Vous avez dit totalitarisme ?

Message par Louis » 27 Juil 2004, 13:34

excellent livre de slavoj zizek, philosophe marxiste-lacanien slovéne (oui, ça existe !) qui promet une belle rentrée ...


a écrit :On peut lire sur l'emballage du thé vert Celestial Seasonings une courte description de ses bienfaits : "Le thé vert est une source naturelle d'antioxydants qui neutralisent les molécules toxiques du corps appelées radicaux libres. Par la neutralisation des 'radicaux libres', les antioxydants aident le corps à entretenir sa bonne santé naturelle." La notion de totalitarisme n'est-elle pas, mutatis mutandis, l'un des principaux antioxydants idéologiques, dont la fonction, depuis l'origine, a été de neutraliser les radicaux libres, et ainsi d'aider le corps social à entretenir sa bonne santé politico-idéologique ?

Les universitaires prétendument radicaux d'aujourd'hui sont, comme l'ensemble du monde social, soumis à des règles et des interdits tacites - et bien que ces règles ne soient jamais explicitement formulées, y désobéir peut avoir de terribles conséquences. L'une de ces règles a trait à l'exigence, toujours et partout affirmée sans jamais être mise en question, de "contextualiser" ou de "situer" sa propre position - "Vous parlez des femmes - mais de quelles femmes ? Il n'existe pas de femme en soi : votre discours généralisant sur les femmes, bien qu'il semble inclure toutes les situations avec neutralité, ne privilégie-t-il pas certaines figures spécifiques de la féminité aux dépens de certaines autres ?"

En quoi une telle historicisation radicale est-elle fausse, en dépit de l'évident moment de vérité qu'elle contient ? En ce que la réalité sociale d'aujourd'hui (celle de la mondialisation capitaliste avancée) est elle-même dominée par ce que Marx appelle le pouvoir de l'"abstraction réelle" : la circulation du Capital est la force de "déterritorialisation" radicale (pour employer le vocabulaire de Deleuze) qui, dans son fonctionnement actuel, ignore délibérément les situations singulières et ne peut y être "enraciné". Ce n'est plus, comme dans l'idéologie courante, l'universalité qui occulte sa partialité, le fait qu'elle privilégie un contenu particulier ; c'est plutôt la tentative même de déterminer des enracinements particuliers qui occulte idéologiquement la réalité sociale du règne de l'"abstraction réelle".

La promotion, ces dix dernières années, de Hannah Arendt au rang d'autorité intouchable, d'objet de transfert, est une autre de ces règles. Il n'y a pas vingt ans de cela, ceux qui appartenaient à la gau
che radicale lui reprochaient d'avoir forgé la notion de "totalitarisme", l'arme décisive de l'Ouest dans l'affrontement idéologique de la guerre froide : quand, dans les années soixante-dix, lors d'un colloque dans le domaine des Cultural Studies, quelqu'un demandait à un intervenant d'un ton innocent : "votre raisonnement n'est-il pas semblable à celui d'Arendt ?", ce dernier allait manifestement avoir de grosses difficultés. Mais aujourd'hui, il convient de se référer à elle avec respect - et même les universitaires dont l'orientation fondamentale devrait les dresser contre Arendt (des psychanalystes comme Julia Kristeva, étant donné la réfutation par Arendt de la théorie psychanalytique ; les disciples de l'École de Francfort comme Richard Berstein, étant donné l'excessive antipathie d'Arendt envers Adorno) s'efforcent en vain de la concilier avec leur option théorique fondamentale. Ce nouveau statut d'Arendt est peut-être ce qui manifeste le plus clairement la défaite théorique de la gauche, c'est-à-dire l'acceptation par la gauche des données fondamentales de la démocratie libérale (la "démocratie" par opposition au "totalitarisme", etc.) et sa tentative actuelle de redéfinir sa position (son opposition) à l'intérieur de cet espace. La première chose à faire est par conséquent de transgresser sans crainte ces tabous libéraux : quelqu'un est accusé d'être "antidémocratique", "totalitaire"… Et alors ?


Le "totalitarisme" a toujours été une notion idéologique au service de l'opération complexe visant à "neutraliser les radicaux libres", à garantir l'hégémonie libérale-démocratique, et à dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale comme étant le pendant, le double de la dictature fasciste de droite. Et il est vain de tenter de sauver la notion de "totalitarisme" par la distinction de sous-catégories (en accentuant la différence entre ses formes fasciste et communiste) : accepter la notion de "totalitarisme", c'est clairement se situer à l'intérieur de l'horizon libéral-démocrate. Ce petit livre entend ainsi défendre la thèse suivante : loin d'être un concept théorique pertinent, la notion de "totalitarisme" est une sorte de subterfuge ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu'elle désigne, elle nous dispense du devoir de penser, et nous empêche même positivement de le faire.


Aujourd'hui, la référence à un danger "totalitaire" contient une sorte de Denkverbot tacite, d'interdiction de penser, semblable à l'odieux Berufsverbot (l'interdiction d'être employé par une institution d'État) de l'Allemagne de la fin des années soixante - dès l'instant où quelqu'un montre le plus petit signe d'engagement dans des projets politiques qui contestent l'ordre existant, la réponse est aussitôt : "Avec ces bonnes intentions, ça va forcément se terminer par un nouveau Goulag !" Le "retour de l'éthique" dans la philosophie politique actuelle exploite honteusement les horreurs du Goulag ou de l'Holocauste en les agitant comme l'abomination suprême, afin de nous contraindre à renoncer à tout engagement radical sérieux. De cette manière, ces canailles de libéraux conformistes peuvent se satisfaire hypocritement de leur défense de l'ordre existant : ils n'ignorent pas l'existence de la corruption, de l'exploitation, etc., mais ils accusent toute tentative de changement d'être dangereuse et inacceptable d'un point de vue éthique, de ressusciter le fantôme du "totalitarisme"…

Ce livre n'a pas pour but de proposer un exposé systématique de plus sur l'histoire de la notion de totalitarisme. Il tente plutôt de suivre le mouvement dialectique qui va d'un contenu particulier de cette notion universelle à un autre, mouvement constitutif de ce que Hegel appela l'"universalité concrète". Dans son livre Why Do Women Write More Letters Than They Post? [Pourquoi les femmes écrivent-elles plus de lettres qu'elles n'en postent ?], Darian Leader affirme que lorsqu'une femme dit à un homme : "Je t'aime", elle pense au fond toujours l'une des trois choses suivantes :

- J'ai un amant (comme dans "Oui, j'ai eu une aventure avec lui, mais ça ne signifie rien, je t'aime toujours !") ;

- Je m'ennuie avec toi (comme dans "Mais oui, je t'aime, il n'y a pas de problème, seulement, s'il te plaît, laisse-moi un peu tranquille, je voudrais avoir la paix !") ;

- et enfin, un simple : j'ai envie de faire l'amour !

Ces trois significations sont liées entre elles comme les termes d'un raisonnement : "J'ai un amant parce que je m'ennuyais avec toi, donc si tu veux que je t'aime, fais-moi mieux l'amour !" De la même manière, de nos jours - après les diatribes libérales qui, à l'époque de la guerre froide, dénonçaient rituellement le stalinisme comme la conséquence inévitable du marxisme - quand les théoriciens font usage, en le ratifiant, du terme "totalitarisme", ils se réfèrent à l'une des cinq positions suivantes :

- le "totalitarisme" comme dégénérescence du modernisme : il remplit le vide ouvert par la dissolution moderniste de tous les liens sociaux organiques traditionnels. Les conservateurs traditionalistes et post-modernistes s'accordent sur cette idée - ils se distinguent par des différences d'accent : pour certains, le "totalitarisme" est la conséquence nécessaire des Lumières modernistes, tandis que pour les autres, il est plus une menace qui vient à effet quand les Lumières ne déploient pas leur pleine puissance ;

- l'Holocauste conçu comme le crime absolu, suprême, qui ne relève pas d'une analyse politique concrète, dans la mesure où une telle analyse le banaliserait ;

- l'affirmation néo-libérale selon laquelle tout projet politique radical d'émancipation aboutit nécessairement à la domination et au contrôle totalitaires, sous une forme ou une autre. Le libéralisme réussit ainsi à associer les nouveaux fondamentalismes ethniques et (ce qui reste des) projets d'émancipation de la gauche radicale, comme si les deux avaient d'une certaine façon des "liens profonds", constituaient les deux faces d'une même pièce de monnaie, tous deux cherchant à parvenir au "contrôle total"… (Cette combinaison est la nouvelle variante de la vieille notion libérale selon laquelle le fascisme et le communisme sont deux formes de la même dégénérescence "totalitaire" de la démocratie) ;

- l'affirmation post-moderne actuelle (déjà présente, mais de façon masquée dans La Dialectique des Lumières d'Adorno et Horkheimer) selon laquelle le totalitarisme politique se fonde sur la clôture métaphysique phallogocentrée : la seule façon de prévenir ses conséquences totalitaires est d'insister sur le vide radical, l'ouverture, le déplacement, qui ne pourra jamais être contenu dans un édifice ontologique clos ;

- enfin, une récente et violente réaction cognitiviste a accusé les Cultural Studies elles-mêmes d'être "totalitaires", d'être l'ultime refuge dans lequel subsiste la logique stalinienne d'obéissance inconditionnelle à la ligne du Parti, inaccessible à toute argumentation rationnelle.
Louis
 
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Message par Nadia » 27 Juil 2004, 13:49

Quel rapport entre le thé vert, les femmes et le totalitarisme ? :blink:

:155: ?
Nadia
 
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Message par Louis » 27 Juil 2004, 13:59

le thé vert et le totalitarisme c'est tout simple (suffit de lire les cinq premieres lignes) ! quand aux femmes....

cet auteur aime bien les digressions (je ne lui jetterais pas la premiere pierre) Des fois, ça fonctionne bien. D'autre fois, moins....
Louis
 
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Message par Nadia » 27 Juil 2004, 14:27

(LouisChristianRené @ mardi 27 juillet 2004 à 14:59 a écrit : le thé vert et le totalitarisme c'est tout simple (suffit de lire les cinq premieres lignes) ! quand aux femmes....

cet auteur aime bien les digressions (je ne lui jetterais pas la premiere pierre) Des fois, ça fonctionne bien. D'autre fois, moins....
Ca permet de noyer le poisson et le lecteur du même coup ?

Et les femmes, c'est pour la touche post-moderne sexiste ? :dry:
Nadia
 
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Message par Louis » 27 Juil 2004, 17:56

la tu te trompe : l'auteur est tout ce que tu veux, mais pas "post moderne" : marx et lacan sont au contraire les références détestées des post modernes (l'une et l'autre a égalité d'ailleurs, n'en déplaise a certains ! Cela dit personnelement, je suis assez dubitatif sur son utilisation de lacan (qu'au demeurant je connais mal, voir pas du tout, comme je pense la quasi totalité des intervenant de ce forum : si il y en a qui sont lacaniens, qu'ils se fassent connaitre d'urgence) Par contre, je le trouve tout a fait pertinent quand il analyse la prégnance du nationalisme dans les pays de l'ex glacis ! Et voila un de ses intérets principaux...

cela dit, je trouve tout a fait intéresant ta réaction sur le "sexisme" présumé de l'auteur ! parce que si il y a un auteur peu souspçonnable de sexisme, c'est bien lui ! Maintenant, il a du mal a cacher sa qualité d'homme (et je pense que lacan, pour autant que je connaisse sa pensée, aurait certainement plus a dire que marx sur le fait qu'un certain nombre d'hommes se cachent sous une identité féminine dans ce forum) et comme tout homme, il est confronté au probléme des multiples sens du mot "je t"aime" proféré par une voie féminine (ou masculine si on est homo, indifférente si on est queer) Là aussi, le camarade marx ne nous est d'aucun secours !
Louis
 
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Message par Louis » 27 Juil 2004, 18:15

:sygus: j'aime la qualité des arguments de rojo ! en général, barilkad termine par ça une petite conversation avec son punching ball préféré ! Mais comme rojo n'a pas d'arguments, il préfére commencé par les panneaux ! ce qu'il y a de positif, c'est qu'il ne risque pas d'etre fatiqué intelectuelement en fin de journée :altharion: Tu sais, rojo, quand on a rien a dire, le mieux c'est de ne pas parler :whistling:
Louis
 
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Message par Thomas » 27 Juil 2004, 18:25

j'ai rien compris , y'a t il un traducteur ????
Thomas
 
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Message par Louis » 27 Juil 2004, 18:30

un traducteur de la pensée de rojo ? :blink: Linus Torvalds s'y est essayé (c'est meme pour ça qu'il a abandonné son OS préféré) mais il y a renoncé devant les difficultés de la tache ! :sygus:
Louis
 
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