute qui passe plusieurs dizaines de malheureux, là-bas, sont exterminés. Si nous avons une chance de leur venir en aide, il faut aller vite.
- Mais sans abréger la vérité, dit le légat.
Las Casas hoche la tête et, saisissant au bond le mot " vérité ", qu'il a lui-même déjà prononcé deux fois, il reprend :
- Oui, c'est la vérité, nous sommes en train de les détruire. Depuis la découverte et la conquête des Indes, les Espagnols n'ont pas cessé d'asservir, de torturer et de massacrer les Indiens.
Il montre les piles de notes qui s'entassent autour de lui :
- Ce que j'ai à dire est si affreux que je ne sais par où commencer. Il y aurait de quoi remplir un énorme livre.
- Il paraît que vous y travaillez, dit le cardinal.
- Toute ma vie n'y suffira pas, Éminence. Il en faudrait cent comme moi.
- Dites-nous ce que vous savez. Parlez à votre aise.
- Depuis les tout premiers contacts, les Espagnols n'ont paru animés et poussés que par la terrible soif de l'or. C'est tout ce qu'ils réclamaient : De l'or ! De l'or ! Apportez-nous de l'or ! Au point qu'en certains endroits les habitants des terres nouvelles disaient : Mais qu'est-ce qu'ils font avec tout cet or ? Ils doivent le manger ! Tout est soumis à l'or, tout ! Comme s'il s'agissait d'un dieu nouveau ! Aussi les malheureux Indiens sont-ils traités depuis le début comme des animaux privés de raison. Il saisit un de ses dossiers, semble vouloir l'ouvrir, puis le repose. Il va au hasard, pour commencer. Il préfère parler sans notes.
- Cortés, lors de la conquête, les marquait au visage de la lettre G, au fer rouge, pour indiquer qu'ils étaient esclaves de guerre. On a tenté d'abolir cette atroce coutume, mais aujourd'hui encore, en certains endroits, on les marque du nom de leur propriétaire sur le front, sur les joues. Quand ils passent d'un propriétaire à l'autre, on les marque, encore et encore. Ces marques s'accumulent sur leurs visages, qui deviennent comme du vieux papier. Il fait un geste et Ladrada saisit quelques dessins dans un dossier. Ces dessins, faits d'après nature, représentent des visages d'Indiens, marqués de plusieurs signes.
Ladrada se lève et va les présenter au cardinal, qui les examine sans commentaire et les fait passer à ses assesseurs. Premières pièces à conviction. Elles vont circuler à travers tous les bancs. Certains des assistants les examineront plus longuement que d'autres.
- Dès le début on les a jetés en masse dans des mines d'or et d'argent, et là ils meurent par milliers. Encore aujourd'hui. Une effroyable puanteur se dégage de ces mines, qui sont pires que l'enfer, noires et humides. Les puits sont survolés par des troupes d'oiseaux charognards si innombrables qu'ils masquent le soleil !
Las Casas s'anime peu à peu en parlant, tandis qu'en face de lui le professeur Sépulvéda reste calme et observateur, prenant de temps en temps une note rapide.
Le dominicain s'étend longuement sur les mines. Il cite des noms et des chiffres. Il saisit même un chapitre du livre qu'il prépare et en entreprend la lecture. Tous l'écoutent pendant une demi-heure. A un certain point de la lecture, le légat lève doucement sa main droite et dit :
- Nous reviendrons le cas échéant sur cette description du travail dans les mines. Nous en sommes déjà informés. Nous avons reçu d'autres rapports, venant d'autres sources.
Des regards s'échangent. Personne ne peut dire de quels rapports, de quelles sources il est question. Favorables ? Défavorables ? Sans préciser davantage, le légat passe à une autre chose :
- Vous parliez aussi de massacres ?
- Oui, Éminence. Le mot est très exact. C'est par millions qu'ils ont été assassinés.
Il a appuyé sur le mot " millions ", ce qui provoque quelques réactions d'incrédulité et de nouveau ce mince sourire sur les lèvres de Sépulvéda.
Las Casas remarque ce sourire et s'adresse directement au philosophe :
- Oui, par millions ! Comme des bêtes à l'abattoir ! Et je n'y vois pas de quoi rire !
- Mais par quels procédés ? demande le légat.
- Quels procédés ?
- Par quelles méthodes si vous préférez. Par quels moyens et aussi pour quelles raisons ?
- Oh tout leur est bon. Mais le fer surtout, car la poudre est chère. Quelquefois on les embroche par groupes de treize, on les entoure de paille sèche et on y met le feu. D'autres fois on leur coupe les mains et on les lâche dans la forêt en leur disant: "Allez porter les lettres ! "
- Ce qui signifie ?
- Allez porter le message ! Allez montrer aux autres qui nous sommes !
- Je le déplore comme vous, dit le cardinal, mais il s'agit, vous le savez bien, de vieilles coutumes de guerre. Les Romains agissaient de même en conquérant la Gaule et les provinces danubiennes. Jules César faisait couper une main aux prisonniers et les renvoyait chez eux dans cet état, pour servir de messages vivants. Nous sommes ici dans le territoire cruel de la guerre. Ne voyez pas dans ce que je dis une
justification de ces actes.
-Je ne le prenais pas ainsi, Éminence.
- Très bien.
Le supérieur du monastère a levé la main. Le légat lui donne la parole d'un geste. Le supérieur demande à Las Casas :
- Et pourquoi par groupes de treize ?
- Vous ne devinez pas?
- Non.
- Pour honorer le Christ et les douze apôtres !
Dans la salle, les murmures se font plus forts. Lorsque Las Casas parlé en public, les esprits pondérés redoutent toujours un éclat. On sait qu'il a traversé des forêts dangereuses, tenu tête à des hommes armés, longuement nagé dans la mer. Il reprend en élevant la voixv - Oui, je vous dis la vérité. Le Seigneur a été " honoré " par toutes les horreurs humaines. Tout a été imaginé! Quelquefois on saisit les enfants par les pieds et on leur fracasse le crâne contre les roches ! Ou bien on les met sur le gril, on les noie, on les jette à des chiens affamés qui les dévorent comme des porcs ! On fait des paris à qui ouvrira un ventre de femme d'un seul coup de couteau !
Les murmures s'enflent, au point que l'un des assesseurs du légat doit agiter une sonnette pour qu'ils s'effacent.
Après quoi le légat reprend la parole ;
- Frère Bartolomé, je vous le répète, vous nous parlez de la triste misère de la guerre, qui est commune à tous les peuples, mais ici ce...
Las Casas se permet alors d'interrompre le cardinal.
- La guerre ? Quelle guerre ?
Il quitte sa table et s'avance. Son émotion devient très vive et très visible.
- Ces peuples ne nous faisaient pas la guerre ! Ils venaient à nous tout souriants, je visage gai, curieux de nous connaître, chargés de fruits et de présents ! Ils ne savaient même pas ce qu'est la guerre ! Et nous leur avons apporté la mort ! Au nom du Christ !
Plusieurs assistants se dressent, comme scandalisés.
Parmi eux le supérieur, qui dit au légat :
- Éminence, n'est-ce pas là un blasphème ?
Toujours très attentif, le légat choisit pour le moment de calmer le jeu :
- La sainteté de ce lieu nous autorise à tout entendre. Et de toute manière nous ne pouvons rien cacher à Dieu.
Il adresse un geste conciliateur au dominicain, qui est resté debout devant lui. Et Las Casas n'hésite pas :
- Oui, tout ce que j'ai vu, je l'ai vu se faire au nom du Christ ! J'ai vu les Espagnols prendre la graisse d'Indiens vivants pour panser leurs propres blessures ! Vivants ! Je l'ai vu ! J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes et les verges des hommes, oui, les tailler comme on taille un arbre ! Pour s'amuser ! Pour se distraire ! J'ai vu, à Cuba, dans un lieu qui s'appelle Caonao, une troupe d'Espagnols, dirigés par le capitaine Narvaez, faire halte dans le lit d'un torrent desséché. Là ils aiguisèrent leurs épées sur des pierres, puis ils s'avancèrent jusqu'à un village et se dirent : Tiens, et si on essayait le tranchant de nos armes ? Un premier Espagnol tira son épée, les autres en firent autant, et ils se mirent à éventrer, à l'aveuglette, les villageois qui étaient assis bien tranquilles ! Tous massacrés ! Le sang ruisselait de partout !
- Vous étiez présent ? demande le cardinal.
- J'étais leur aumônier, je courais comme un fou de tous côtés ! C'était un spectacle d'horreur et d'épouvante ! Et je l'ai vu ! Et Narvaez restait là, ne faisant rien, le visage froid. Comme s'il voyait couper des épis. Une autre fois j'ai vu un soldat, en riant, planter sa dague dans le flanc d'un enfant, et cet enfant allait de-ci de-là en tenant à deux mains ses entrailles qui s'échappaient !
Le docteur Sépulvéda se penche vers un de ses assistants et lui demande à voix basse de noter quelque chose.
Près de la porte, le jeune moine au claquoir semble avoir cessé de respirer.
Las Casas est revenu vers sa table. Ladrada lui tend plusieurs papiers, que le dominicain parcourt rapidement des yeux. Parmi tous les récits qui s'offrent à lui, il en choisit un. Il revient au centre de la salle et raconte :
- Une autre fois, Éminence, toujours à Cuba, on s'apprêtait à mettre à mort un de leurs chefs, un cacique, qui avait osé se rebeller, ou protester, et à le brûler vif. Un moine s'approcha de l'homme et lui parla un peu de notre foi. Il lui demanda s'il voulait aller au ciel, où sont la gloire et le repos éternels, au lieu de souffrir pour l'éternité en enfer. Le cacique lui dit : Est-ce que les chrétiens vont au ciel ? Oui, dit le moine, certains d'entre eux y vont. Alors, dit le cacique, je préfère aller en enfer pour ne pas me retrouver avec des hommes aussi cruels !
Il marque une pause et revient vers sa table. Cette fois, personne n'ose l'interrompre avant que le légat le fasse lui-même.
Tous les exemples qu'il cite, il les reprendra quelques années plus tard pour publier le plus célèbre de ses ouvrages, qui fera le tour de l'Europe, la Très brève relation de la destruction des Indes. Pour le moment, ils ne sont sur sa table que sous forme de notes ; des notes qu'il consulte à peine, si précise est sa connaissance des faits. Il reprend sur un autre ton, très ému (ses mots ont de la peine à se former) :
- J'ai vu des cruautés si grandes qu'on n'oserait pas les imaginer. Aucune langue, aucun récit ne peut dire ce que j'ai vu.
Il prend un large mouchoir dans sa robe et se mouche.
- Je ne sais pas pourquoi j'essaie de vous parler. Les mots sont si faibles.
Le légat le regarde toujours très attentivement, sans l'interrompre, en homme qui a tout le temps. Las Casas range son mouchoir.
- Éminence, dit-il, les chrétiens ont oublié toute crainte de Dieu. Ils ont oublié qui ils sont. Oui, des millions ! Je dis bien des millions ! À Cholula, au Mexique et à Tapeaca, c'est toute la population qui fut égorgée ! Au cri de " Saint Jacques ! ". Et par traîtrise ! En faisant venir d'abord les seigneurs de la ville et des environs, qu'ils enfermèrent au grand secret, pour qu'aucun d'eux ne pût répandre la nouvelle. Après quoi on convoqua cinq ou six mille hommes que les Espagnols avaient requis pour porter leur bagage. Ils arrivent, maigres et nus, soumis, pitoyables, on les fait asseoir par terre et soudain, sans aucune raison, les Espagnols se lancent sur eux et les assassinent, à coups de lance, à coups d'épée !
- Mais pour quelle raison ? demande le comte Pittaluga, qui n'a pas levé la main pour demander l'autorisation de
parler.
- Sans aucune raison ! Ces hommes venaient pour les aider ! Le massacre dura trois jours. Trente mille morts ! Les Indiens survivants s'étaient réfugiés sous le tas de cadavres. A la fin, ils sortaient en rampant, couverts de sang. Ils pleuraient, demandaient la vie sauve ! Mais les Espagnols les exterminaient tandis qu'ils sortaient. Pas un seul ne resta vivant. Et il en fut de même pour les seigneurs qu'on avait enfermés. Tous brûlés vifs. Le capitaine espagnol chantait une chanson où il était question de Néron. Je ne me rappelle plus les paroles.
- Vous n'étiez pas à Cholula ? dit le légat.
- Non, je ne suis venu que plus tard. Mais plusieurs témoins m'ont tout raconté.
Un des assistants lève la main et demande :
- Comment un pareil massacre était-il possible ? Les autres ne se défendaient pas ?
- Ils étaient pris par surprise. Ils ne comprenaient pas qui nous étions, ni ce que nous voulions. Ils regardaient avec étonnement les Espagnols qui les frappaient. Et puis, vous le savez, ils n'avaient pas d'armes comme les nôtres. Ni de chevaux. Qui sait ? Peut-être pensaient-ils que cette mort qui les frappait, sans aucune raison humaine, n'était pas une mort réelle, n'était qu'une apparence de mort ? Qu'il s'agissait d'un jeu mystérieux et magique, apporté par des étrangers aux pouvoirs immenses, que ce sang versé allait subitement revenir dans leurs veines, que les cadavres allaient se relever, marcher et rire ?Cholula, c'était au début. Ils ne nous voyaient pas encore tels que nous sommes. Leur premier, leur plus grand malheur fut de croire à notre parole.