Gaza vu du zoo

Rien n'est hors-sujet ici, sauf si ça parle de politique

Message par Matrok » 11 Mai 2010, 21:48

Ce reportage de Christophe Ayad, paru dans le journal Libération en novembre dernier, vient de remporter le prix du meilleur grand reportage lors des premiers «Grands Prix des quotidiens nationaux», remis hier sur France 2. Et en effet, c'est un prix mérité pour un reportage qui mérite d'être largement diffusé... Je ne sais pas si quelqu'un l'avait déjà posté ici (moi peut-être ?), mais même dans ce cas ça mérite d'être re-posté.

(Libération @ Monde, 24/11/2009 a écrit :Au zoo, logique de guerre

GRAND ANGLE - À Gaza, les animaux aussi ont la vie dure. Le zoo peine à se remettre de la dernière offensive israélienne et dans une ménagerie désertée, des ânes peints font office de zèbres.
Par CHRISTOPHE AYAD envoyé spécial à Gaza

Au bord de la route Salaheddine, qui traverse la bande de Gaza du nord au sud, Marahland est un havre de détente aussi incongru qu’un dromadaire sur la banquise. La façade, tout en galets, promet un parc de loisirs dont les lettres orange de l’enseigne lumineuse clignoteraient joliment dans la nuit si les coupures d’électricité leur en laissaient l’occasion. Marahland est en réalité un restaurant avec un jardin et quelques animaux en cage pour attirer le chaland. Dont deux faux zèbres, devenus célèbres bien au-delà de la bande de Gaza. C’est Mahmoud Barghout et son frère, les fils du propriétaire, qui en ont eu l’idée. «Les enfants nous demandaient toujours : "Mais où est le zèbre ? Pourquoi il n’y a pas de zèbre ?" On s’est dit que ça leur ferait plaisir. Nous avons aussi voulu proposer une nouvelle attraction pour attirer la clientèle.»

L’opération zèbre leur a demandé deux jours de travail. Mahmoud, 20 ans, est très fier du résultat. Pourtant, l’attraction a tourné à la polémique le mois dernier. «Quoi, des ânes peints ?! C’est bien la preuve que ces Gazaouis sont sans cœur», se sont émues sur Internet des âmes plus sensibles à la cause animale qu’à celle des Palestiniens. «Ceux qui racontent qu’on a peint les ânes disent n’importe quoi. Nous ne sommes pas cruels avec les animaux. On a choisi deux ânes blancs et on a appliqué de la teinture. De la teinture française, la meilleure.» D’allure raffinée, presque précieuse, Mahmoud parle français autant que faire se peut. Il n’a jamais quitté la bande de Gaza.

Mais malgré le coup de pub des faux zèbres, le petit parc de loisirs reste désespérément vide. Le client est devenu rarissime depuis la guerre de janvier qui a laissé la bande de Gaza exsangue. «Les gens n’ont plus les moyens de sortir et de dépenser, se désole Mahmoud. Et quand ils ont l’argent, ils n’ont pas la tête à ça.» Les tables blanches aux parasols rouges resplendissent sur un coin de pelouse. Les autotamponneuses restent à l’arrêt. Les animaux font la sieste dans leur cage. Leur entretien coûte cher: 300 dollars (200 euros) de nourriture par jour, dont deux fauves se taillent la part du lion, avec 10 kg de viande quotidienne. «Si ça continue, on va devoir vendre le restaurant et la ménagerie.»

A qui? Des petites ménageries comme Marahland, il y en a quatre dans la bande de Gaza. Plus un zoo, tout près à 500 m au nord, juste de l’autre côté de la route Salaheddine, à hauteur du pâté de maison occupé par la famille Samouni. Cette grande famille gazaouie a vécu le pire drame de la guerre de janvier dernier : 33 de ses membres, rassemblés de force par l’armée dans une maison appartenant au clan, ont péri dans un bombardement israélien.

Entouré d’un haut mur disgracieux, le zoo est annoncé par une tour Eiffel en fer forgé. Surmontant la guérite d’entrée, elle rappelle avec kitsch que la France a financé le bâtiment via l’Agence française de développement (AFD). C’était fin 2005, quelques mois après le départ de Tsahal et le démantèlement par Israël des colonies installées dans la bande de Gaza. Tous les espoirs étaient permis. Ils n’ont pas survécu à la victoire électorale des islamistes du Hamas, en janvier 2006, synonyme pour les habitants de Gaza d’un blocus et d’un enfermement de plus en plus hermétiques. Coincés entre l’enclume du Hamas et le marteau israélien, les Gazaouis sont devenus des parias. Un sentiment renforcé par le bilan catastrophique de l’opération israélienne de janvier qui a laissé la population meurtrie et hébétée : plus de 1 300 morts palestiniens, dont une grande majorité de civils, 5 000 blessés et 10 000 logements détruits.

Des lions réfugiés dans la salle de bain

Le zoo n’a pas échappé à l’implacable violence des vingt-deux jours d’offensive. Rien ne lui a été épargné : attaques aériennes, incursion de chars, mitraillage, occupation des locaux par une unité de soldats, saccage et graffitis…

Faute de visiteurs, le directeur du zoo, Imad Qassim, un homme d’âge moyen trapu et barbu, s’empresse de proposer une visite guidée. Il est partagé entre la fierté de montrer à un visiteur étranger son institution, qu’il maintient tant bien que mal, et l’amertume des destructions laissées par la guerre et le passage des soldats. «Sept fois, vous vous rendez compte. Le zoo a été bombardé par des hélicoptères et des avions sept fois. Quand je suis revenu ici, au premier jour du cessez-le-feu, j’ai trouvé le chameau étendu par terre, éventré par une roquette.»

Dès le premier jour des combats, le personnel, tout occupé à sa propre survie, est resté chez lui, abandonnant les bêtes à leur sort. La plupart n’ont pas survécu à la guerre. Certaines sont mortes de faim, d’autres tirées comme des lapins… Un vrai carnage dont Imad Qassim a gardé des centaines de photos qu’il distribue volontiers en CD-Rom. Les traces de balles dans les volières et sur les murs de certaines cages laissent deviner que les soldats s’en sont donnés à cœur joie. Le directeur assure avoir retrouvé les huit singes avec une balle dans la tête.

Le couple de lions, Sakher et Sabrine, fait partie des rares rescapés. «Leur cage était défoncée. On les a retrouvés réfugiés dans la salle de bain, complètement terrorisés. Il a fallu deux jours pour les faire sortir de là», raconte Imad Qassim. Depuis la guerre, Sabrine, la lionne, a accouché à trois reprises. «Les deux premières fois, les lionceaux étaient mal formés à la naissance. Ils n’avaient que trois pattes et n’ont pas survécu. Grâce à Dieu, son troisième lionceau, né il y a un mois, est viable. C’est la première bonne nouvelle depuis la guerre.»

Si les animaux parlaient, Sabrine aurait de quoi raconter. Peu après son arrivée au zoo, en novembre 2005, la jeune lionne avait été kidnappée par un petit chef de bande mafieuse du quartier de Choujaya, à Gaza-ville. A l’époque, la bande de Gaza, tout juste désertée par Israël, était en proie à une lutte à mort entre le Fatah et le Hamas. Profitant du chaos créé par cette guerre fratricide, des gangs armés faisaient régner leur loi, trafiquant de la drogue, des armes ou des voitures volées. Certains se sont mis au racket et aux enlèvements. «C’était la jungle», s’exclame Imad Qassim, avec un sérieux trompeur. Les frères Hassanein contrôlaient le marché de la drogue dans tout l’est de la ville de Gaza. Nawaf, le chef du clan, ayant trop regardé Scarface, décida une nuit d’enfoncer la porte du zoo pour s’emparer de la lionne, qui ferait un accessoire convaincant pour sa panoplie de gangster. «Sabrine a passé deux ans en captivité chez ce fou», se désole le directeur. Elle était enchaînée dans la cour et Hassanein s’amusait à faire peur à ses ennemis ou aux mauvais payeurs en les menaçant de les livrer aux crocs de la lionne, qui n’avait aucune envie de croquer de l’humain.

En 2007, le Hamas, ayant pris le pouvoir à Gaza à la faveur d’un coup de force militaire contre le Fatah, décidait d’en finir avec le clan Hassanein. La police a donné l’assaut au repaire du gang, tuant trois frères au passage et libérant la lionne. Les islamistes avaient trois bonnes raisons d’éliminer les Hassanein : les armes, qui menaçaient leur suprématie, la drogue, interdite par le Coran, et le désordre public. Si les habitants savent gré au Hamas d’une seule chose, c’est d’avoir ramené le calme et la sécurité dans la bande de Gaza.

Mais le mouvement islamiste n’a jamais obtenu la reconnaissance à laquelle il aspirait. Chacun de ses gestes est interprété à charge. Le zoo de Gaza a été le théâtre d’un de ces innombrables malentendus. Al-Aqsa TV, la chaîne du Hamas, y a tourné un épisode des aventures de Nahoul, une petite abeille qui incarne l’héroïne de l’émission pour enfants de la chaîne islamiste. Nahoul l’abeille se rend au zoo. Et, voulant incarner les enfants qui se conduisent mal dans un zoo, elle énerve les animaux en cage, martyrise ceux qu’elle peut attraper. Jusqu’à ce que sa maîtresse lui explique qu’il faut traiter les animaux avec douceur et respect. Pas de chance : des associations ultrasionistes américaines se sont emparées des extraits les plus choquants pour montrer comment le Hamas enseigne aux enfants la cruauté ; même envers les animaux. Imad Qassim n’aime pas trop s’étendre sur l’incident de peur qu’on pense qu’il critique le parti au pouvoir. «Nous aimons la vie et les animaux», jure le directeur du zoo, qui se définit comme apolitique. Après la guerre, son association, qui gère le zoo, a reçu 10 000 dollars à titre de dédommagement d’urgence du Hamas pour les dégâts occasionnés par l’invasion israélienne. Outre les animaux perdus, le mur d’enceinte avait été abattu par un tank et les bureaux vandalisés, tout le matériel informatique mis hors d’usage, les gonds des portes arrachés. Certains murs restent maculés d’inscriptions laissées par les soldats, comme «Asstreme», jeu de mot anglais mélangeant «ass» (cul) et extrême.

Le mur a été reconstruit, les locaux nettoyés. Mais le problème, ce sont les animaux. «Nous avons fait appel à la France, mais on nous a fait comprendre que toute coopération était suspendue tant que les problèmes politiques n’étaient pas réglés, regrette Imad Qassim. J’ai alors fait appel au Premier ministre [du Hamas, non reconnu internationalement, ndlr] Ismaïl Hanyeh. Il a débloqué 46 000 dollars supplémentaires.»

Des babouins otages d’un passeur

Avec ce petit pactole, le directeur s’est débrouillé pour repeupler son zoo. Pas depuis Israël - qui continue de maintenir un strict blocus de la bande de Gaza, à l’exception de quelques produits de première nécessité -, mais via les tunnels de Rafah, à la frontière égyptienne. Ces voies de contrebande se sont multipliées depuis la guerre. Israël, qui bombardait systématiquement les tunnels il y a un an, laisse faire. Cela permet de maintenir officiellement un boycott du Hamas sans asphyxier totalement la bande de Gaza, ce qui pourrait provoquer des critiques internationales. Tout passe désormais par les centaines de conduits creusés le long de l’étroite bande frontalière : des motos, des frigos, du Coca, des cigarettes, du ciment et … des animaux. Les deux autruches sont arrivées comme cela, tout comme les deux babouins et le bébé crocodile qui patauge dans une flaque sous l’œil perplexe des cigognes. Parfois, le transport n’est pas facile. Les autruches, qu’il a fallu entraver, portent encore les séquelles des liens trop serrés au niveau des pattes. Les babouins ont passé trois jours sans manger dans leurs boîtes au fond du tunnel : le passeur a soudain réclamé plus d’argent.

Pour compléter le tableau, le directeur du zoo a rempli quelques cages d’animaux plus familiers : des chats de gouttière, des chiens errants et des pigeons qui ont échappé au plat farci. Les animaux, énervés dans leurs cages minuscules, tournent en rond comme des damnés, surtout le loup et le fennec. Un peu à l’image du million et demi de Gazaouis encagés dans 360 km².
Matrok
 
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