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Message Publié : 12 Mars 2003, 18:21
par magdalene
a écrit :Je ne comprends pas de qui tu parles. Bouveresse dit bien que la thèse qu'il exprime est "pitoyable".


Je pense avoir bien compris les propos de Bouveresse. Ce que je voulais dire c'est que citer une phrase qui critique les théories de bourdieu vues comme un frein au changement social, dans un contexte où tu veux discuter des possibilités de changement dans les théories bourdieusiennes, me semblait assez maladroit, aussi critique soit le propos de bouveresse à ce sujet.

a écrit :comme d'autres jargonnent marxiste ou situ ou néo-maxiste ou je ne sais quoi.
Cela est une autre question.


De nos jours, je ne vois pas d'intellos qui jargonnent marxiste. Tu penses à qui ?

a écrit :Je suis allé au plus rapide en choississant des textes qui sont sur le net, jargonnant philo ou socio comme d'autres jargonnent marxiste ou situ ou néo-maxiste ou je ne sais quoi.
Cela est une autre question. En même temps, il est difficile d'isoler une phrase. Que certains passages soient plus ou moins difficiles, plus ou moins obscurs doit-il nous empêcher d'en faire état ?
A ce compte, on ne citerait plus rien.


Citer des textes, ok, mais alors :
1. les originaux, pas les commentaires.
2. les citations ne dispensent pas d'une explication, un peu pédagogique, un peu plus accessible disons.

Donc, peux-tu m'expliquer (et autant citer bourdieu lui-même) la raison de ton désaccord sur la différence entre Marx et Bourdieu, sur la question du changement social ? Ou bien simplement m'expliquer où et comment Bourdieu parle des possibilités de changement ?

Message Publié : 12 Mars 2003, 18:25
par Louis
mmm on se marche sur les pieds, la Parce que j'ai créé un thread sur bourdieu en pages "théorie"

sinon, sur les jargonnants marxistes (ou qui parlent de marx) y'a bensaïd (mais pour moi ça va) et Derrida (ouh la la !)

Message Publié : 12 Mars 2003, 18:32
par Louis
bourdieu ? Puisque nous discutions de l'intéret de discuter des recherches théoriques et pratiques, commençon par un texte sur la "domination masculine"

a écrit :
De la domination masculine



 
LA domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l'apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question. Plus que jamais, il est indispensable de dissoudre les évidences et d'explorer les structures symboliques de l'inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et chez les femmes. Quels sont les mécanismes et les institutions qui accomplissent le travail de reproduction de « l'éternel masculin » ? Est-il possible de les neutraliser pour libérer les forces de changement qu'ils parviennent à entraver ?  



Par PIERRE BOURDIEU
Sociologue, professeur au Collège de France.



]]Je ne me serais sans doute pas affronté à un sujet aussi difficile si je n'y avais pas été entraîné par toute la logique de ma recherche (1). Je n'ai jamais cessé, en effet, de m'étonner devant ce que l'on pourrait appeler le paradoxe de la doxa (2) : le fait que l'ordre du monde tel qu'il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, qu'il n'y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de « folies » (il suffit de penser à l'extraordinaire accord de milliers de dispositions - ou de volontés - que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille ou sur celle de la Concorde, à Paris). Ou, plus surprenant encore, que l'ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d'existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles.

Et j'ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et dans la manière dont elle est imposée et subie, l'exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j'appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s'exerce pour l'essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance - ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment.

Cette relation sociale extraordinairement ordinaire offre ainsi une occasion privilégiée de saisir la logique de la domination exercée au nom d'un principe symbolique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé, une langue (ou une prononciation), un style de vie (ou une manière de penser, de parler ou d'agir) et, plus généralement, une propriété distinctive, emblème ou stigmate, dont la plus efficiente symboliquement est cette propriété corporelle parfaitement arbitraire et non prédictive qu'est la couleur de la peau.

On voit bien qu'en ces matières il s'agit avant tout de restituer à la doxa son caractère paradoxal en même temps que de démonter les mécanismes qui sont responsables de la transformation de l'histoire en nature, de l'arbitraire culturel en naturel. Et, pour ce faire, d'être en mesure de prendre, sur notre propre univers et notre propre vision du monde, le point de vue de l'anthropologue capable à la fois de rendre au principe de vision et de division ( nomos) qui fonde la différence entre le masculin et le féminin telle que nous la (mé)connaissons, son caractère arbitraire, contingent, et aussi, simultanément, sa nécessité sociologique.

Ce n'est pas par hasard que, lorsqu'elle veut mettre en suspens ce qu'elle appelle magnifiquement « le pouvoir hypnotique de la domination », Virginia Woolf (3) s'arme d'une analogie ethnographique, rattachant génétiquement la ségrégation des femmes aux rituels d'une société archaïque : « Inévitablement, nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d'entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d'une façon puérile, inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d'or et de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, »ses« femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille sans qu'il nous soit permis de participer à aucune des nombreuses sociétés dont est composée sa société (4) . »

« Lignes de démarcation mystiques », « rites mystiques », ce langage, celui de la transfiguration magique et de la conversion symbolique que produit la consécration rituelle, principe d'une nouvelle naissance, encourage à diriger la recherche vers une approche capable d'appréhender la dimension proprement symbolique de la domination masculine.


Une stratégie de transformation

IL faudra donc demander à une analyse matérialiste de l'économie des biens symboliques les moyens d'échapper à l'alternative ruineuse entre le « matériel » et le « spirituel » ou l'« idéel » (perpétuée aujourd'hui à travers l'opposition entre les études dites « matérialistes », qui expliquent l'asymétrie entre les sexes par les conditions de production, et les études dites « symboliques », souvent remarquables mais partielles). Mais, auparavant, seul un usage très particulier de l'ethnologie peut permettre de réaliser le projet, suggéré par Virginia Woolf, d'objectiver scientifiquement l'opération proprement mystique dont la division entre les sexes telle que nous la connaissons est le produit, ou, en d'autres termes, de traiter l'analyse objective d'une société de part en part organisée selon le principe androcentrique (5) - la tradition kabyle - comme une archéologie objective de notre inconscient, c'est-à-dire comme l'instrument d'une véritable socioanalyse (6).

Ce détour par une tradition exotique est indispensable pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition. Les apparences biologiques et les effets bien réels qu'a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant qu' habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité, et qui s'impose parfois à la recherche elle- même.

Ainsi n'est-il pas rare que les psychologues reprennent à leur compte la vision commune des sexes comme ensembles radicalement séparés, sans intersections, et ignorent le degré de recouvrement entre les distributions des performances masculines et féminines, et les différences (de grandeur) entre les différences constatées dans les divers domaines (depuis l'anatomie sexuelle jusqu'à l'intelligence). Ou, chose plus grave, ils se laissent maintes fois guider, dans la construction et la description de leur objet, par les principes de vision et de division inscrits dans le langage ordinaire, soit qu'ils s'efforcent de mesurer des différences évoquées dans le langage - comme le fait que les hommes seraient plus « agressifs » et les femmes plus « craintives » -, soit qu'ils emploient des termes ordinaires, donc gros de jugements de valeur, pour décrire ces différences (7).

Mais cet usage quasi analytique de l'ethnographie qui dénaturalise, en l'historicisant, ce qui apparaît comme le plus naturel dans l'ordre social, la division entre les sexes, ne risque-t-il pas de mettre en lumière des constances et des invariants - qui sont au principe même de son efficacité socioanalytique -, et, par là, d'éterniser, en la ratifiant, une représentation conservatrice de la relation entre les sexes, celle-là même que condense le mythe de « l'éternel féminin » ?

C'est là qu'il faut affronter un nouveau paradoxe, propre à contraindre à une révolution complète de la manière d'aborder ce que l'on a voulu étudier sous les espèces de « l'histoire des femmes » : les invariants qui, par-delà tous les changements visibles de la condition féminine, s'observent dans les rapports de domination entre les sexes n'obligent-ils pas à prendre pour objet privilégié les mécanismes et les institutions historiques qui, au cours de l'histoire, n'ont pas cessé d'arracher ces invariants à l'histoire ?

Cette révolution dans la connaissance ne serait pas sans conséquence dans la pratique, et en particulier dans la conception des stratégies destinées à transformer l'état actuel du rapport de force matériel et symbolique entre les sexes.

S'il est vrai que le principe de la perpétuation de ce rapport de domination ne réside pas véritablement - ou, en tout cas, principalement - dans un des lieux les plus visibles de son exercice, c'est-à-dire au sein de l'unité domestique, sur laquelle un certain discours féministe a concentré tous ses regards, mais dans des instances telles que l'Ecole ou l'Etat, lieux d'élaboration et d'imposition de principes de domination qui s'exercent au sein même de l'univers le plus privé, c'est un champ d'action immense qui se trouve ouvert aux luttes féministes, ainsi appelées à prendre une place originale, et bien affirmée, au sein des luttes politiques contre toutes les formes de domination.

PIERRE BOURDIEU.



ahhh j'ai oublié : la doxa, pour bourdieu, c'est toute sorte de domination "naturelle" qui est accepté par celui qui la subit

Message Publié : 12 Mars 2003, 18:38
par Screw
Soyons précis:

"La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants, qui se présente et s'impose comme point de vue universel; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l'État et qui ont constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l'État."

Raisons pratiques, Seuil, 1994, p.129

Message Publié : 12 Mars 2003, 18:39
par hispa
Ce que je voulais dire c'est que citer une phrase qui critique les théories de bourdieu vues comme un frein au changement social, dans un contexte où tu veux discuter des possibilités de changement dans les théories bourdieusiennes, me semblait assez maladroit, aussi critique soit le propos de bouveresse à ce sujet.


Mais Bouveresse ne critique pas Bourdieu ???? Il dit que ceux qui prétendent que les théories de Bourdieu (ou d'autres sociologues) seraient un frein sont pitoyables.
C'est l'inverse

Mais il est pitoyable d'entendre dire que, si les choses changent si difficilement et si rarement, c'est à cause du prétendu déterminisme que postule la sociologie et qui persuade les acteurs qu'il est inutile ou impossible d'essayer de les changer.

Bourdieu a toujours cherché, au contraire, à la fois à expliquer pourquoi elles sont si difficiles à changer et à montrer comment elles peuvent ou pourraient changer. Il a été justement beaucoup question ces jours-ci de son "déterminisme" et même de son "fatalisme", alors qu'il a toujours soutenu passionnément que, s'il est essentiel de commencer par savoir, c'est justement pour avoir une chance de réussir à modifier le cours des choses.



De nos jours, je ne vois pas d'intellos qui jargonnent marxiste. Tu penses à qui ?

Autres ne fait pas seulement référence à des intellectuels stricto-sensu. Mais à tous ceux qui jargonnent, ici ou ailleurs.


Citer des textes, ok, mais alors :
1. les originaux, pas les commentaires.
2. les citations ne dispensent pas d'une explication, un peu pédagogique, un peu plus accessible disons.


Tu me permettras de décider moi-même ce que je veux citer.

Les commentaires sont là pour dire que des auteurs ne partagent pas le point de vue, qui est le tien, sur l'éternité de la reproduction chez Bourdieu.
Je cite des avis sur Bourdieu. Aussi intéressant que le tien ou le mien !!!

Donc, peux-tu m'expliquer (et autant citer bourdieu lui-même) la raison de ton désaccord sur la différence entre Marx et Bourdieu, sur la question du changement social ? Ou bien simplement m'expliquer où et comment Bourdieu parle des possibilités de changement ?

Ben, je croyais l'avoir fait. D'abord je ne parle pas de la différence entre Marx et Bourdieu mais de ton jugement sur :" les marxistes sont pour le changement et pas Bourdieu."
On peut trouver insuffisant le concetp de prise de conscience et être quand même pour le changement ?

Bourdieu le dit dans tous ses bouquins et ne cesse de le dire, sur la question qui nous intéresse, dans la domination masculine.

Message Publié : 12 Mars 2003, 18:45
par Louis
(Screw @ mercredi 12 mars 2003 à 19:38 a écrit :Soyons précis:

"La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants, qui se présente et s'impose comme point de vue universel; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l'État et qui ont constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l'État."

Raisons pratiques, Seuil, 1994, p.129

et laissons bourdieu conclure :

a écrit : La doxa est l'ensemble des croyances ou des pratiques sociales qui sont considérées comme normales, comme allant de soi, ne devant pas faire l'objet de remise en question


(c'est la note de bourdieu que j'ai coupée, et il me semble que je disais la meme chose)

mais si on commence par couper les cheveux en 4 sur ce genre de sujets, on a pas fini :headonwall:

Message Publié : 12 Mars 2003, 18:48
par Louis
sur une certaine "théorie de l'engagement" et la façon dont il concevait son engagement en rapport avec "le mouvement social" son intervention aux "etats généraux" en 1995

a écrit :Pierre Bourdieu : Pour moi, et sans doute pour beaucoup d'autres, la définition de ces États généraux est à faire, et elle est à faire par nous, par vous, au cours de ces journées. Ce qui ne veut pas dire que ces États généraux sont indéfinis. Il y a une intention qui nous réunit. Les personnes qui sont venues ici savaient ce qu'elles attendaient, ce qu'elles cherchaient. Mais la structure même de cette sorte d'institution que nous sommes en train de créer est ouverte, et elle doit le rester, jusqu'à ce que le groupe parvienne à définir son propre mode de travail.  
Le mouvement social de décembre 1995 a été un mouvement sans précédent par son ampleur, et surtout par ses objectifs. Et s'il a été considéré comme extrêmement important par une grande fraction de la population française et aussi internationale, c'est surtout parce qu'il a apporté dans les luttes sociales des objectifs tout à fait nouveaux. Confusément, sur le mode de l'esquisse, il a apporté un véritable projet de société, collectivement affirmé et capable de s'opposer à ce qui est imposé par la politique dominante, capable de s'opposer à ce qu'on pourrait appeler une sorte de nouvelle révolution conservatrice. Les révolutionnaires conservateurs sont actuellement au pouvoir, dans les instances politiques et dans les instances de production de discours.  
Me demandant ce que des chercheurs pouvaient apporter à une entreprise comme les États généraux, je me suis convaincu de la nécessité de leur présence en découvrant la dimension proprement culturelle et idéologique de cette révolution conservatrice. Si le mouvement de décembre a été très largement plébiscité, c'est parce qu'il est apparu comme une défense des acquis sociaux, non pas d'une catégorie sociale particulière — même si une catégorie particulière en était le fer de lance, parce qu'elle était particulièrement touchée —, mais des acquis sociaux d'une société tout entière, et même d'un ensemble de sociétés, qui touchent au travail, à l'éducation publique, aux transports publics, à tout ce qui est public, et du même coup à l'État, cette institution qui n'est pas — contrairement à ce qu'on veut nous faire croire — nécessairement archaïque et régressive.  
Si ce mouvement est apparu en France, ce n'est pas par hasard. Il y a des raisons historiques. Mais ce qui devrait frapper les observateurs, c'est que ce mouvement continue sous une forme tournante, en France sous des formes différentes, inattendues — le mouvement des routiers, qui l'aurait attendu sous cette forme ? —, et aussi en Europe : en Espagne en ce moment ; en Grèce il y a quelques années ; en Allemagne où le mouvement s'est inspiré du mouvement français et a revendiqué son affinité avec lui ; en Corée, ce qui est encore plus important, pour des raisons symboliques et pratiques. Cette sorte de lutte tournante est, me semble-t-il, à la recherche de son unité théorique et surtout pratique. Le mouvement français peut être tenu pour l'avant-garde d'une lutte mondiale contre le néolibéralisme et contre la nouvelle révolution conservatrice, dans laquelle la dimension idéologique et symbolique est extrêmement importante. Or je pense qu'une des faiblesses de tous les mouvements progressistes tient au fait qu'ils ont sous-estimé la dimension idéologique et symbolique, et qu'ils n'ont pas toujours forgé des armes adaptées. Les mouvements sociaux sont en retard de plusieurs révolutions symboliques par rapport à leurs adversaires, qui utilisent des conseillers en communication, des conseillers en télévision, etc. La révolution conservatrice a une dimension essentiellement symbolique. Elle se réclame du néolibéralisme, nom d'une école économique, se donnant ainsi une allure scientifique. Et le néolibéralisme agit en tant que théorie. Une des erreurs théorique et pratique de beaucoup de théories — à commencer par la théorie marxiste — a été d'oublier l'efficacité de la théorie. Nous ne devons plus commettre cette erreur. Nous avons affaire à des adversaires qui s'arment de théories, et il s'agit, me semble-t-il, de leur opposer des armes intellectuelles et culturelles. Dans cette lutte, du fait de la division du travail, il y a des gens qui sont mieux armés que d'autres, parce que c'est leur métier. Et un certain nombre d'entre eux sont prêts à se mettre au travail. Que peuvent-ils apporter ? D'abord une certaine autorité. Comment a-t-on appelé les gens qui ont soutenu le gouvernement en décembre ? Des experts, alors qu'à eux tous ils ne faisaient pas le quart du début du commencement d'un économiste. À cet effet d'autorité, il faut opposer un effet d'autorité.  
Mais ce n'est pas tout. La force de l'autorité scientifique, qui s'exerce sur le mouvement social et jusqu'au fond des consciences des travailleurs, est très grande. Elle produit un effet de démoralisation. Et une des raisons de sa force, c'est qu'elle est tenue par des gens qui ont tous l'air d'accord entre eux — le consensus, c'est en général un signe de vérité. En outre, une des grandes forces de la théorie à laquelle nous nous opposons tient au fait qu'elle repose sur les instruments apparemment les plus puissants dont dispose aujourd'hui la pensée, en particulier les mathématiques. Le rôle de l'idéologie dominante est peut-être tenu aujourd'hui par un certain usage de la mathématique. Dit ainsi, c'est évidemment excessif, mais c'est une façon d'attirer l'attention sur le fait que le travail de rationalisation — le fait de donner des raisons pour justifier des choses souvent injustifiables — a trouvé aujourd'hui un instrument très puissant dans l'économie mathématique. À cette idéologie, qui habille de raison pure une pensée simplement conservatrice, il est important d'opposer des raisons, des arguments, des réfutations, des démonstrations, et donc de faire du travail scientifique. Évidemment, il ne s'agit pas que les chercheurs fassent leur petit travail tout seuls dans leur coin. Une des choses à inventer — et c'est un début de réponse à la question " Que pouvons-nous faire ici ? " —, c'est une nouvelle façon de travailler ensemble, entre chercheurs et responsables du mouvement social, militants, etc.  
Une des forces de la pensée Tietmeyer, c'est qu'elle est comme une sorte de " grande chaîne de l'Être ". Comme dans la vieille métaphore théologique, à une extrémité il y a Dieu, et puis on va jusqu'à la boue, par une série de chaînons. M. Tietmeyer, président de la Bundesbank, en est un. En haut, il y a Dieu, c'est un mathématicien ; et en bas, il y a un idéologue d'Esprit, qui ne sait rien de l'économie, mais qui peut faire croire qu'il en sait un peu, grâce à un petit frottis de vocabulaire théorique. Cette sorte de chaîne très puissante a un effet d'autorité. Je pense que, parmi les militants, même les plus conscients peuvent être ébranlés : il y a des doutes qui résultent pour une part de cette force de la théorie, force essentiellement sociale, qui donne autorité à la parole de M. Tietmeyer, ou de tel ou tel essayiste. Ce n'est pas une chaîne de démonstrations, c'est une chaîne d'autorités, une chaîne qui va du mathématicien au banquier et du banquier au journaliste, au philosophe-journaliste et à l'essayiste. La chaîne est parfois aussi un canal dans lequel circulent de l'argent et toutes sortes d'avantages économiques et sociaux, des invitations internationales, de la considération. Nous sociologues, nous pouvons travailler, et sans faire de la dénonciation, nous pouvons entreprendre le démontage de ces réseaux et montrer comment la circulation des idées est sous-tendue par une circulation de pouvoir. Il y a des gens qui échangent des services idéologiques contre des positions de pouvoir. Il faudrait donner des exemples, mais il suffit de reprendre la liste des signataires de la fameuse " Pétition des experts ". Ce qui est intéressant, c'est qu'en décembre dernier des gens qui d'ordinaire travaillent isolément — même si on les voit souvent apparaître deux par deux dans de faux débats à la télévision — sont apparus là tous ensemble. On a vu le réseau.  
Ces gens tiennent collectivement, sur le mode du consensus, un discours fataliste, qui consiste à transformer des tendances économiques en destin. Or les lois sociales, les lois économiques, etc., ne s'exercent que dans la mesure où on les laisse agir. Et si les conservateurs sont du côté du laisser-faire, c'est qu'en général ces lois tendancielles conservent, et qu'elles ont besoin du laisser-faire pour conserver. Celles des marchés financiers notamment, dont on nous parle en permanence, sont des lois de conservation, qui ont besoin du laisser-faire pour s'accomplir complètement.  
Il faudrait développer, argumenter, et surtout nuancer. Je demande pardon pour le côté un peu simplificateur de ce que j'ai dit. Pour ce qui est du mouvement social, il existe et ça suffit ; il crée assez d'emmerdements comme ça, et on ne va pas lui demander en plus de produire des justifications. Alors que les intellectuels qui s'associent au mouvement social, on leur demande tout de suite : " Mais qu'est-ce que vous proposez ? " Nous n'avons pas à tomber dans le piège du programme. Il y a bien assez de partis et d'appareils pour ça. Ce que nous pouvons faire, c'est créer non pas un contre-programme, mais un dispositif de recherche collectif, interdisciplinaire et international, associant des chercheurs, des militants, des représentants des militants, etc., les chercheurs étant placés dans un rôle bien défini : ils peuvent participer de manière particulièrement efficace, parce que c'est leur métier, à des groupes de travail et de recherche, en association avec des gens qui sont dans le mouvement.  
Ce qui exclut tout de suite un certain nombre de rôles : les chercheurs ne sont pas des compagnons de route, c'est-à-dire des otages et des cautions, des potiches et des alibis qui signent des pétitions et dont on se débarrasse dès qu'on les a utilisés ; ce ne sont pas non plus des apparatchiks jdanoviens qui viennent exercer dans les mouvements sociaux des pouvoirs qu'ils ne peuvent pas exercer dans la vie intellectuelle ; ce ne sont pas non plus des experts qui viennent donner des leçons ; ce ne sont même pas des experts anti-experts ; ce ne sont pas non plus des prophètes qui vont répondre aux questions sur le mouvement social, sur l'avenir, etc. Ce sont des gens qui peuvent aider à définir la fonction d'instances comme celle-ci. Ou rappeler que les personnes qui sont ici ne sont pas présentes en tant que porte-parole, mais en tant que citoyens qui viennent dans un lieu de discussion et de recherche, avec des idées, des arguments, en laissant au vestiaire les langues de bois, les plates-formes d'appareils, les habitudes d'appareil. Ce n'est pas toujours facile. Parmi les habitudes d'appareil qui risquent de revenir, il y a la création de commissions, les motions de synthèse souvent préparées à l'avance, etc. La sociologie enseigne comment fonctionnent les groupes et comment se servir des lois selon lesquelles fonctionnent les groupes, pour déjouer ces lois.  
Il faut inventer de nouvelles formes de communication entre les chercheurs et les militants. Une nouvelle division du travail entre eux. Une des missions que les chercheurs peuvent remplir peut-être mieux que personne, c'est la lutte contre le matraquage médiatique. Nous entendons tous à longueur de journée des phrases toutes faites. On ne peut plus ouvrir la radio sans entendre parler de " village planétaire ", de "mondialisation", etc. Ce sont des mots qui n'ont l'air de rien, mais à travers lesquels passe toute une philosophie, toute une vision du monde, qui engendrent le fatalisme, la soumission. On peut contrecarrer le matraquage médiatique en critiquant les mots, en aidant les non-professionnels à se doter d'armes de résistance spécifiques, pour combattre les effets d'autorité, l'emprise de la télévision.  
Je pense que la télévision est absolument capitale. On ne peut plus mener aujourd'hui de luttes sociales sans disposer de programmes de lutte spécifiques avec et contre la télévision. Je renvoie au livre de Patrick Champagne, Faire l'opinion, qui devrait être une sorte de manuel du combattant politique. Dans cette lutte, le combat contre les intellectuels médiatiques est important. Pour ma part, ces gens ne m'empêchent pas de dormir et je ne pense jamais à eux quand j'écris, mais ils ont un rôle extrêmement important du point de vue politique, et il est souhaitable qu'une fraction des chercheurs accepte de distraire une part de son temps et de son énergie, sur le mode militant, pour lutter contre ces gens-là.  
Autre objectif, inventer de nouvelles formes d'action symbolique. Sur ce point, je pense que les mouvements sociaux, avec quelques exceptions historiques, sont en retard. Dans son livre, Patrick Champagne montre comment certaines grandes mobilisations peuvent recevoir moins de place dans les journaux que des manifestations minuscules, mais produites de telle façon qu'elles intéressent les journalistes. Il ne s'agit évidemment pas de lutter contre les journalistes, eux aussi soumis aux contraintes de la précarisation, avec tous les effets de censure qu'elle engendre dans tous les métiers de production culturelle. Mais il est capital de savoir qu'une part énorme de ce que nous pouvons faire sera filtré, c'est-à-dire souvent annihilé par ce qu'en diront les journalistes. Y compris ce que nous allons faire ici. Voilà une remarque qu'ils ne reproduiront pas dans leurs comptes rendus...  
Pour finir, je dirai qu'un des problèmes, c'est d'être réflexif — c'est un grand mot, mais il n'est pas utilisé gratuitement —, c'est-à-dire que nous avons pour objectif non pas seulement d'inventer des réponses dans nos quatre commissions, mais d'inventer une manière d'inventer les réponses, d'inventer une nouvelle forme d'organisation du travail de contestation et d'organisation de la contestation, du travail militant. Tous ceux qui ont parlé avant moi l'ont dit. Je suis sans doute un peu culotté de dire cela devant des gens qui ont passé leur vie à ça et qui en savent en un sens beaucoup plus que moi. Mais je le dis malgré tout, parce que je pense qu'il y a des leçons que l'on peut tirer de la connaissance scientifique d'un mouvement de contestation.  
Je dirai aussi que ce à quoi nous pourrions rêver, nous chercheurs, c'est qu'une part de nos recherches puisse être utile au mouvement social au lieu de se perdre, comme c'est souvent le cas aujourd'hui, parce qu'interceptée et déformée par des journalistes, déformée par des interprètes ennemis, etc. Nous souhaitons, dans le cadre de groupes comme " Raison d'agir ", inventer des formes d'expression nouvelles, qui permettent de communiquer aux militants les acquis les plus avancés de la recherche. Cela suppose de la part des chercheurs un changement de langage et d'état d'esprit.  
Pour en revenir au mouvement social, je pense, comme je l'ai dit tout à l'heure, que nous avons affaire à des mouvements tournants — j'aurais aussi pu nommer les grèves des étudiants et des professeurs en Belgique, les grèves en Italie, etc. — de luttes contre la mondialisation, qui peuvent aussi prendre des formes qui ne sont pas toujours sympathiques, comme certaines formes d'intégrisme, des foules de luttes qui ne se connaissent pas entre elles le plus souvent. Les gens ne savent même pas qu'il y a des luttes analogues aux leurs, ce qui contribue à leur démoralisation. Il faut donc unifier au moins l'information, faire circuler cette information internationale. Il faut réinventer l'internationalisme, qui a été capté et déformé par l'impérialisme soviétique, c'est-à-dire inventer des formes de pensée théorique et des formes d'action pratique capables de se situer au niveau où doit avoir lieu le combat. S'il est vrai que la plupart des forces économiques dominantes agissent au niveau mondial, transnational, il est vrai aussi qu'il y a un lieu vide, celui des luttes transnationales. Vide théoriquement, parce qu'il n'est pas pensé, ce lieu n'est pas occupé pratiquement, faute d'une véritable organisation internationale des forces capables de contrecarrer, au moins à l'échelle européenne, la nouvelle révolution conservatrice.

Message Publié : 14 Mars 2003, 17:26
par Louis
a écrit :L'héritage Bourdieu et la gauche "radicale"


 
voir séquence    
Livres

 
 


Hiver 1995 : Pierre Bourdieu, gare de Lyon, aux côtés des cheminots en grève. Dans la mémoire de la gauche "radicale", cette image est restée comme le grand symbole d'une promesse tenue : celle d'un sociologue qui avait fait de l'alliance des chercheurs et des militants l'une de ses priorités. Par la suite, encouragés par le soutien de cet intellectuel fameux appelant à "libérer l'énergie critique qui reste enfermée dans les murs de la cité savante", les acteurs du mouvement social travaillèrent à créer les conditions d'un vrai dialogue.
Dans ce contexte, la création de la revue ContreTemps, aux éditions Textuel, autour du philosophe Daniel Bensaïd et d'un noyau de militants liés à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), a d'abord pu paraître assez problématique, dans la mesure où le renouveau de l'activité syndicale se marquait déjà par une profonde méfiance à l'égard des partis politiques. C'est pourtant bien là que s'est formulé avec force le désir de confronter la recherche universitaire à "l'énergie brouillonne et tâtonnante des mouvements sociaux", comme l'annonçait le numéro inaugural de la revue, en mai 2001 – rendant hommage aux "travaux majeurs de Pierre Bourdieu", et faisant suite à un colloque intitulé "Marx, marxismes et sociologies critiques".

Deux ans plus tard, et un an après la disparition de l'auteur de La Misère du monde, c'est au Centre Pompidou qu'a pris place une rencontre sur le thème "Pierre Bourdieu : les champs de la critique", organisée les 28 février et 1er mars par la Bibliothèque publique d'information (BPI). Membre fondateur de ContreTemps et conseiller scientifique de ce "colloque non académique", Philippe Corcuff avait convié des chercheurs influencés par le travail de Bourdieu, comme les sociologues Gérard Mauger, Sylvia Faure et Bertrand Geay ou le psychanalyste Markos Zafiropoulos, mais aussi l'artiste Daniel Buren, le journaliste Sylvain Bourmeau ou encore la syndicaliste Annick Coupé. Lui-même politiste et chroniqueur à l'hebdomadaire Charlie Hebdo, Corcuff était omniprésent lors de ces débats. Prenant la parole à la tribune comme depuis la salle, il en a appelé aux "effets politiques de la science" pour souhaiter que le texte bourdieusien soit à la fois mieux connu et davantage discuté par ceux qui s'en réclament.

Car cette œuvre "fournit des mises en garde contre les explications par le complot", et permet ainsi d'"interroger l'ethnocentrisme militant", note encore Corcuff dans Bourdieu autrement, fragilités d'un sociologue de combat, ouvrage publié (toujours chez Textuel, 160 p., 18 €), en marge des journées de la BPI. Une introduction critique, façon "Bourdieu à l'usage du mouvement social", où se trouvent pointés et les apports et les "impensés politiques" de cette pensée, parfois menacée par "le danger d'enfermement (...) dans les cages de fer de la domination", mais néanmoins appelée à retrouver "les sentiers escarpés de l'émancipation".

Message Publié : 14 Mars 2003, 22:11
par hispa
Un petit texte de PLPL sur les inrocks et Bourmeau.

Au fait Corcuff, il dit bien qu'il n'est pas trotskyste ?

Et j'ai jamais rien lu de lui sur les éternelles accusations de son copain Val envers LO, à savoir LO= Le Pen ?
Tu as des informations à ce sujet ? Quoique l'opinion de Val n'ait pas d'intérêt, la position de Corcuff sur ce point m'intéresse un tout petit peu.



« Les Inrocks » :

le Télérama des petits bobos



En 1986, la dévotion pour les groupes anglais dépressifs ayant assuré aux Inrockuptibles un lectorat dans la « génération Mitterrand », le fanzine décide neuf ans plus tard de lancer « l’hebdo culturel dont notre génération manque ». Traduction en actes : promotion de Michel Rocard en mai 1995 ; puis de Cohn-Bendit, en 1999, au moment des élections européennes. Arnaud Viviant participe même à un collectif de soutien culturel en compagnie du rédacteur en chef de la revue alainjuppéiste Esprit et du phraseur décati Alain Touraine, sans oublier le loser reaganien André Glucksmann, tous ravis de l’engagement vert-kaki de « Dany » en faveur de la guerre de l’OTAN au Kosovo. Quelques mois plus tôt, en décembre 1998, « Les Inrocks » s’étaient parés de la caution intellectuelle de Pierre Bourdieu en l’invitant comme rédacteur en chef d’un numéro, ce qui leur permit à la fois d’en doubler le prix, d’en tripler les ventes habituelles et… de ne payer aucun des pigistes rameutés par Bourdieu. Ce dernier devait plus tard constater : « Pas besoin d’être un grand prophète pour savoir que dans trois ou quatre ans les Inrockuptibles seront une dépendance du Monde. 1»

Le seul engagement constant des Inrockuptibles est leur rapacité de recettes publicitaires, qui les fait ressembler à leur cousin, Le Nouvel Observateur de Laurent Mouchard-Joffrin. Le magazine se veut « In-dé-pen-dant ». Jean-Claude Fasquelle, PDG des éditions Grasset (groupe Hachette), et la styliste Agnès Troublé (Agnès 8) , qui participent très tôt au capital du magazine, ont conforté cette indépendance en augmentant leur mise en 1996, année qui voit entrer dans l’actionnariat des Inrockuptibles le fonds d’investissements Archimédia (groupe GAN), la société Finances et Communication, BNP développement, mais aussi… Le Monde et Télérama. En 2002, 62 % des capitaux sont extérieurs au journal (Stratégies, 29.03.02), mais, comme le répète Christian Fevret, rédacteur en chef, « nous partageons une certaine philosophie avec Nova, celle des journaux indépendants ». Cette « certaine philosophie » permet à ses adeptes de quémander sans retenue les câlineries des annonceurs : « Je n’aime pas la publicité à la radio, précise Fevret. Sur les chaînes de télévision que je regarde, comme Paris Première et Canal Jimmy, il n’y en a pas beaucoup. Dans les journaux, en revanche, elle ne me dérange pas. » En effet, son infinie tolérance à la publicité l’avait fait accepter qu’un numéro soit troué par la marque Nike, depuis la « une » jusqu’à la dernière page. Les rentrées publicitaires assurent le tiers du chiffre d’affaire des Inrockuptibles. Ce n’est pas assez. Fevret souhaite « encore progresser »… (Stratégies, 29.03.02)

L’encéphalogramme du Télérama des petits bobos est secoué par les spasmes d’indignation du tandem Viviant-Bourmeau sur chacun des sujets microscopiques qui agitent le PPA – tels que, par exemple, Renaud Camus. Ils leur permettent de s’auto-décerner des médailles de radicalité dans les escarmouches de l’antifascisme de salon, tout en maintenant le cap sur les terres (spongieuses) des « libéraux-libertaires ». Simultanément, un recyclage perpétuel leur permet de maquiller Guy Debord en dandy underground, dont on retiendra le « style de vie » et les « procédures de communication », puisqu’« il n’y a pas d’œuvre à proprement parler » (Les Inrockuptibles, 04.12.01). Recyclage aussi de Gilles Deleuze, chez qui « les surfeurs avaient trouvé […] un penseur branché pour les jours de tempête : […] sa philosophie explosive, […] samplée par les DJ, […] devient de facto un cadre explicatif pour toute une génération d’artistes, en pleine descente post-rave, et en quête de signifiants nouveaux, une fois passés les balbutiements hédonistes de l’acid-house ou de la techno ». (19/25.02.02)

Le jargon « jeuniste » et esthétisant peut céder la place au reniement. Dans le numéro consacré à la mémoire de Pierre Bourdieu (29.01/04.02.02), Sylvain Bourmeau – que Bourdieu méprisait ouvertement et traitait de « jaune » depuis qu’il avait contribué à l’opération de casse de France Culture lancée par Laure Adler – évoque la « relation forte » et « complice » du sociologue avec son journal, « notre immense respect pour son œuvre ». Mais il ne tarde pas à montrer les dents, s’interrogeant « sur les raisons qui l’ont poussé à intervenir davantage, à dépenser plus de son temps dans les combats sociaux, parfois même au détriment de la recherche, notamment avec son livre sur la télévision : l’un des rares domaines sur lesquels il a écrit sans avoir réalisé de recherches empiriques » …

Ce n’était qu’un début. Il préparait le terrain au papier (mal écrit) de son ami Cyril Lemieux (sociologue chéri par le PPA et surnommé « L’Ennemi du Bien » par certains de ses collègues). Pour lui, « un certain nombre d’assertions [de Bourdieu] ont une valeur scientifique très contestable ». En particulier… sur les médias : « C’est sans doute […], leur dimension politique (et par moments ouvertement polémique) qui a fait leur fortune auprès du grand public. » Si le « grand public » révulse L’Ennemi du Bien, il se veut néanmoins « citoyen » : « La façon de faire bourdieusienne (à propos des médias comme du reste) soulève des difficultés […] sur le plan de la possibilité d’une critique citoyenne des médias. » La « critique citoyenne » ne doit pas oublier la « complexité », autre pilier de la pertinence critique entre fats imbéciles et diplômés : « Certaines mauvaises lectures de Bourdieu débouchent sur un simplisme critique (du type “Journalistes tous pourris”) ou analytique (du type “L’économie domine tout dans les médias”). »


Pour les amis de la pensée molle,
tout doit être complexe, citoyen, incertain et en réseau.


PLPL a démontré que, sous le couinement de « Complexité ! Complexité ! », rampe la procession des éclopés du cerveau munis d’une carte de presse (lire PLPL 10). Pour les amis de la pensée molle, tout doit être complexe, citoyen, incertain et en réseau. La rédaction des « Inrocks » dégorge donc chaque semaine le bréviaire gélatineux de la « postmodernité » et de l’esthétique du « complexe ». Toute œuvre chroniquée favorablement doit être « déconstruite », « éclatée » et « faire voler en éclats les structures narratives traditionnelles ». « 2001 a résolument imposé la victoire du postmodernisme », nous explique Jean-Daniel Beauvallet, tandis que Serge Kaganski livre sa théorie du cinéma : « La piste la plus féconde et contemporaine du cinéma est dessinée par tous ces films qui se délestent plus ou moins d’une histoire avec un début, un milieu et une fin, pour tendre à une expérience sensorielle faite de stases temporelles, d’hypnose contemplative. » (04/10.12.01) Vive le flou ! Vive le mou ! Un « essai saisissant » sera chroniqué par Demorand comme « rare et puissant » s’il témoigne des « visages émergents du monde sans jamais chercher à réduire le flou qui entoure ces nouvelles réalités ». Comment ? Grâce aux « OGM conceptuels » que sont les « forums hybrides », la « recherche confinée et la recherche de plein air », le « choix tranchant contre enchaînement de rendez-vous ». Demorand se pâme : « Le débordement du politique par des questions indécidables » sera une « chance pour la démocratie, et peut-être même une révolution ».

Est moderne ce qui est postmoderne, et vice-versa, Selon Bourmeau : « La modernité, aujourd’hui, relève d’une absolue singularité […] irréductible à l’éventualité d’une filiation, à la théorie, à tout discours univoque, au caractère simplet de la thèse, à la complaisance fashion. » Catherine Millet et Michel Houellebecq « incarnent une nouvelle modernité littéraire. […] Pourquoi ? Parce qu’ensemble ils incarnent à la perfection une nouvelle modernité ». Le roman Plateforme de Houellebecq est encensé, mais, « quant à l’auteur, le communiste Michel Houellebecq [ndlr : ce « communiste » est domicilié en Irlande pour payer moins d’impôts], il nous faut dire ici à quel point nous sommes en désaccord, et parfois même choqués, lorsqu’il dit ce qu’il pense ». Car Bourmeau trépigne dès qu’il entend le mot « communiste » : « Nous n’avons rien à voir avec ces gens-là ! » (Libération, 9.11.96). Viviant, de son côté, feint de tancer son ami Beigbeder (qui a télévendu les livres onanistes de son ami Viviant) lorsque celui-ci se charge, avec la fortune que l’on sait, de la campagne de Robert Hue. « Frédéric Beigbeder a toujours gaspillé son génie à vendre son talent » Mais Beigbeder étant une « une espèce de dandy rouge, […] un Paul Nizan du slogan », on lui pardonnera plus facilement ses écarts qu’à d’autres bolcheviks, qui font s’étrangler de rage Jade Lindgaard : « Arlette Laguiller pourrait devenir le “quatrième homme” de la course électorale [grâce à des mots] simplistes et anciens : […] qui d’autre parle encore d’“exploiteurs” et de “possédants” ? […] Comme s’il existait une entreprise commune aux élites politiques et financières pour maintenir les plus pauvres dans la plus grande misère possible. » Lindgaard réclame « une lutte plus mondialiste que tiers-mondiste, débarrassée des arguments marxistes » (26.02/04.03.02). Dès que Bourmeau le lui permet, elle épanche dans les colonnes des « Inrocks » son amour pour Christophe Aguiton, « L’agent séducteur d’Attac, son responsable chaleureux, avide de jeunesse et d’initiatives. [qui] Voyage sans cesse, adore les rencontres, est capable de prononcer sans notes des discours en anglais et en espagnol. » (27.11/03.12.02)

Nouveau Télérama des quadragénaires et quinquagénaires, « Les Inrocks » ont achevé leur mue le 27 mars 2002, inaugurant leur « nouvelle formule » : un cahier télévision de trente pages (Serge Kaganski – un des fondateurs du magazine – y a fait l’éloge du Maillon faible) ; avec de la publicité qui dégouline de partout. « Le journal a gagné en maturité, clame Fevret. Au départ, il était moins généreux, il se construisait beaucoup “contre”, il était radical, un peu caricatural. En fait, c’était uniquement un journal de parti pris. À présent, nous réalisons un vrai travail de journalisme et d’enquête. » (Stratégies, 29.03.02)

« Je suis journaliste et je n’ai pas envie de jouer la comédie de la société du spectacle », déclarait Bourmeau au QVM (20.01.97). C’est à la comédie du journalisme que sont hebdomadairement conviés les lecteurs des « Inrocks », entre asthénie intellectuelle et piaillements « citoyens », « postmodernité » et fausses audaces, le tout mijotant dans un jargon anglophile. Une recette parfaite qui permet au conglomérat idéologico-industriel formé par Le Monde, Le Nouvel Observateur, Libération, et Télérama (qui bientôt rachètera les restes de l’ancien fanzine branché) d’occuper tout l’espace. Et tendre aux petits cadres cultureux et complexés un miroir où, attendris, ils peuvent se regarder s’empâter.




1. Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000.

Message Publié : 14 Mars 2003, 22:23
par Louis
ça c'est des guerres picrocolines entres adeptes de bourdieu (c'est encore pire qu'entre troslystes, c'est dire ! Et comme le vieux n'est plus la pour dire qui a raison ou qui a tord, ca s'empaille pas mal !

Maintenant je vous ait sorti des textes de bourdieu qui me paraissent clair (par rapport a HB qui est notre maitre étalon de complexité dans ce forum) et j'aimerais plutot qu'on ouvre la discussion la dessus Les épigones de bourdieu me semblent chiant !