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«De quoi j'me mêle!», ou quand Arte dérape
MONA CHOLLET, PARIS
Paru le Lundi 10 Mai 2004
. MÉDIAS - Sensationnalistes et partiales, les émissions de Daniel Leconte sur la chaîne culturelle suscitent de plus en plus d'interrogations. Enquête.
Obsession anti-«gauchiste», célébration effrénée de la puissance étasunienne, amalgame systématique entre antisionisme et antisémitisme, antiféminisme grossier, confusion intellectuelle, sensationnalisme facile... Depuis quelques mois, une certaine perplexité, voire une franche colère, a saisi bon nombre de téléspectateurs d'Arte devant les éditions successives de «De quoi j'me mêle!», l'émission produite et animée par le journaliste français Daniel Leconte. C'est la soirée «Tous manipulés?» du 13avril qui a cristallisé les exaspérations[1]. Malgré quelques précautions oratoires, les deux documentaires qui la composaient, réalisés par Doc en Stock, la maison de production de Daniel Leconte, mettaient dans le même sac Thierry Meyssan, auteur de L'Effroyable imposture (best-seller conspirationniste affirmant qu'aucun avion ne s'est écrasé sur le Pentagone le 11septembre2001), les opposants à la politique étasunienne de la guerre en Irak, ou encore les «Guignols de l'info» de Canal Plus. Dans le débat qui suivait, on a notamment entendu Philippe Val, rédacteur en chef de Charlie Hebdo (de plus en plus contesté à gauche), affirmer que «la rhétorique de la haine de l'Amérique traduit la haine d'un pays qui s'est construit sur l'immigration, d'un pays cosmopolite, ce qui rejoint très vite la haine du juif». Tout contexte réel –les visées impérialistes ouvertement théorisées par les idéologues de l'administration Bush, l'occupation de l'Irak, celle de la Palestine...– se voyait banni au profit d'une auscultation du cerveau malade de ces «gauchistes» qui voient le mal partout.
«L'ARTHUR D'ARTE»
En décembre 2003, déjà, un documentaire intitulé «Profession féministe?» avait suscité le malaise par le mépris et l'ignorance que manifestait la réalisatrice Sophie Jeanneau, sous couvert d'impertinence, face aux militantes interviewées [2].
La soirée titrée «A quoi sert la guerre?», diffusée le 10février dernier, n'a pas été pour arranger les choses. A priori pertinente, la question posée par l'émission était en fait le prétexte à un plaidoyer pour le surarmement de l'Europe, une ode à la superpuissance militaro-industrielle des Etats-Unis et une tribune libre à ses faucons, l'intenable Richard Perle en tête, tout cela sans l'ombre d'un contradicteur.
Faut-il y voir le signe d'une dérive de la chaîne culturelle? «Je ne crois pas, estime une salariée d'Arte qui souhaite garder l'anonymat. Ça fait des années que ça dure. Leconte a un statut particulier, celui de producteur-animateur: c'est l'Arthur d'Arte, en quelque sorte. Il a déjà produit des émissions scandaleuses, notamment sur le communisme, sans compter des sujets crapoteux dignes de TF1, comme la drague ou la chirurgie esthétique. Je suis à peu près sûre que beaucoup d'autres salariés pensent comme moi, mais le deal tacite, c'est qu'on nous laisse faire ce qu'on veut et qu'en échange, on le laisse faire ce qu'il veut. Et je ne voudrais pas qu'il fasse oublier que, par ailleurs, Arte reste un lieu de grande liberté éditoriale.»
CURIEUX PLURALISME
Sylvie Jézéquel, chargée de l'unité «Europe, société et géopolitique» au sein de la chaîne, dément laisser carte blanche à Daniel Leconte: «Nous validons toutes les idées de sujets, ainsi que leur mode de traitement, en conférence des programmes. Puis, bien évidemment, nous visionnons les documentaires avant diffusion, et nous avons aussi un droit de regard sur la composition des plateaux pour les débats qui suivent. Cela dit, «De quoi j'me mêle!» a toujours été sur Arte une case particulière, qui ne peut en aucun cas être comparée aux soirées Thema, par exemple. Elle est à la limite de l'émission à caractère éditorial.»
Daniel Leconte, lui, affirme exactement le contraire: «Notre démarche n'est rien d'autre que journalistique. Je fais partie d'une génération où c'était plutôt un atout que de traiter ainsi l'actualité. Nous traquions alors la confusion des genres entre le journalisme militant et le journalisme tout court. Je constate malheureusement que les temps ont changé. Au lieu de vous étonner de la singularité de notre ligne éditoriale, interrogez-vous plutôt sur ce curieux «pluralisme» de la presse francophone qui conduit, sur ces sujets importants, à présenter toujours les mêmes thèses et toujours les mêmes conclusions. Dans nos métiers, le conformisme est devenu la règle, et l'anticonformisme, le péché.»
TOUS MANIPULÉS?
Anticonformiste, Leconte? Au sein d'Arte, sans doute. Ce qui revient à dire qu'il est parfaitement en phase avec l'écrasante majorité des discours tenus dans la sphère médiatique... «C'est le suppôt de la réaction au sein de la chaîne, assène la salariée anonyme. Il se présente comme celui qui brise les tabous, qui rompt avec la pensée unique; il survend ses émissions comme de grandes enquêtes, alors qu'au fond, il y a beaucoup de parti pris et très peu de travail.»
Sylvie Jézéquel, pour sa part, défend la vision des choses présentée dans l'émission «Tous manipulés?»: «L'interview de Bruno Gaccio, des Guignols de l'info, par exemple, n'a pas été volée: il reconnaît lui-même que les Guignols ont besoin de trouver des idées qui frappent, et que l'explication du monde fournie par une trouvaille comme la World Company rencontre un vif succès auprès du public.» L'image efficace inventée par les «Guignols» pour illustrer des mécanismes de pouvoir discrets ou abstraits, mais d'une réalité indéniable, peut-elle pourtant s'assimiler à une théorie du complot démagogique et malsaine?
«PAS UNE TRIBUNE POLITIQUE»
La responsable d'Arte réfute aussi les reproches d'anti-gauchisme primaire: «Je crois que ce qui était visé par l'émission, ce n'était pas les causes défendues, mais les mauvais arguments employés pour les défendre, qui recoupent parfois ceux de l'extrême droite. Ce n'était pas le fond de la lutte, mais certaines facilités ou simplifications qui s'avèrent mortelles.» A l'écran, la volonté d'assimiler tous les anti-impérialistes à des individus infréquentables est pourtant très nette... «Il est possible que Daniel Leconte n'ait pas une passion immodérée pour l'extrême gauche. Mais cela le regarde. Ce n'est pas une tribune politique non plus! Je ne cesse de répéter à mes collaborateurs: «Je me fiche de ce que tu penses: c'est de l'argent public! Tout ce que je veux savoir, c'est ce qu'il y a à comprendre dans tel ou tel sujet.» A ses yeux, le documentaire sur le féminisme relève d'un autre problème: «Sophie Jeanneau avait pris le parti non pas de réaliser une enquête scrupuleuse, mais de traiter le sujet sur un ton qui a pu prêter le flanc à certaines interprétations. Je crois que cela relevait plus de la maladresse que d'autre chose.»
En réalité, Daniel Leconte a surtout le grand mérite de faire de l'audience: «De quoi j'me mêle!» fait l'un des meilleurs scores de la chaîne, confirme Sylvie Jézéquel. Peut-être pas le meilleur, comme Leconte a tendance à le dire, mais l'un des meilleurs.» «Arte est une chaîne qui coûte cher, rappelle la salariée anonyme. Il n'y a pas de miracle: à un moment, il faut quand même que l'audience soit là. Et Leconte correspond à la volonté observable actuellement de faire des émissions plus «grand public», car les louanges dans la presse ne remplaceront jamais l'audimat.»
Note : [1]Voir aussi:
http://www.acrimed.org/article1583.html [2]Dossier sur le site de l'Association contre les violences faites aux femmes au travail:
http://www.avft.org/html/arte.html