par emma-louise » 06 Fév 2003, 09:29
Les familles turques et maghrébines sont-elles indésirables à Pont-de-Chéruy ? Le maire (divers droite) de cette commune du nord de l'Isère affirme que non. Mais une plainte a été déposée, le 20 décembre 2002, par SOS Racisme, pour discrimination. Des familles accusent le maire, Alain Tuduri, de préempter régulièrement les logements lorsque les acheteurs sont originaires de Turquie ou du Maghreb.
«Humiliée». Sylvia Akdag, jeune française d'origine turque, en a fait plusieurs fois l'expérience. A l'automne 2000, après la visite d'une maison, l'employée de l'agence immobilière la questionne sur ses origines. Puis, elle lui indique : «Monsieur Tuduri ne veut plus d'immigrés car le quota est atteint depuis longtemps sur la commune.» Le maire s'insurge qu'on lui prête de tels propos. «On peut toujours sortir deux ou trois noms d'un chapeau. Mais le mot "quota" est un mot que je bannis de mon vocabulaire. C'est une honte de le prononcer.» Sylvia, écoeurée, a renoncé à l'achat.
Quelques mois plus tard, elle trouve une autre maison, par l'intermédiaire d'une deuxième agence. Cette fois, la responsable, sans parler de quotas, lui conseille de voir le maire, pour obtenir une «autorisation». La rencontre a lieu juste avant la signature du compromis de vente. Alain Tuduri indique à Sylvia que la maison l'intéresse, et la jeune femme lui répond qu'elle est en vente depuis longtemps. L'entrevue tourne à l'orage. Quelques heures plus tard, le notaire refuse de signer le compromis, car le maire vient de l'appeler. C'est illégal, la vente sera signée une semaine plus tard. Mais la commune préempte, le 10 septembre 2001. «Je me suis sentie humiliée, toute petite», raconte Sylvia. Elle attaque devant le tribunal administratif, et découvre qu'elle n'est pas seule dans ce cas.
La famille Karkzou, par exemple, d'origine marocaine, tente d'acheter depuis 1998. Fatima Karkzou affirme que, pour un local commercial dans le centre ville, son frère a été interrogé sur leurs origines, par le maire en personne. Puis la ville a préempté, le 24 février 1999, afin de «transférer la bibliothèque municipale». Quatre ans plus tard, celle-ci n'a pas bougé, et le local abrite un magasin de vêtements.
Continuant de chercher, la famille a découvert que ces pratiques débordaient Pont-de-Chéruy. Dans un village voisin, elle a trouvé une grande maison. Mais la mairie a préempté, le 23 août 2002, pour installer une «maison de quartier». Fatima Karkzou a écrit à la DDE (Direction départementale de l'équipement), qui lui a répondu qu'elle n'avait «pas connaissance de ce projet d'aménagement». De son côté, le fils des propriétaires raconte, qu'en compagnie de son père, il a rencontré le maire. Celui-ci leur aurait indiqué qu'il ne voulait «pas de Maghrébins», parce qu'ils «construisent des mosquées» et «déprécient le quartier».
«Lésés». A Pont-de-Chéruy, le maire dément toute discrimination. Il justifie ses décisions par la «réhabilitation du centre-ville». Mais, à plusieurs reprises, le tribunal administratif de Grenoble a annulé ses arrêtés, estimant les motivations trop imprécises. Parfois, le maire agit pour reloger les familles d'une tour, qu'il souhaite rénover. L'argument serait plus crédible s'il n'avait été utilisé, en février 1999, lorsqu'une famille marocaine a tenté d'acheter une maison dans un lotissement. Le maire a préempté, officiellement, pour «reloger des familles» de la «tour du Constantin». D'où venaient les acheteurs de la maison !
Sylvia et Fatima ont réuni plus d'une dizaine de dossiers dans lesquels des familles immigrées ont été empêchées d'acheter, à cause de préemptions ou de menaces de préemption. Le maire affirme, de son côté, que sur onze préemptions depuis 1998, «sept seulement concernaient des personnes immigrées», et que pendant la même période, sur trois cent soixante-seize opérations, «quarante-trois familles immigrées ont acheté».
La responsable d'une agence immobilière de la région raconte pourtant, sous couvert d'anonymat : «On sait qu'il préempte presque toujours dans ces cas-là. Quand un étranger se présente, je lui dis d'aller voir si le maire est d'accord, sinon je ne le prends plus : ce n'est pas la peine de faire rêver les gens pour rien. Les propriétaires aussi sont lésés. A force, ils ne veulent plus vendre, et les étrangers ne cherchent plus à acheter.» Le maire dément formellement : «Quand elles n'ont pas le courage, les agences disent que c'est le maire qui ne veut pas.» Un notaire tranche très prudemment : «Il n'y a rien d'officiel, mais c'est sûr que ça joue un peu. Les gens sont relativement avertis du problème. Ils vont voir le maire quand ils veulent acheter. Mais ce n'est pas systématique, et ce n'est pas seulement à Pont-de-Chéruy. C'est un peu généralisé.»
Hostilité. Pour contourner la règle muette, des stratégies se mettent en place. L'un envisage de monter une société civile immobilière. Un autre de mettre le patronyme français de sa belle-soeur. Un troisième raconte qu'un notaire de la ville lui a conseillé, en 1992, de «mettre le compromis de vente au nom de [son] épouse». Depuis, les pratiques ne semblent pas avoir changé. En avril 2000, par exemple, un couple a tenté de vendre sa maison à un étranger. Le notaire leur a conseillé de voir le maire, qui a signifié son hostilité. «Il nous a dit qu'il ne voulait pas de racailles», affirme Marie-Hélène Laplace. Quelques mois plus tard, le couple a trouvé de nouveaux acquéreurs, turcs. Le maire a préempté, avec un prix trop bas. Ils ont renoncé. Puis ont trouvé un «jeune homme maghrébin». Nouvelle préemption. Dans le même temps, quatre appartements se sont vendus dans le même immeuble. Finalement, en juin 2001, les époux Laplace ont fait affaire avec une famille «originaire d'Algérie, mais pas maghrébine». La mairie n'a pas préempté.
Contacté à de nombreuses reprises, par téléphone et fax, le maire a refusé d'entrer dans le détail de ces dossiers. Une information judiciaire a été ouverte, et l'instruction confiée au juge Raymond Pezzatti.