par anchaing » 20 Mars 2004, 14:10
Personnellement je ne me suis pas prononcé, par rapport à l'indépendance ! Bien sûr, je rejoins complètement l'avis d'un certain nombre de camarade et suis profondément POUR le droit des peuples à disposer d'eux mêmes.
Mais étant moi même "réunionnais", vivant et militant à la Réunion, je ne peux m'en tenir à cette position un peu abstraite.
Ces départements sont-ils des colonies ? Subissent-ils le joug colonial (comme le dit un camarade) ?
Si oui, alors c'est évident, il faut lutter pour briser ce joug, et soutenir ceux qui se battent pour le faire, être les plus entreprenants, les plus radicaux dans ce combat pour y gagner la partie la plus combative de la classe ouvrière, leur montrer que les communistes révolutionnaires sont les plus déterminés dans cette lutte contre l'impérialisme français (puisque c'est de lui qu'il s'agit là), sans cesser une seule fois de mettre en garde les travailleurs contre les nationalistes qui ont pour ambition de remplacer les maîtres blancs par les maîtres noirs (c'est-à-dire eux-mêmes), et ce en mettant d'abord en avant la question de classe.
En tant que communiste révolutionnaire, nous sommes tous anti-colonialistes parce qu'opposés à la domination d'un peuple sur un autre.
Mais la situation est plus nuancée et les mots "colonie" ou "joug colonial" doivent à mon sens être précisés aujourd'hui dans la situation de ces territoires pour ne pas se payer de mots et ne pas souffler le chaud avec des nationalistes dont les arrières pensées sont claires.
Bien sûr il y a la situation économique et sociale bien plus difficile pour les travailleurs qu'ailleurs (en France) : taux de chômage à près de 31%, près de 70.000 érémistes, soit environ 180.000 personnes qui en vivent sur une population de 750.000 habitants, taux d'encadrement de la fonction publique inférieur à ce qu'il existe dans les départements français les moins bien dotés, et tout un tas d'autres indicateurs (dans les moyens de santé notamment) montrant un retard réel et une situation difficile pour les plus pauvres.
Dans les entreprises privées, les travailleurs subissent une offensive d'une grande agressivité de la part d'un patronat rapace et méprisant (ne perdant pas une occasion de traiter les travailleurs de la Réunion de paresseux par rapport à ce qui existe à Maurice ou à Madagascar), remettant en cause (lorsqu'elles ont déjà été appliquées, ce qui est loin d'être le cas partout) les conventions collectives, les avantages acquis et les statuts.
Les salaires bas ne permettent pas à la majorité de la population de faire face à un coût de la vie bien supérieur à ce qui existe en France (une des revendications des syndicats est de mettre en place un observatoire des prix pour savoir ce qu'il en est réellement mais ça n'a comme par hasard jamais abouti). Dans certains domaines les surcoûts sont gigantesques : les produits laitiers sont majorés d'au moins 60% (ce qui interdit à une grande majorité de la population d'avoir un régime équilibré) et les pièces détachées automobiles d'au moins 200% à 300% (évidemment, les transports en commun ne sont pratiquement pas développés, ce qui entraîne des embouteillages monstres autour des villes et de gros problèmes d'environnement mais d'encore plus gros profits pour les concessionnaires importateurs) !
Mais, cela n'est quand même pas comparable à ce qui existe dans les îles voisines quant à la situation des plus pauvres : Madagascar et Maurice. Beaucoup de réunionnais ont eu l'occasion de discuter avec des malgaches, des mauriciens, des comoriens qui viennent travailler à la Réunion, ou bien ont eu eux mêmes (dont un certain nombre de travailleurs) l'occasion de visiter ces îles et ils voient bien la différence : la-bas la misère saute tout de suite aux yeux !
Et d'un point de vue du bon sens, ils se disent que si c'est ça l'indépendance et bien ils préfèrent rester français !
D'un autre côté, c'est souvent la petite bourgeoisie réunionnaise qui peste contre les prestations sociales, contre le code du travail, contre le SMIC et qui voit dans Maurice un idéal qu'elle aimerait bien appliquer pour les travailleurs de la Réunion.
La question qui se pose est, en considérant toutes les difficultés particulières aux DOM et qui viennent premièrement de son passé colonial et deuxièmement du fait que l'Etat français n'a jamais pris ses responsabilités dans ces territoires (de la même façon que les difficultés de Madagascar viennent d'abord de son passé colonial et ensuite de l'aggravation de ces difficultés par l'impérialisme dans la période post-coloniale), y a t'il oppression coloniale dans ces territoires ? Comment est-elle ressentie par les exploités ? En découle t'il une revendication d'indépendance ?
Je peux difficilement employer le terme d'oppression coloniale pour ce que vivent au jour le jour les réunionnais après la lecture d'une certaine littérature décrivant les abjections de ce mode de domination en Algérie, en Afrique noire, en Asie et à la Réunion même. Il n'y pas si longtemps encore, dans les années 60 et 70 et alors que la Réunion était déjà formellement département français, la répression faisait rage contre les militants du parti communiste réunionnais qui réclamaient l'autonomie, considérant que la départementalisation n'avait pas tenu ses promesses. La liberté d'expression était alors complètement bafouée et le préfet s'apparentait plus à un gouverneur, qui n'hésitait pas à envoyer ses troupes pour servir de supplétifs aux bandes de nervis de la droite locale à chaque élection.
Et même si les réactions colonialistes ont la vie dure ici aussi (je pense au camarade des Antilles nous décrivant le mépris des patrons de banques "zoreilles" dans le conflit qui touche les travailleurs des banques en ce moment), j'ai du mal à dire que ça découle d'un joug colonial qu'il faudrait briser. Tant que le système capitaliste perdurera, nous aurons à nous battre contre ce genre de préjugés de classes qui se produisent tout autant dans les pays pauvres et formellement indépendants, où les patrons de multinationales de pays occidentaux n'ont pas plus de respects pour les travailleurs locaux.
Les travailleurs de la Réunion ne s'y trompent d'ailleurs pas ! Car dans leurs conflits ils se trouvent bien souvent opposés à des patrons bien de chez nous, et ont appris à se méfier de ceux qui manient le créole aussi bien que le chabouk (fouet du commandeur sur les grandes plantations esclavagistes). On peut difficilement dire qu'ils ressentent une quelconque oppression venue de la France, et le dernier conflit sur la décentralisation (qui a touché uniquement les fonctionnaires, et surtout ceux de l'éducation nationale) a plutôt montré une grande méfiance par rapport aux politiciens locaux, dont ils ne veulent surtout pas dépendre. Le souci de continuer à appartenir à un service public d'éducation nationale pour ces travailleurs, la possibilité de s'appuyer sur le code du travail français, sur les conventions collectives pour ceux du privé sont une perspective à laquelle ils tiennent.
Un dernier sondage paru dans la presse locale faisait état que 61% des patrons réunionnais sont favorables à la décentralisation de Raffarin, et dans ce milieu, les idées allant dans le sens de plus de pouvoir aux assemblées locales sont désormais légion. A ces élections, une liste indépendantiste et une autre se réclamant du fédéralisme (avec beaucoup de pouvoirs aux régions) défendent ces options. On pourra mesurer leur influence au soir du 21 mars.
Ce qui est sûr c'est que cette influence n'est pas nulle ; la liste indépendantiste reprend un certain nombre de préjugés populaires contre la population venant des îles pauvres voisines mais aussi contre les "zoreilles" (français vivant à la Réunion) accusés de venir voler le travail des réunionnais. Le fait de parler un langage virulent et surtout de s'exprimer en créole séduit beaucoup dans les milieux populaires et jeunes.
Alors aujourd'hui, l'indépendance pour la réunion, dans une situation où le rapport de forces est complètement en défaveur des travailleurs et des pauvres, c'est livrer cette population à une bourgeoisie locale et nationale qui en profiterait pour réduire les salaires, casser les statuts et les droits, bref, baisser le niveau de vie de toute la population laborieuse. Et tandis que les travailleurs eux-mêmes ne le réclament pas le moins du monde (au contraire d'une petite bourgeoisie intellectuelle locale qui se verrait parfaitement dans les habits de dirigeants d'une Réunion indépendante pouvant parler d'égale à égale avec les dirigeants mauriciens, malgaches ou autres et souffrant dans leur égo d'être considérés par ces derniers comme de sous-fifres de l'Etat français).
Bien sûr, ce que j'écris là est loin d'épuiser le sujet, et d'un autre côté je suis parfaitement d'accord avec la perspective générale allant dans le sens de l'indépendance, tracée dans le manifeste des camarades de Combat Ouvrier aux antilles car un peuple qui ne s'appartient pas et dont toutes les décisions sont prises en dehors de lui même, reste un peuple dominé (et d'un autre côté je suis aussi persuadé de l'incapacité organique de l'impérialisme français de donner aux travailleurs de la réunion le même niveau de vie que la classe ouvrière française) ; mais dans l'état actuel des choses, et sans plus faire confiance à l'Etat français, la possibilité de profiter des acquis de la classe ouvrière française, de ses capacités de défense me semble absolument nécessaire et même vital pour les travailleurs de la Réunion.
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