«Daewoo» et des larmes

Message par ianovka » 21 Juil 2004, 10:16

a écrit :
58e Festival d'Avignon. Tirée du récit des ouvrières de la filiale coréenne fermée en 2002, une pièce coup de poing de François Bon.

«Daewoo» et des larmes

Par Jean-Pierre THIBAUDAT

mercredi 21 juillet 2004 (Liberation - 06:00)



Daewoo, de François Bon,
m.s. Charles Tordjman, à 18 heures
jusqu'au 24 juillet, à Châteaublanc.



Elles sont quatre. Des copines. Font bloc. Comme avant. Du temps de l'usine. «Qu'on enlève l'usine, il n'y a plus de bloc. Des êtres éparpillés, jetés : chacune avec sa misère et sa plaie», dit Tsilla. Elle ne s'appelle pas Tsilla, c'est l'auteur François Bon qui lui a donné ce nom, et Ala, Naama, Saraï, aux trois autres ­ des noms qui viennent de loin, du commencement de l'humanité ­, mais sa pièce et son roman portent le même nom, venu de loin lui aussi, de Corée : Daewoo.

Après la lutte. Il n'y a plus d'usine Daewoo en Lorraine. La presse en a parlé, elles sont passées à la télé, les copines. Ce fut un beau conflit, heures fortes de la classe ouvrière (ça porte un nom immuable ces choses-là), qui rejoindraient au panthéon des luttes les Lip de naguère, Moulinex d'hier, Metaleurop d'aujourd'hui, avec leur part de souvenirs inoubliables, d'amertume ténue mais tenace, d'injustice. Et après ? C'est là que commence la pièce. Après la lutte. Quand sonnent les heures de l'intime isolement, à regarder passer le monde des actifs, «le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin», disait René Char, un gars de l'Isle-sur-Sorgue, que cite implicitement Bon, un gars au coeur gros comme ça qui enquête dur avant de suer sur l'ordi. Les quatre se retrouvent un samedi soir pour danser parce que, comme dit Naama, «le droit de faire la fête, ça ne leur appartient pas».

Et c'est une belle fête qui va se dérouler, sur un espace impeccable rappelant à la fois l'usine new look, l'autoroute qu'empruntait François Bon pour venir à Daewoo, et tout autant une piste de danse techno. Elles dansent donc, au début chacune dans sa solitude, que les actrices (remarquables), bien dirigées par Charles Tordjman, le directeur du théâtre de la Manufacture de Nancy-Lorraine, accaparent, chacune à sa façon : rongée (Agnès Sourdillon), rageuse (Julie Pilod), coupante (Samira Sédira), échappée belle (Christine Brücher). Ça se frôle avec des rires, ça se frotte avec des mots, et c'est parti. Bloc ressoudé le temps d'un spectacle. Avec les armes du théâtre.

La voix off qui tire la morale de la fable en tirant à vue sur Chirac et Juppé, qui ont financé, décoré et même naturalisé le président de Daewoo, pour lui éviter d'être extradé en Corée où il est condamné. Et d'abord l'arme de la farce. Bon a lu Rabelais, Molière et Brecht, il sait la force des saynètes. (1)

Le «vaste univers» (Daewoo en coréen) d'un président aussi invisible que véreux, celui des hommes politiques tous «concernés» qui oscillent entre les mots «inéluctable» et «inadmissible» selon la météo, les micros et les idéaux, celui enfin des boîtes de reclassement et autres recettes postlicenciement, tout cela nous vaut des scènes toniques.

Baume. Le rire est une meilleure arme que les larmes, nous dit Bon, et le passé n'est pas une serpillière mais un baume du tigre. Il soigne en enflammant. Ainsi cette visite au conseil général, dont se souviennent les quatre copines. Elles arrivent à «l'hôtel de région». Montent dans un ascenseur «où l'on serait monté à douze, poussette et courses comprises». Le président attend le topo habituel des revendications, s'apprête à dire qu'il va les examiner avec attention, etc. Mais non. «On s'est rapprochées, et silence. On le regardait. Et aucune de nous cinq pour parler. Pas un mot, rien. Toute une minute.» Elles se souviennent les mots de Sylvia : «On voulait vous voir travailler, voir ce que c'était pour vous le travail, rien que ça.» Sylvia, c'est l'autre versant du spectacle : la porte-parole de l'intime blessure du jour le jour de l'après. Elle était l'égérie des mégaphones, elle s'est retrouvée sans voix, on l'a retrouvée sans vie. Suicidée. Comme elle n'est plus là, chacune lui donne corps et voix. Elle ne s'appelle pas Sylvia, mais il y a bien eu mort de femme dans l'après-Daewoo et c'est à la mémoire de Sylvia F. que François Bon dédie son roman en forme d'enquête. Sur scène, les actrices revêtent la blouse des ouvrières Daewoo et clament : «A elles je prends les mots, le corps et la voix contre tous ceux qui ont voulu l'effacement. Façon d'être ensemble.» Et si c'était ça, le théâtre politique aujourd'hui ?

Sur la vitrine de la chambre de commerce et d'industrie d'Avignon, nettoyée chaque jour par les laveurs de vitres Belkacem et Ismaïl, les Norvégiennes Toril Goksoyr et Camille Martens montrent deux visages de blondes aux lèvres rouges. Une fausse pub. «Ça serait bien de faire quelque chose d'important», dit l'une. «Quelque chose de politique», répond l'autre. C'est chic. Le spectacle, lui, en bloc, est un choc.
"Le capital est une force internationale. Il faut, pour la vaincre, l'union internationale, la fraternité internationale des ouvriers." Lénine
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