par Cyrano » 01 Avr 2019, 13:02
«Ça a débuté comme ça.»
Pour moi, ça n'a pas débuté très précoce, mais ensuite tout alla très rapidement…
J'ai quitté le lycée à 17 ans : je n'avais plus envie d'étudier, je voulais être habillé mieux, je voulais bouffer mieux. Ma mère était seule avec moi, à faire des ménages chez les bourgeois, à laver leur linge, et galopant d'une maison à l'autre à pied. Une vie de pauvre chienne – et même aujourd'hui encore, ça reste en moi comme une colère sourde contre ce monde pour la vie qu'elle eut; plutôt pour la vie qu'elle n'eut pas. Je suis rentré au lycée en 1961, j'avais 14 ans. La guerre d'Algérie allait se terminer bientôt; et puis que m'importait ? Mon frère en était revenu vivant quelques années auparavant, pour moi c'était tout ce qui comptait. J'ai quittré le lycée, j'avais 17 ans.
Nous vivions dans un HLM première manière : au quatrième étage et c'était un poele à charbon qui chauffait l'appartement. Les deux chambres n'était donc pas chauffées, bien sûr : quand on se glissait dans les draps, brrr, ça réveillait – ce qui était un paradoxe. Mais j'aimais lire, alors le sommeil pouvait attendre. J'allai chercher du travail, sans spécialité, n'importe quel boulot, avec une paye, SVP, une paye. Je n'avais pas des gouts de luxe, juste pouvoir acheter le pain et des patates, et un steak, sans compter et recompter. Et acheter des livres, plutôt que relire mes Lagarde & Michard - et des disques, yé!
J'ai d'abord bossé, en 1965, dans une entreprise qui fabriquait des sirops menthe, grenadine et autres, une entreprise qui est devenue la référence mondiale dans ce domaine, une fierté locale. Je mettais les bouteilles dans des casiers ou j'empilais les casiers – on disait qu'on "gerbait" les casiers. On y embouteillait aussi du vin, du bon car y'avait 6 étoiles autour de la bouteille, bref du vin de table – formulation qui m'a toujours intrigué, comme si y'avait du vin de chaise? Il y avait, sur ces bouteilles de pinard des saloperies de petites capsules qui me dépiautait entre le pouce et l'index pour les mettre dans le casier. L'entreprise ne payait pas les gants. J'étais payé au SMIG qui tournait dans les 350 francs, des vrais francs, en billets : on n'avait pas de compte bancaire, on ne savait même pas à quoi ça pouvait servir.
Après une dizaine de mois dans cette tôle, quand la bise fut venue, je fus embauché dans une usine, une vraie usine, avec de la tôle, avec de grosses machines qui faisaient du bruit ou des gerbes d'étincelles. Je passais brutalement du SMIG à 350 francs mensuel (pour 40 heures par semaine) à un salaire plus élevé (mais pour une semaine plus lourde). On travaillait au rendement sans que ce soit démentiel. Mais on travaillait beaucoup : une semaine officielle de 45 heures (5 journées de 9 heures) – et souvent on bossait aussi le samedi matin. Avec une cinquantaine d'heures par semaine mon salaire atteignait le double du SMIG qui, au début de 1968, culminait à 360 francs. Je me souviens que le dimanche matin, je me levais à la même heure que d'habitude ou un peu plus tard; je déjeunais avec mon café au lait; je fumais ma gitane bleue puis je me recouchais : «Putain, j'y vais pas!...» et je lisais. Le Service Militaire m'avait procuré une coupure non désirée : mais je fus réformé, juste trois mois en habit kaki au lieu d'être en bleu de travail, et je retrouvai mon poste dans l'usine.
Dans mon HLM blême avec son poële à charbon, j'avais sympathisé avec l'employé qui livrait le charbon – il vivait avec sa femme et son jeune fils dans le même escalier, deux étages plus bas. Dans l'entreprise du charbonnier, même les délégués du personnel, pourtant «au Parti» étaient selon lui des mous, payés par le patron. Le charbonnier passait chez moi parfois en rentrant du boulot, avec sa tête encore noircie. Sa gauloise faisait un constraste blanc-noir, «une pe-ti-te tige de huit», comme il disait. Avec un café, des bêtises pour rire, le monde était alors refait, et bien refait.
Au début de l'année 1967, on changea d'HLM, mais toujours au quatrième étage, mais avec balcon, un vrai balcon où je pouvais lire et prendre café. Preuve de mon intérêt naissant pour la vie politique, depuis la fin de l'été, je lisais presque chaque jour Le Monde et je m'étais mis aussi au Canard Enchaîné. Et chaque mois, j'attendais mon Hara-Kiri, ce journal bête et méchant qui me ravissait. Je lisais aussi Jardin des Arts, une revue sur les… arts ? (bravo! vous m'suivez). J'achetais parfois l'insipide Vie Ouvrière, la revue de la CGT : je ne m'y retrouvais pas. Dans l'usine, y'avait un délégué du personnel, un CGT qui passait plutôt son temps à s'occuper de promotions proposées par le Comite d'Entreprise - un brave monsieur sympathique, pas vraiment stalinien.
Mes bouquins n'étaient pas politique. Beaucoup de poésies, et je n'étais resté sur les deux Alfred et sur Victor puisque je m'étais mis à Prévert. J'avais lu Le Voyage au bout de la nuit (lorsque j'étais arrivée à la dernière page, j'avais illico recommencé au début). J'avais lu l'Etranger de Camus (j'en avais appris la première page qui me fascinait avec ses petites phrases). Et plus copieux, Ulysse de Joyce, et je connaissais par cœur toutes les diverses tirades de Cyano. Et patati patata. Ah, j'avais lu Les mauvais coups de Roger Vailland. Pfff, le mec, eh! il avait asséz d'économies pour venir vivre à la campagne les quatres saisons sans bosser. Je trouvais que ma vie d'ouvrier était vraiment une vide de merde, fallait faire quelque chose.
Ah oui, j'avais lu aussi, ça me revient, le livre de Georgette Elgey sur la IVe république Mais j'avais lu aussi, surtout, L'Extricable de Raymond Borde, lu et relu. C'était, dans un style flamboyant, un mélange de résignation et de tuerie contre une société si lourde, grise et triste. La classe ouvrière était embourgeoisée, le Parti était devenu rien, mais ce monde de consommation était abrutissant. Un livre très "mai 68" que je lu en 1967. Y'a des soixante-huitard, moi j'étais plutôt un soixante-huitôt. Plutôt radical : la grève, la grève, et si y'en a qui veulent rentrer, on leur pète la gueule. On défile en ville en demandant aux commerçants de baisser le rideau pour montrer leur solidarité. Sinon, on casse tout – et on leur pète la gueule. Vous voyez la statégie? ça a la mérite de se résumer facilement : la patron de notre usine avait un petit château, on y va, on casse tout et, et? vous avez compris : on lui pète la gueule.
Dans l'usine, je commençais à prendre langue avec le délégué CGT, mais tout alla alors si vite. Comme je lisais le Monde, j'avais remarqué, à l'automne 1967, des encadrés vantant la révolution cubaine et proposant des journaux. J'en avais acheté, mais bof, je ne sais pourquoi, ça me semblait surjoué, et surtout quel rapport avec ma vie d'ouvrier? Et dans Le Monde, je remarquai un petit encart, une toute pitite pub parlant d'un journal "Voix Ouvrière, un journal révolutionnaire". Ré-vo-lu-tion-nai-re, c'était écrit. Je me proposais de leur écrire, y'avait pas l'feu. Mais diantre, une pub, même petite, mais une pub dans Le Monde? C'est que le 29 novembre 1967, paraissait le numéro 1 d'un Voix Ouvrière qui était devenu hebdomadaire! Voilà la cause de l'effet. Car avant, c'était toute les deux semaines que ça paraissait.
Mais par une soirée d'hiver, vers 19 heures (toute fin 1967, ou janvier 1968), toc-toc, ça toque à ma porte. Ce n'est que le vent, rien de plus, mais non : c'était une jeune femme souriant qui présentait devant elle un numéro de Voix Ouvrière. Aujourd'hui les gens croient être dans le progrès avec les Drive, mais pfff, Voix Ouvrière, plus fort, arrivait chez toi. Evidemment : «Ah, je voulais vous écrire.» ça aide à entamer une discussion. Elle avait les manches de son pull trop longues, elle les avait retroussées. On a discuté dans la salle de séjour. Même pas un café. On a convenu de se revoir - elle passera d'abord at home, puis on se verra dans un bar, place de la gare. C'était hebdomadaire, comme le journal - qui me plaisait forcément, eh!
On me fit lire le Manifeste du Parti Communiste. Ça me parlait. Cette amertume, cette haine muette, lorsque j'étais devant ma presse, en sueur, en bleu de travail maculé pendant que passaient parfois, dans les allées, de beaux messieurs et belles dames parfumées. Je me sentais aussi pitoyable que Meursault en habit de deuil. Puis on me parla de la révolution russe. J'ai donc lu Les dis jours… Après tout, il n'y avait que 50 ans qui nous séparaient de 1917. On m'a attribué un pseudo. On m'a fait coller des affiches, on m'a fait vendre le journal. A l'époque les services sociaux étaient flous, je ne pouvais pas porter plainte à l'ADAS.
Pire, y'a eu pire : on m'a traîné au Cercle Léon Trotsky, à Paris, à 250 bornes de mon pieu, sans autoroute, dans une Dauphine, qu'on revenait à je ne sais quelle heure, que je retournais à l'usine au matin. Je me souviens de mon premier CLT, y'avait un rouquin, Cohn-Bendit himself, qui était allé à la tribune pour remercier Voix Ouvrière d'avoir exprimé sa solidarité (c'est écrit dans la Voix Ouvrière du 31 janvier 1968).
Je me suis syndiqué à la CGT sinon j'étais fusillé et dispersé dans la nature. Je me suis vite retrouvé en réunion hebdomadaire à l'Union locale – mais bien sûr, incognito, en repliant mes ailes nouvelles sous mon anorak défraichi.
Je rencontrai alors plus de militants locaux - et on prévoya de me faire rencontrer des sommités de Paris. J'ai attendu dans mon bar, avec mon anorak, j'ai attendu. Trois tables plus loin, y'avait un type déjà âgé avec une jeune femme. On ne devait pas avoir les bons signalements : je repartis chez moi, avec mon vélo – et Duburg et la jeune femme repartirent à Paris. Bin ça, c'était malin. Par la suite, rapidement, on reprit date, et là, on ne se loupa pas (pa pas? oui, ça se prononce comme ça).
Puis un matin de mai, on me demanda d'être présent devant l'entreprise, d'inciter les gens à causer avant d'entrer. Je n'avais aucun mandat syndical, rien, mais c'est ce qu'on fit. Mais on sort du sujet des débuts. Je n'ai pas vraiment de "pourquoi?". Des débuts sans raisons particulières, sans rebellion exaspérée, juste tout simplement l'air du temps qui venait dans les veines de certains?
Puis voilà, quoi. Ce fut le début d'amours, de désamours, de re-amours, de loin, de près, vieux compagnon de route – ou compagnon de déroute, ça dépend comment qu'on voit ça. Le temps passe vite finalement, et je comprends mieux la chanson de Michel Fugain : "Je n'aurai pas le temps, pas le temps... de…"