La traversée du Sahara (Mali-Algérie): récit d'un émigra

Rien n'est hors-sujet ici, sauf si ça parle de politique

Message par Combat » 05 Juil 2006, 02:25

Tres long mais tres interessant. Le periple d'un emigre clandestin arrive en France en traversant tout le Sahara depuis la Cote d'Ivoire pour atterir en Algerie puis au Maroc.

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Extraits du recit de mon periple de la Cote d'Ivoire en France, dix mois de route avec pour moyen essentiel ma seule détermination...
Auteur: S. CISSE


Départ de Gao

Je pars de Gao le jour même avec mon compatriote, peu après vingt deux heures.
Finalement, j'ai payé 20000F cfa à Bouréma, après d'âpres négociations. J'y reviendrai. Comme mon compatriote ne voulait pas se retrouver tout seul au milieu des Maliens, il a versé la même somme plus 10000F à notre bourreau-de-hôte pour se sortir de ses griffes.

Nous voyageons dans la carrosserie non couverte d'un camion, avançant tant bien que mal dans le sable. En fin de soirée, nous observons une pause à quelques kilomètres d'Anéfis où nous passons la nuit. Peu après le lever du soleil, nous reprenons la route et gagnons Kidal au crépuscule.

Le chauffeur s'appelle Soumaïla. Il est bambara - il parle la même langue et pratique la même religion que nous. Il doit avoir au plus la quarantaine. Son patron est le meilleur ami de Bouréma. Dans mon enfance, j'ai connu un boucher qui s'appelait Soumaïla, lui aussi. Que cet homme était très gentil avec moi ! Chaque fois qu'il me voyait, il me glissait des petites pièces de monnaie dans la main. A croire que ceux qui portent ce prénom se sentent investis d'une mission à mon égard. Cet autre Soumaïla nous a pris sous son aile dès nos premiers contacts. Surtout moi. Ce midi, il m'a dit que je ressemble à son jeune frère comme deux gouttes d'eau ; qu'il n'arrête pas de me regarder ; qu'il a de l'affection pour moi comme pour celui-ci ; et que si son frère était mort, il croirait à la réincarnation. A Gao, nous avons acheté pas mal de pain et de boîtes de sardines pour la route, mais il nous a rassurés de ne pas nous en faire question manger, il a de quoi nous nourrir jusqu'à Tam. « Je vous « femmerai » même, si on trouve des femmes dans le désert » a t-il ajouté en blaguant.

Nous reprendrons la route demain, aux aurores. En roulant tranquillement, nous mettrons deux jours pour traverser le Sahara, nous a dit le frère de mon sosie.

Sauf que j'avais une de ces chances dans ce périple! Je n'en reviens toujours pas
aujourd'hui. Soumaïla n'avait pas grand-chose dans la carrosserie de son camion, il allait chercher des marchandises à Tamanrasset. Comme nous étions ses deux seuls passagers pour l'Algérie, mon compatriote et moi devrions prendre place à ses côtés dans la cabine. En venant de Gao, nous en avons été privés par deux vieux qui rentraient chez eux, à Kidal. Vous vous doutez bien que c'est infernal dans une carrosserie non couverte, sous plus de 45°. Je n'ai pas dormi de la nuit, excité de joie d'avoir à traverser le Sahara comme un "petit prince"; je redoutais tellement ce tronçon de mon périple, depuis chez moi! L'excitation m'a tenu en éveil jusque tard dans la nuit. Je n'ai pas cessé de remercier le Seigneur d'avoir placé Soumaïla sur ma route. Et voilà qu'au moment de repartir le camion déclare une panne, refus de démarrer. Avec les ensablements, le démarreur doit être irréprochable dans le Sahara. Soumaïla a beau faire, il n'a pu le remettre en état de marche, malgré le coup de main d'un habitant de la localité, ancien mécanicien. A son grand regret, peu avant midi, il nous laisse entendre d'une voix morne que nous ne partirons pas à Tamanrasset avec lui. Et autour de quinze heures, il nous trouve un autre camion qui part en début de soirée. Pauvre de nous, nous voyagerons avec des Touaregs, dans leur carrosserie non couverte comme des vaches. Et encore, si ce n'est que ça !




La traversée du Sahara

Nous quittons Kidal peu après vingt heures. Nous arriverons à Tamanrasset après demain, en fin de journée, si tout se passe bien nous a t-on promis.

La carrosserie du camion contient pas mal de choses. Nous avons deux fûts de carburant de 200 litres chacun. Mais, l'eau étant la denrée essentielle dans le Sahara, nous en avons quatre barriques, soit 800 litres pour nous étancher. Siriki et moi avons chacun un bidon de quatre litres d'eau. Quatre chèvres attachées contre la cabine sont du voyage. Elles ne seront pas mangées, sauf en cas de coup dur, peut être. Pour la bouffe, ils ont tué un mouton et l'ont accroché à la carrosserie qui porte aussi une outre. Voilà quelque chose qui m'a épaté. C'est une peau de chèvre tellement bien cousue que vous vous demandez comment l'animal a été vidé de sa chair. Quand vous y mettez l'eau, au bout de quelques heures, quelle que soit l'ardeur du soleil, vous avez du mal à la boire tellement elle est fraîche. Nous avons également plein de bidons d'huile de table, de sacs de semoules, de riz, de sel, de boîtes de tomates et j'en passe.

Nous sommes finalement heureux de partir avec les Touaregs. Pour nous annoncer notre transfert, Soumaïla nous avait consolés avec des mots rassurants. "Moi, je suis à mon premier voyage sur Tam, j'aurais pu me tromper de route. Ces gens connaissent le désert comme leur poche. Ils sont nés en plein Sahara, s'y sont déplacé à pied, à dos de chameau et ont déménagé plus d'une fois allant là où leur cheptel peut brouter et s'abreuver. Aucun recoin de leur milieu ne leur est inconnu. Ce n'est pas pour vous rassurer simplement, estimez-vous chanceux". Comme si nous avons une once de chance dans cette affaire avec tout ce qui nous tombe dessus.

Trois de nos quatre compagnons sont du type arabe et le plus âgé, un homme très grand, pas gros, pas mince, avec des yeux bleus, pas loin de la soixantaine, est le propriétaire du camion. Il a vraisemblablement toujours vécu entre les dunes, sans jamais en partir pour longtemps. Il ne parle aucun mot de bambara, la langue nationale du Mali et le français lui est totalement inconnu. Il occupe la cabine avec le chauffeur.

Lequel s'appelle Ibrahim. Lui est pareil au vieux, sauf qu'il baragouine la langue de Molière. Il nous parle en faisant des gestes pour compléter son français. Et quand on ne le comprend pas du tout, il demande à son apprenti, Chérif, de nous traduire ses propos.

En voilà un qui porte bien son nom, on dirait un surnom. C'est un jeune homme de ma génération avec au grand maximum un ou deux ans de plus. Il est maigre comme un clou. Un vrai chétif. Si chérif, pardon chétif, qu'il a le dos courbé, le vendre tout plat. Vous voyez un peu le genre! Il porte un bel ensemble délavé par le soleil qui lui donne les allures d'un chef comptable en chômage de longue durée avec des taches d'encre sur ses deux poches poitrines. Il est l'intello du groupe, il s'exprime dans un français impéccable. Il a fait des études à Kidal où vivait son père. C'est à la mort de celui-ci, il avait onze ans alors, qu'il a été récupéré par son oncle, le propriétaire du camion. Il s'est bien gardé de nous dire qu'ils sont des contrebandiers.

Le quatrième, le seul noir, touareg lui aussi et passager comme nous, est un courtaud, gros, ventru et sale comme un porc. Sa dernière douche remonte certainement à plusieurs jours. Il n'arrête pas de se gratter la tête, sans doute pleine de poux. Il souffre le martyr le pauvre. Il n'arrête pas aussi de plonger sa main à la taille de son pantalon bouffant pour y retirer des puces qu'il écrase avec rage contre les ongles de ses pouces. Un vrai zoo lui. Nous avons tout de suite pris nos distances avec lui et notre attitude l'a rendu désagréable. Il est dans l'expectative et ne nous ratera pas le moment venu.

Pourvu que nous atteignions l'autre rive avec ce camion qui me rappelle les vieux trains à vapeur en Amérique du sud, qui vous font vous demander comment ils roulent alors que le constructeur n'en fabrique plus de pièce de rechange. C'est un vieux Berliet tellement fatigué qu'il est penché sur un côté on dirait une vieille chèvre qui s'apprête à enjamber un fossé. Le démarreur ne fonctionne plus. Décidément! Pendant les pauses, nous nous garons aux flancs des montagnes pour allumer le moteur en dévalant les pentes. Le moteur fuit abondamment, mais ils ont suffisamment d'huile. Le capot est à moitié rouillé. Quand je l'ai regardé en face pour la première fois, j'ai eu l'impression que le Beliet a baissé ses yeux de honte de son état. Ses phares sont morts et cassés depuis longtemps, il n'y a plus que des grains de sable dans ses orbites. Le pare-brise côté passager est étoilé, mais celui côté chauffeur n'est plus. La carrosserie n'est pas couverte, mais cela ne nous pose pas de problème quoique nous soyons sous cinquante degrés environ et le soleil tape sans pitié. Les Touaregs ont leurs têtes enturbannées, mais nous, nous couvrons nos têtes avec nos chemises.

Malgré tout, je suis trop heureux de mener mon petit bonhomme de chemin. Une fois à Tam, je serais aux portes du Paradis. Je suis en train de faire le tronçon le plus difficile de ce périple, qui, si Dieu le veut, prendra fin au plus tard avec une ou deux journées de plus. Je suis encore plus fou de joie de penser à mon diplôme au fond de mon sac, mon BEP comptable, que je transformerais sous peu en celui d'Expert Comptable. A ce moment, si on me disait que j'obtiendrais mon BTS Comptabilité et Gestion d'entreprise par les cours du soir tout en étant manutentionnaire, j'allais répondre « même pas dans mes rêves ». Pourtant, dans ce périple, mes illusions me semblent plus vraies que les nombreux mirages que je ne cesse d'apercevoir dans ce désert. Je me voyais poursuivre mes études en France en travaillant dans un bureau comme Comptable. Comme quoi la vie ne chemine que par monts pour nous autres fils de pauvres et subsahariens par-dessus le marché.

Hélas, une fois de plus, nous sommes dans la nasse de l'aventure, quatre jours que nous avons quitté Kidal, nous errons toujours en territoire malien dans ce camion bringuebalant. Après Kidal, nous avons profité du clair de lune pour poursuivre le voyage jusqu'autour de minuit. Tôt le lendemain, nous avons repris la route et nous ne roulons que pendant la journée, interrompant le voyage peu avant le coucher du soleil. Le vieux a fait des courses à Kidal pour ses proches disséminés dans le Sahara. Nous passons nos journées à aller de campement en campement pour livrer du sel, du riz, de la semoule, de l'huile etc... Parfois nous allons à gauche, parfois à droite, parfois devant, parfois même derrière. Siriki et moi, nous avons peur, l'état du camion ne nous inspirant pas confiance. Nous ne cachons plus notre mécontentement qui se lit sur nos visages. En réponse, les Touaregs nous boudent. Maintenant, nous nous regardons en chiens de faïence.

Au 10e jour, la goutte d'eau fait déborder le vase. Eh oui! Nous venons de nous garer à proximité d'un campement. A notre grande surprise, les Touaregs descendent du camion avec leurs bagages. Nous ne savons pas encore que la petite famille du vieux vit ici, et que celui-ci y a un impressionnant cheptel (de boeufs, de moutons et de chameaux). Nous nous doutons d'une longue pause, mais nous n'entendons pas nous laisser mener en bateau. Pourtant le faux chauffeur de mon contact de Gao nous a prévenus et personnellement, j'ai encore sa vérité toujours présente à l'esprit. ?Tu sais, jeune frère, le Sahara est le lieu où tu ne pourras échapper à rien si tu tombes sur un malhonnête. Quelqu'un peut accepter de te prendre gratuitement pour aller te dévaliser dans le Sahara. Tu ne pourras rien contre ça?. N'empêche, quand Chérif nous informe que nous ferons une pause d'une semaine parce que son oncle a femme et enfants ainsi que du bétail ici, je proteste plus que mon compatriote disant qu'on devrait être à Tam depuis. Nous venons de commettre l'irréparable, déjà que nous étions attendus au coin du bois. Le camion est garé à côté du campement. Furieux, le vieil homme ordonne au chauffeur de l'éloigner à une centaine de mètres où nous devrons aller prendre notre mal en patience.

Nous voilà tout seuls avec que nos yeux pour pleurer. Pendant cette semaine, nous avons pleuré jusqu'à plus soif. Il n'est pas question ici de me faire passer pour un brave garçon. Je raconte ce périple pour mes enfants auxquels je ne saurais mentir. De jour comme de nuit, nous pleurons à chaudes larmes de nous voir dans cette situation, surtout moi.

Que j'ai vraiment été malheureux dans cette affaire! C'est des préadolescents - 10 à 12 ans par là- qui nous apportent à manger, deux fois par jour, le déjeuner et le dîner dans une cuvette cabossée qu'ils posent toujours à dix mètres de nous et repartent en courant. On dirait quelqu'un qui apporte à manger à des fauves. Nous pleurons de nous voir traiter comme des chiens. Avec le recul, j'en ai plus mal pour moi que sur le moment. Pourquoi tant de haine ? Qu'avions nous fait de si mal aux Touaregs sinon que leur reprocher le non respect de leur parole ? La faim nous contraint à fouler notre dignité au pied, nous prenons la cuvette et mangeons. Toujours du sorgho, fade comme tout, nous nous bourrons le ventre, sans plus. Après nous posons la cuvette à l'endroit où nous l'avons prise. La sensation de faim ne nous quitte pas. Dans nos sacs, nous avons des baguettes de pain rassis achetées à Gao avec quelques boîtes de sardines. Mais, nous n'osons y toucher, nous les épargnons au cas où nous nous retrouverons privés de manger. Tout est possible dans cette galère. Je me demande même si je ne suis pas plus en danger que nos anciens enchaînés dans les cales des bateaux dans leur croisière vers les Amériques. N'oubliez pas que c'est pour la France que je passe par toutes ces misères, moi.

Cette France même dont mon père était citoyenet dont il a perdu sa nationalité quelques années avant ma naissance avec l'indépendance. Sans la duperie de nos Gros Trompeurs, je serais né français, citoyen d'un département d'outre mer. Je n'aurais jamais connu ce que je vis en ce moment. Hélas pour moi, les GT ont lancé le peuple contre les colons français, comme quoi que ces derniers n'étaient chez nous que pour leurs propres intérêts, que jamais ils ne porteront notre patrie dans leur coeur. Le peuple les a suivis. Acculés, les Blancs nous ont donné notre Indépendance. Nos GT avaient promis le paradis à nos parents et nous y sommes. La galère, partout en Afrique indépendante. Et quand je vois nos frères des Iles Comores prendre des risques pour aller à Mayotte, ce pays taxé de traître, d'indigne, pour avoir refusé de quitter le giron français, je me demande bien ce qu'en pensent les dirigeants et intellectuels africains? En tout cas, ce n'est pas ce qu'il nous faut pour construire notre respectabilité. Aujourd'hui, pour accoucher dans de bonnes conditions et avoir un enfant français, les Comoriennes n'attendent que le premier bateau de fortune pour prendre le large au péril de leur vie. Certes être indépendant, c'est retrouver sa dignité, mais où se trouve notre dignité dans cette affaire? Qu'on me le dise.
J'envie les Guadeloupéens, Martiniquais et autres pour avoir préféré rester dans l'Enfer des français. Ils l'ont échappé belle, le Paradis des GT, c'est l'Enfer de l'Enfer. L'Enfer des français est aujourd'hui celui que les fils d'Afrique visent par tout moyen. J'en suis un exemple vivant dans ce Sahara où ma vie dépend, oh moi l'indépendant !, de l'humeur des touaregs, des gens si misérables dans le "Sable".

Nous reprenons le voyage après une semaine jour pour jour. Au moment de partir, nous demandons à Chérif quand est ce que nous arriverons à la frontière malienne. Il ne se contente pas de ne pas nous répondre, il détourne son regard. Nous sommes mal. Jusqu'ici, il était le seul à nous adresser la parole, donc la seule voix susceptible de voler à notre secours. Le chauffeur ne nous calcule plus, comme on dit. Lors de la longue pause, il venait faire des travaux sur le camion ignorant complètement notre présence. Une fois Siriki voulait lui prêtait main forte, il l'a envoyé paître en touareg. Quant au vieux, lui, nous regarde avec de gros yeux depuis le début, comme s'il s'attendait à nos réactions. Avec le courtaud nous demeurons à couteaux tirés, sans relâche. Priez toujours pour nous.

Deux jours plus tard, nous gagnons un ancien campement peu avant midi. Il n'y a que des ruines. Tout à côté se trouve une vieille tombe délimitée par de grosses pierres. Le vieux sacrifie un mouton ramené de chez lui. Après quoi, il va lire longuement son coran sur la tombe. Pendant ce temps, les autres dépècent le mouton. Au déjeuner nous mangeons abondamment de la viande braisée sur leur barbecue rudimentaire. La dernière fois que nous mangeons avec les Touaregs.

Le lendemain, tout se gâte entre nous. Nous portons de plus belle notre masque de mécontents. Sitôt le petit déjeuner terminé- le thé qu'ils boivent-, de nouvelles règles nous sont énoncées par Chérif et elles s'appliqueront jusqu'à Tamanrasset, il a précisé. Cela ne nous tourmente guère, heureux d'avoir entendu dire que nous ne serons pas débarqués en plein Sahara. Nous reprenons espoir.

Désormais, ils nous servent à part. Nous n'avons que le pain du désert arrosé de sauce, même pas une fibre de viande. Comble de misère, nous n'avons droit à l'eau fraîche de l'outre qu'aux heures de repas. Entre temps, nous nous contentons de l'eau chaude de nos bidons que nous consommons avec parcimonie ; on ne sait jamais. Laissez-moi vous dire que l'air chaud du Sahara ne fait qu'assécher nos poumons, nous sommes dans une situation terrible. Priez toujours pour nous.

Peut être un peu plus pour moi à cause de mes nuits de plus en plus infernales au fil des jours. C'est autour de la trentaine, au hasard d'une émission télé, que j'ai su que chez certaines personnes, dont je fais malheureusement partie, l'hypothermie, la baisse de la température du corps au coucher, est très forte. Je ne peux me coucher et dormir sans couverture, même sous quarante degrés entre quatre murs. Le froid m'empêcherait de fermer l'oeil. C'est vous dire combien je souffre dans le Sahara ici, où dans la nuit, le mercure flirte avec zéro degré. Je n'ai que deux couvertures en coton lesquelles deviennent comme détrempées. Je ne m'en sers pas. Je souffre. Je préférerais tuer directement mon pire ennemi que de le soumettre à ma condition. Siriki arrive à roupiller enveloppé dans sa seule couverture en coton grâce au feu du tronc d'arbre qu'allument les touaregs tous les soirs. Ces derniers ont des couvertures en laine, équipements adéquats. Ils pioncent les poings fermés, eux. Moi, je grelotte jusqu'au petit matin, les mains tendues au dessus du feu. Je rattrape toujours mes nuits dans la carrosserie pendant que le véhicule roule.

Un soir, j'ai voulu goûter au plaisir de dormir jusqu'au petit matin. Je n'en pouvais plus de voir les autres ronfler tandis que je ne faisais que contempler le spectacle des étoiles filantes. Dieu sait s'il y en a dans le désert que partout ailleurs. J'en avais peur. Chez nous, sans doute parce que c'est très rare, sinon jamais survenu, les gens disent que si vous en voyez sept dans la même nuit, vous mourrez dans le mois en cours. Tout ceci m'amenait à croire que j'allais mourir avant d'avoir vu l'autre rive du Sahara. Ce soir donc, j'ai creusé un trou dans le sable. Je m'y suis allongé. J'avais ma couverture sur moi. A ma demande, Siriki m'a recouvert de sable. Il m'en a mis une fine couche pour ne pas que je meurs dans mon sommeil étant donné que les pores ont besoin de respirer. J'étais bien pour une fois dans le Sahara. Mais j'y ai renoncé de peur de ne pas me réveiller, mort d'étouffement. Ça m'a fait mal au cœur pour une fois que j'avais l'occasion de m'endormir comme un loire.

Nous sommes au 20e jour et ce matin, j'ai levé les yeux sur les quatre points cardinaux. Le Sahara est impressionnant. C'est beau, cette étendue de sable avec de belles dunes, mais très effrayant quand vous y êtes comme je le suis. Partout, le ciel s'étend à l'infini. Partout, il se referme sur moi. Je me sens pris dans quelque chose depuis près de trois semaines, mais je ne sais quoi. Un cercueil, voilà, ce que je n'ose pas dire. Depuis, nous n'avons rencontré aucun véhicule. Nous ne voyons que quelques arbustes ici et là. Les dunes de sable me fascinent en même temps qu'elles me font très peur, à l'idée qu'elles me recouvriraient si je venais à mourir ici, abandonné par les Touaregs.

Ce 20e jour sent le roussi. Nous n'avons pas eu droit au déjeuner. Nos compagnons se sont mis loin du Berliet, sous un arbuste, pour cuisiner et manger. Et quand ils sont revenus, avant que nous ne reprenions la route, ils ont donné un peu d'eau fraîche de l'outre aux chèvres dans la carrosserie pour nous faire plus mal, sans doute. Sans vouloir donner un sens à tous leurs faits et gestes, ils ont déjeuné une heure plus tôt, autour de douze heures ; d'habitude c'est autour de treize heures. Je ne cesserais de me demander pourquoi tant d'animosité de la part des pères de familles. L'homme doit toujours voir ses rejetons à travers ceux des autres, quelle que soit leur couleur de peau ou leur religion. Cela dit, nous les avons sans doute gravement vexés ; peut être que dans leur culture il ne faut pas faire la tête pour exprimer son mécontentement. Je ne comprends pas. Ce qui est sûr par contre, quelque chose de plus grave se prépare contre nous, mais nous ne savons pas quoi. Le plus dur pour nous reste d''être largués là, dans cette mer de sable.

J'oubliais: il faut que je vous raconte un peu notre changement de camion à Kidal. Je sais, vous avez hâte de savoir la suite de l'histoire, mais ne vous en faites pas, elle n'est pas réjouissante, les Touaregs nous larguerons, sans ciller. Nous avons allongé chacun 3000 F aux Touaregs en complément de nos transports. Trop compliqué à expliquer cette histoire dans le détail. Sachez seulement que c'est lors la transaction qui a lieu entre Soumaïla, le chauffeur, et les Touaregs que nous avons su que Bouréma, notre hôte-forcé nous avait doublés à Gao. Il nous a pris 20000F alors qu'au nom de leur amitié, le propriétaire du camion n'a demandé que 15000F. Bref, voilà comment je me retrouve avec seulement 500Fcfa (moins de 77 centimes d'euros) en poche, cinq pièces de 100F. Je crèverais pauvre ici comme un rat du désert.

Il était presque treize heures, quand ça a commencé. Je dormais. Bien que le ventre vide, j'avais finalement été vaincu par le sommeil, n'ayant pas dormi dans la matinée de ce 20e jour tellement tout bouillonnait en moi. J'ai été réveillé par les bêlements des chèvres qui se démenaient comme pour se sauver. Un peu comme les animaux peu avant un Tsunami.
Nous sommes quelque part dans le Sahara, le véhicule est à l'arrêt, moteur tournant. J'ai les yeux encore pleins de sommeil. Que se passe t-il ? Je n'ai pas besoin d'interroger mon compagnon d'infortune. A travers les lamelles de la carrosserie, je comprends tout en voyant le vieux bêler, lui aussi, à tue-tête debout dans le sable. Et ça me ?désaoule? aussitôt, comme par enchantement, plus un grain de sommeil dans mes yeux. Ça y est, plus de doute, c'est la fin du voyage pour mon compatriote et moi. Le vieux vocifère des mots à l'adresse de Chérif en balançant ses bras, mais ce dernier lui réplique qu'il ne peut pas lui obéir. Vous savez, il n'y a pas besoin de comprendre une langue pour piger ce qu'il se dit en pareille circonstance. Chaque fois que son neveu lui répond, le vieil homme trépigne de plus belle dans le sable, fou de rage.

Finalement, il a recours au courtaud et celui-ci ne l'entend que d'une oreille, comme on dit chez nous pour une mission dont vous n'attendez que la première consonne de l'ordre. L'heure de se venger sur nous a sonné pour lui. Il n'en attendait tant.
Sans demander son reste, il bondit sur Siriki. Je les vois lutter et je fonce dans le fond du camion. Les chèvres me huent, leurs museaux presque collés à mon pantalon. Aujourd'hui, je me demande toujours pourquoi j'ai cru sauver ma peau ainsi. Que pouvais je faire acculé au fond de ce camion? En plus avec des chèvres prêtes à me croquer les jambes ! Au bout de deux bonnes minutes, Courtaud réussit à prendre mon compagnon de malheur par la taille et le fait tomber lourdement sur le plancher. Aussitôt, il se saisit de ses pieds et le traîne vers la sortie. Le pauvre est sur le dos, le soleil plein les yeux. Il ne cesse de les supplier de le laisser descendre dignement. Ne vous en faites pas, ils ne comprennent rien à son charabia. Le vieux qui attend au cul du camion prend le relais et d'un coup sec le balance dans le sable. Le fils du pauvre tombe en criant.

C'est maintenant mon tour de subir la vengeance du courtaud. En guise de transition, il se saisit furieusement de nos sacs qu'il balance par dessus bord, avant de me faire signe de l'index comme pour me dire de descendre avant qu'il ne me montre sa tigritude. Je refuse. Il me bondit dessus et m'attrape par le bras. J'ai échappé à la hyène à Boré, me voilà entre les griffes d'un tigre. Pauvre de moi. Comme la vie est parfois très cruelle avec les enfants des pauvres! Je réussis à me dégager et me laisse tomber sur le plancher. Je suis mal inspiré. Le tigre me roue de coups de pieds si bien que je me lève et cours vers la sortie. Là, comme ce n'est pas à moi qu'on dira qu'il ferait un bon champion de boxe Thaï, et plaf, je m'envole comme un gardien de but. Bernard Lama m'aurait vu qu'il m'aurait jalousé. S'il ne s'était dégagé à temps, moins un, j'aurais volé dans le boubou du vieil homme.

Me voilà couché à plat ventre. Le soleil brille si fort que les grains de sable scintillent comme des diamants. L'air chaud me fouette le visage. En une fraction de seconde ma vie défile sous mes yeux. Une existence qui ne valait pas la peine d'être vécue. Avec un père très pauvre, une mère décédée dans mon enfance, voilà ce que le sort me réserve. Et pan, et pan, je reçois deux bons coups de pieds dans le bas du dos. Je crie et me retourne, c'est le vieux qui m'en veut d'avoir failli lui rentrer dedans. Après trente-six chandelles, je vois mon compagnon d'infortune ramasser nos sacs. Le bruit du Berliet s'éloigne. Siriki vient se placer devant moi et me sourit jusqu'aux oreilles. Il s'est résigné à la mort, lui, je me dis.
?Lève toi mon frère, on est sauvés?
Trop heureux, je plonge ma tête dans le sable, sans même savoir comment on sera sauvés, mais je lui fais confiance, il ne parle jamais pour rien.
?Mon frère, lève toi et allons-y »
Je me relève tout doucement comme pour m'éviter une attaque à la vue de la voiture avec chauffeur, qui nous attendent. Siriki est plein de sable, dans ses cheveux surtout.
?Regarde là bas? il me dit, le doigt pointé.

Je regarde. Je vois le camion au loin devenu comme une voiture. Je n'ai pas réalisé tout de suite qu'à deux cents mètres sur ma gauche se dresse un village. C'est Abalessa, la première localité algérienne que j'ai sur ma carte.
?Tu as raison, mon frère, on est sauvés. Dieu merci qu'on ne soit plus dans le camion de ces gens sans coeur. Nous ne sommes plus en danger et c'est tant mieux?.
De joie, je saute au cou de Siriki et nous nous laissons tomber dans le sable. Nous sommes si heureux de ?retrouver? ce monde que nous en oublions d'avoir franchi la frontière illégalement et qu'une patrouille de police ou de gendarmerie peut surgir à tout moment. Bon, nous venons de renaître, les bébés n'ont pas conscience du danger.

Je penserais toujours à ces deux jeunes enfants, témoins oculaires de notre largage. C'est Siriki qui les a vus juste après son débarquement. La fillette, la plus âgée, avait dans les douze ans, tout au plus; son frère, deux ou trois ans de moins. Ils ont tout vu me dit Siriki pendant que nous marchons dans leur direction. Ils sont à quelque cent cinquante mètres du village, prêts à fendre l'air. Quand leurs images me reviennent, je me dis qu'ils évoqueront notre mésaventure chaque fois qu'ils entendront parler de la traversée du désert par les jeunes subsahariens. J'ai toujours brûlé d'envie de les revoir pour leur demander ce qu'ils ont ressenti au moment des faits. Je ne les reverrais sans doute jamais. Dommage.

Quand nous arrivons presque à côté d'eux, ils détalent à toutes jambes. Ils ont raison; à leur âge, moi aussi je croyais que notre mésaventure n'arrivait qu'aux mauvaises gens. Une vengeance de Dieu pour consoler leurs victimes.

Comme nous passons devant leur maison, un vieil homme en sort avec un gros pain de campagne et quelques dattes fraîches qu'il nous donne avant de nous appliquer une tape d'encouragement dans le dos. Les enfants lui ont sûrement tout raconté dans le moindre détail. Pauvre de nous.

La Providence nous conduit à l'autre bout du village. Là, il y a une fontaine en face d'un restaurant fermé. Nous nous lavons. Et lavons nos vêtements. Pendant que ceux-ci sèchent, nous mangeons le pain de campagne avec nos sardines achetées à Gao. Quand vous prenez une bonne douche après trois semaines de transpiration et de poussière, c'est l'extase. J'ai même l'impression, qu'il faudrait le faire de temps en temps pour savoir que la vie est belle avec si peu de chose. Nous ne mangeons pas les dattes, trop sucrées. Nous les déposons dans un coin pour les oiseaux ou un plus pauvre que nous qui passerait par là. Il y a deux bonnes heures déjà que les Touaregs nous ?précipitaient?. Maintenant, nous sommes conscients de notre état de clandestins. Mais où nous cacher dans ce petit village que nous ne connaissons pas?

Le restaurant ouvre autour de seize heures. L'idée d'y aller manger quelque chose me vient à l'esprit, histoire de nous abriter et demander comment faire pour gagner Tamanrasset. Sur ma carte, Tamanrasset se trouve à une centaine de kilomètres environ. Mais je n'ai plus d'argent. J'ai dû perdre mes cinq pièces de cent francs lorsque je tombais dans le sable après m'être envolé à la Lama. Il faut que je mente à mon compagnon disant que j'ai perdu tous mes sous dans la bagarre et que j'avais encore 40000F. C'est tout à mon honneur d'avoir fait tout ce chemin avec peu d'argent, mais je tiens à ce que mon compagnon ne sache pas que je voyage sans grands moyens. Je n'aime pas passer pour un pauvre, j'ai déjà donné. J'allais me lever et me fouiller tout en hurlant d'avoir tout perdu, quand un Noir sorti du restaurant arrive vers nous. A une dizaine de mètres, le voilà qui nous demande de rassembler nos affaires vite et de le suivre dans le restaurant. Il y travaille depuis près d'un an.

C'est un malien, victime du même sort que nous. Il nous fait savoir que nous avons de la chance que les gendarmes du bled ne soient pas passés par là. Ils nous auraient jetés au Mali. Avec d'autres aventuriers, lui partait, à bord d'un Pick up, pour Tripoli. Soi-disant. Ils avaient payé de fortes sommes d'argent à un passeur à Gao. Cet homme avait promis les déposer à Tripoli devant le palais du Colonel Kadhafi. Ils avaient cru être les seuls émigrants qui voyageaient sous la protection des dieux de l'aventure. Tout se passait bien. Ils ont contourné la police algérienne et filait tout droit vers Tamanrasset où ils allaient observer deux jours de pause avant de remettre le cap sur la Libye. Et, voilà que leurs pistolets à angle droit, le passeur et son chauffeur les a contraints à descendre à 9 km d'ici. En plein désert. Certains - ceux qui avaient encore un peu d'argent et un fond de chance- ont continué sur Tam, d'autres tombés dans les filets de la gendarmerie ont été refoulés.

Nous voilà hors de danger entre quatre murs après vingt et une nuits à la belle étoile : une avant Kidal, une à Kidal et dix neuf dans le Sahara. Sans compter le séjour de Gao sous l'arbuste.

Au dîner, notre protecteur nous sert à chacun un bon plat de riz arrosé de sauce tomate que nous mangeons avec appétit. Ça faisait un bail aussi que la bonne bouffe nous manquait. Le pain du désert des Touaregs, fait de pâte de semoule cuite dans le sable chauffée avec des braises, m'a tellement constipé que j'ai l'impression que de la poussière sort de ma bouche quand je parle. C'est vrai en plus et je toussote même. Que je suis impayable, moi.

Comme quoi quand le ventre est plein la tête chante. Nous nous demandons à présent où nous passerons la nuit. Sans doute dans cette salle quand l'établissement fermera. Nous déplacerons quelques tables et quelques chaises et nous nous étendrons là, au chaud. Elle est pas belle la vie ! Je ronflerais comme un vieux moteur, mieux que celui du Berliet. Je n'attends que le moment de me coucher. Aujourd'hui encore, je me demande si j'aurais pu inventer toutes les péripéties de ce périple. J'en ai vu des vertes et des pas mûres.

Le restaurant ferme en fin de soirée. Hélas, le Malien nous fait sortir par une porte dérobée et après quelques pas, il nous montre là où nous passerons la nuit, une maisonnette abandonnée, occupée par des chèvres. Certaines nuits, couché dans mon lit, quand l'image de cet abri me revient, la vie me dégoûte. Aussi, depuis lors, chaque fois que je m'allonge sur un lit, je dis « Dieu merci » ; c'est devenu une seconde nature chez moi. Pour en revenir à nos chèvres, les psys ont raison de dire que celui qui a subi des mauvais traitements les inflige tôt ou tard à d'autres. Je leur tire mon chapeau d'avoir si bien compris l'homme. Sans demander notre reste, nous délogeons les pauvres bêtes à coups de pied. Celles qui ont essayé de résister raconteront cette nuit même à leurs arrières petits enfants. Dans l'obscurité, nos pieds partaient sans retenue et sans pitié. Je me suis vengé à fond, leurs cousins m'ayant hué dans le camion. La nuit a été bonne malgré les fortes odeurs de crottes et de pipi. J'ai un peu dormi quoique un peu malmené par le froid; j'ai eu moins froid que dans le désert, évidemment

Le Malien est très sympa. Il est clair qu'il ne peut pas se permettre d'héberger des gens sur son lieu de travail. Vous n'allez pas loger des individus ramassés dans la rue dans votre bureau, si sympas soyez vous. J'ai compris que lui même crèche dans le restaurant, peut être avec d'autres collègues. Peu avant huit heures, il vient nous chercher pour le petit-déjeuner. Nous sommes réveillés depuis une bonne heure. Nous regardons les chèvres qui s'impatientent de nous voir partir pour rentrer rattraper leur nuit agitée. Nous sortons et elles détalent. Je les comprends avec ce qu'elles ont pris hier soir. Que croyez-vous que je ferais si je voyais Courtaud venir ? Bien sûr, que je soulèverais de la poussière. Ah, les pauvres chèvres ! Je suis sûr que si elles parlaient, elles nous demanderaient si nous reviendrons cette nuit pour se trouver une solution de rechange. C'est clair qu'avec l'effet d'apprentissage, elles ne survivraient pas à un deuxième délogement. N'importe quoi moi. Il est vraiment sympa le Malien, disais-je. Nous avons droit chacun à un grand bol de café au lait et des tartines. Nous mangeons bien, mais avec le cœur à la poursuite de notre voyage. A la fin du repas, notre bienfaiteur nous indique là où aller attendre un probable véhicule en partance pour Tam. C'est à une trentaine de mètres.

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je crois que les chèvres ne sont pas encore tirées d'affaire.
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Posté le dimanche 11 décembre 2005 à 07:20 Modifié le mercredi 17 mai 2006 à 17:11C'est à Tam que j'ai compris qu'il faut prendre ses études à coeur, c'est tellement plus facileCeci est un brouillon que je corrige quand j'ai le temps. Vos suggestions pour l'ameliorer sont les bienvenues. Merci


TAMANRASSET (Algérie)

C'est ici que le mot désillusion a pris tout son sens dans ma vie. J'ai eu l'impression que l'expression était sortie du dictionnaire pour n'appartenir qu'à moi tout seul. J'ai été bien malheureux. Mais aussi c'est dans cette situation que j'ai su rebondir tout en maintenant le cap, sans jamais dévier malgré les difficultés, contrairement à pas mal d'émigrants qui s'étaient laissés aller à la drogue, à l'alcool et bien d'autres choses néfastes.

Tout a commencé en arrivant à Tchad place, un endroit célèbre de Tamanrasset qui ne sortirait jamais de ma mémoire. C'était dans le même bloc que le commissariat de police, à l'angle d'une rue poussiéreuse, bordée par de grands arbres de part et d'autre. Laquelle rue finissait à une autre, bitumée celle là, qui lui donnait une forme de T. Tous les jours que Dieu faisait, les aventuriers se retrouvaient là pour attendre les employeurs pour des boulots de déchargement de camions, d'aide maçon à la journée, de plonge, de lessive, de repassage et j'en passe et des meilleurs. Peu importait notre situation administrative, tout le monde avait recours à nous, des mains d'oeuvre bon marché, taillable et corvéable à merci. Même la police.

Tamanrasset était la plus grande ville du sud de l'Algérie, située non loin du Mali et du Niger, les deux Etats voisins. Jusqu'ici je ne connaissais l'Algérie qu'à travers les livres d'histoire et les dires de mon entourage, je n'en avais jamais vue d'image, ni de photo. Les Blancs l'avaient construite à l'image de la France sans même se douter qu'ils en partiraient un jour, avais-je entendu dire plus d'une fois. Je voyais donc les petites villes de ce pays comme les stations de sky autrichiennes sur les cartes postales. En plus du fait que Tam soit à côté de la Libye, je m'imaginais cette ville en technicolors. Mais qu'elle n'a pas été ma surprise de voir cette préfecture à l'image des villes africaines !

Le choc a été trop violent. Nous avons été déposés à Tahaggart, le quartier des pauvres, là où vivaient pour la plupart les Touaregs maliens contraints de fuir la dure vie du Sahara, présence illégale sur laquelle les autorités algériennes fermaient les yeux par pitié. Tahaggart n'était fait que de maisons sommaires. Il n'y avait pas de route, pas d'électricité, pas d'eau courante. Dès lors, mon compagnon et moi avions eu des doutes sur la Libye, elle ne serait pas le paradis dont on a cru.

Je me revois à Tchad place pour la première fois et j'ai encore de la peine pour moi. Nos congénères émigrants, près d'une soixantaine, étaient assis en tailleur dans la poussière à même le sol par petits groupes de part et d'autre de la rue. Ça m'a été insoutenable. J'ai ressenti ça, comme si on venait de m'annoncer ma séropositivité et peu après je voyais des malades en phase terminale, l'état que je connaîtrais tôt ou tard. Ah, la vie ! Les émigrants nous souriaient, d'un sourire forcé, mais leurs visages ne pouvaient cacher leur déception malgré tous leurs efforts. La vie venait de me lâcher pour de bon. Je n'allais avoir que cette situation pour m'en sortir, sans aucune échappatoire ; faute d'argent, je ne pouvais même pas rebrousser chemin.

J'étais comme un poulet qui a picoré grain après grain jusqu'ici et qui ne s'est rendu compte du traquenard qu'une fois qu'on lui a fermé la porte de la basse-cour. Les aventuriers nous ont tout dit, sans ciller. En Libye, non seulement il n'y avait plus de boulot, mais en plus les étrangers devenaient les souffre-douleur des sujets de Kadhafi. Vous avez affaire à un libyen, il vous gifle et gare à vous si la police n'est pas loin. Sinon, si le citoyen dit que c'est vous qui l'avez giflé, on vous embarque et vous risquez le rapatriement. D'aucuns ont soutenu que c'était si encore vous aviez de la chance, sans quoi vous vous retrouviez dans un camp militaire pour faire partie des mercenaires que prépare le guide de la révolution libyenne pour ne mettre que des musulmans à la tête des pays du sud du Sahara. J'ai écouté tous ces propos l'estomac noué. De temps à autre, je levais les yeux au ciel pour retenir mes larmes. Tout mon rêve venait de s'évanouir après toutes ces peines.

Trop sonnés, mon compagnon et moi avons fini par fondre en larmes. Du classique, durant mon séjour, j'en verrais tous les jours débarquer en larmes. Nous voyant alors chialer, les gens ont fait appel à deux « doyens », nos aînés quadragénaires. Quelques uns étaient des anciens résidents en France rentrés au pays pour des affaires qui ont mal tourné. Comme toujours du reste. Ils se débrouillaient pour retourner au « bercail ». On a beau dire aux frères que la retraite en France est plus sûre que de fantasmer sur les revenus d'un business sans lendemain au Bled, ils ne comprennent pas. Je parle toujours de nos doyens. Ils faisaient office de psychologues. Pour employer l'expression consacrée, ils « systemaient » les nouveaux arrivants déçus. Les deux psys nous ont parlé de leur passé et de leur situation actuelle. Ils nous ont demandé de nous accrocher, que la vie d'un homme est ainsi faite, de moments de joie et de tristesse. Ils nous ont demandé de rebondir dans la difficulté sinon tout serait perdu. Et patati et patata. Disons que nous nous sommes résignés à notre sort. Que faire sinon que comme tous les autres émigrants? Quoi que nous décidions, nous devrions travailler à Tchad comme les autres, même pour repartir au pays.

Il est vrai que quand vous n'avez jamais quitté votre pays, vous ne savez vraiment rien de la vie. Je croyais dur comme fer qu'une fois ici, je m'en irais en roue libre chez Kadhafi ne voyant pas la police algérienne faire des misères à un coreligionnaire, si jeune et Black, venu de si loin; je suis musulman comme la quasi-totalité de la population algérienne. J'étais persuadé que si on m'arrêtait et qu'à l'heure de la prière, en m'entendant réciter impeccablement les versets du Coran, la police me relâcherait, les poches bourrées de billets de banque laissés au frère musulman. Que non. La politique d'immigration n'a que faire de la religion ; deux choses différentes; même l'Imam de la Mecque pourrait toujours déclamer son titre, c'est les deux pieds décollés du sol qu'il sera conduit dans l'avion qui l'emportera chez lui. J'exagère peut être, au risque de me voir coller une Fatwa. Trêve de plaisanterie.

Le voyage sur la Libye dénotait tout simplement la difficulté de la traversée de ce monde par nous les fils de pauvres d'Afrique. Et, je comprends pourquoi la plupart des gens qui jettent leur dévolu sur le Paradis sont des pauvres. Tout se faisait clandestinement au risque de nos vies, pour gagner le pays de Kadhafi. Contrairement à mon compagnon et pas mal d'autres émigrants, j'y ai renoncé en arrivant. Ayant compris qu'il n'y avait pas de travail, pourquoi aurais-je pris d'autres risques encore pour ce pays? Les candidats au départ, se groupaient, dix personnes maximum et payaient les services d'un guide qui se recrutait parmi les Touaregs maliens de Tahaggart. Celui-ci louait un camion pour Djanet, ville située, si je ne m'abuse, à près d'un demi millier de kilomètres au sud-est, du côté de la frontière lybienne. Le voyage commençait véritablement à partir de là bas, la marche de trois jours à travers le désert jusqu'à Sabha, la première localité Libyenne. Il ne fallait rien prendre sur soi, à part des nécessaires de survie, notamment une bonne couverture en laine et un bidon d'eau. Il y avait souvent des morts, d'épuisement ou de maladie. D'autres lâchaient leur dernier soupir à l'arrivée, tellement épuisés. Je me rappelle que plein d'histoires revenaient. Comme celle de deux frères dont l'aîné aurait laissé sa provision d'eau et son argent au frangin avant de mourir d'une migraine. Qu'est ce que j'ai encore été plus malheureux en entendant tout cela !

Peu après, mon compagnon et moi n'avions pas eu de mal à trouver un toit sur nos têtes. Les doyens nous ont montré un compatriote du nom de Sékou, un homonyme, qui nous a conduits chez lui, heureux de voir des « parents » fraîchement réchappés du Sahara. Sa voix claque encore sur mes tympans. Lorsque nous sommes arrivés chez lui, tout gêné, il nous a dit « voici notre ghetal ». Un vrai ghetto, comme toutes les planques des émigrants de Tam. Nous vivions à Tahaggart, dans ce quartier habité par les Touaregs maliens, dont nous étions les locataires, du reste. Le ghettal, se composait d'une grande pièce de douze mètres de long pour trois de large, au sol non cimenté et ses murs, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, n'étaient pas crépis. Nous avions une courette emmurée à hauteur d'homme aussi longue que la maison mais large de quelque trois mètres seulement.

Nous vivions dans le dénuement total. Nous ne disposions ni de toilettes, ni de douche. Mais la nature faisant bien les choses, une ruelle nous séparait d'une colline au sommet de laquelle nous accomplissions nos besoins. J'ai eu mal d'avoir à vivre dans ces conditions des mois. Quand nous devenions insupportablement sales, nous nous lavions au pied de la colline à la faveur de l'obscurité ; et c'était rare à cause du froid de ce mois de décembre, dont les premiers frimas étaient, pour nous qui n'avions connu jusqu'ici que l'harmattan, la froidure qui nous mordillait la peau. Le premier soir, j'ai pleuré jusqu'au petit matin. Dans un angle de la courette, nous avions notre foyer pour faire nos repas. C'est là que nous nous réchauffions le soir pendant la cuisson du dîner. Nous avions pour tout équipement de couchage des cartons ramassés aux abords du marché. Obligé de faire avec, j'ai fait avec. La maisonnée se composait de quatre ivoiriens, sept Maliens et un Guinéen. Notre loyer se payait à la semaine, mais il se trouvait si insignifiant que mon homonyme réglait nos parts- celle de mon compagnon et la mienne.

Dès le lendemain de mon arrivée, sans récupérer de ma villégiature dans le Sahara, je me suis mis au travail, avec acharnement, à Tchad place, comme tous les autres. Auparavant, j'étais incapable de porter un sac de vingt kilos sur dix mètres. Mais là, je portais des sacs de cinquante kilos, je déchargeais des camions de ciment, je cassais des murs et portais des seaux de gravats etc. Quand j'étais enfant, dans ma ville, il y avait des Maliens qui vivaient de petits boulots comme je le faisais. Ironie du sort, is attendaient eux aussi les employeurs sous un grand arbre, non loin du marché. Je ne pensais pas me retrouver à leur place un jour: ils vivaient dans des taudis, ne s'habillaient que de haillons et se contentaient de manger les restes des gens. Tout ceci pour dire que les plus jeunes portaient des amulettes et nous disions qu'ils en tiraient leur force. Pas du tout. Ils n'avaient pas le choix comme moi dans ma situation actuelle.

Les Français sont des paresseux. Je l'entends dire dans le milieu immigré, tout le temps. Les gens ne comprennent pas que des jeunes gens, sans aucun problème de papier, fassent la manche dans les transports en communs à longueur de journée. « ... j'ai moins de 26 ans, pas encore droit au RMI, une petite pièce ou un ticket resto me permettront de ne pas crever la dalle». On a droit à un chassé-croisé dans les rames. Ça n'arrête pas. Il arrive que deux quemandeurs entonnent leur speech en même temps : ils sont montés ensemble et ne se sont pas vus. Agacé, l'un abandonne et attend pour changer de voiture. Ça peut tuer mes frères africains, surtout les clandestins. Ces derniers arrivent toujours à travailler malgré tout. Moi je comprends pourtant les « creveurs de dalle ». Ils sont tout sauf des paresseux. Balancez les à Londres et vous les verrez. Quand on est dans son pays, on ne peut faire certains boulots qu'à son corps défendant. Chez nous en Côte d'Ivoire, les gens qui débarquent du désert nous traitent de fainéants. Dans leur esprit, si un peuple contient le plus de jeunes qui ne veulent rien faire, c'est bien le peuple ivoirien. Une fois débarqués, les sahéliens ne se posent pas de question, ils font toutes sortes de travail, manœuvres dans les plantations, balayeurs, boys, gardiens etc. Et l'Ivoirien, titulaire du BTS comptabilité, qui a refusé d'occuper un emploi d'aide comptable, trop dévalorisant, et qui part pour la France, se retrouve, à son grand regret, à faire le maître chien dans un entrepôt perdu ouvert à toutes sortes de courants d'air. Vous verrez son chien ! Je me demande d'où ils les sortent ces toutous gros comme des veaux, aux yeux injectés de sang. A se demander si ce n'est pas le chien le vrai maître.

A Tchad place, notre travail commençait avant la lettre. Nous guerroyions à longueur de journée. Celui qui ne déployait pas assez de force en jouant des coudes ne trouvait rien à faire. Dans ce chacun pour soi, même à son propre père, l'émigrant n'aurait pas fait de cadeau. Pour tout dire, le nom de la place venait du fait qu'à l'époque la guerre battait son plein au Tchad, du côté de Faya Largeot. Aujourd'hui encore, j'en suis sûr, les employeurs qui venaient, à pied ou véhiculés, se souviennent encore de nous. Dès qu'un arabe adulte se dirigeait vers la place, nous courions à sa rencontre. Ah, le pauvre. Imaginez-vous au milieu d'une cinquantaine de jeunes gens, parfois bien plus, qui vous braillent dans les oreilles hurlant chacun qu'il a la tête de l'emploi sans même savoir de quel emploi il s'agit. Et ce dans un français approximatif, la plupart n'ayant pas fait d'études: ?Sef, ce moi le promier qui a vu toi veni, moi ce trawayé bien?. Tiraillé dans tous les sens, le pauvre perdait le sourire vite fait. Il avait beau se débattre, il se trouvait au fond de la nasse. La plupart s'en sortaient avec le boubou froissé et sali, les poches déchirées, en plus pour quelques uns.


Parfois c'était cocasse tellement on terrorisait les gens. De peur, certaines personnes frétillaient leur index de loin pour dire qu'elles ne faisaient que passer. On donnait alors notre accord et elles passaient indemnes. C'est nous, clandestins, qui faisions la loi sur ce bout de territoire de la ville. On y régnait en maîtres absolus, enfin jusqu'à la vue de la police ; j'ai failli dire l'autre force belligérante.

Un jour un monsieur, au visage barré par une moustache bien fournie, est venu garer sa Benne Marelles en plein Tchad. En deux temps trois mouvements, nous avions envahi sa carrosserie à péter ses pneus. Il a beau crier qu'il n'avait besoin de personne, nous hurlions à tue-tête. Il a menacé de démarrer sa benne pour nous emmener, c'était notre souhait. L'homme a finalement abandonné son véhicule et s'en est allé solliciter l'intervention de la police, nos ennemis. De temps à autre, pour nous mettre la pression, les flics prenaient quelques aventuriers qu'ils balançaient au Mali. Quand on les voyait passer, chose fréquente, nous demeurions toujours sur nos gardes. Nous jetions un coup d'oeil alentour pour baliser le parcours. Et quand leur véhicule ralentissait à notre hauteur, c'était la débandade. Imaginez tout simplement une bande de lièvres qui viennent d'essuyer un coup de feu et vous nous verriez. Avec le recul, j'en ai mal au coeur pour ma personne. Alors, quand on a vu arriver la voiture des flics, le moustachu à bord, nous nous sommes fondus dans la nature, en direction de nos ghettos, comme toujours. Evidemment. Nous n'allions jamais vers le Tam des gens heureux. Vous imaginez des sans-papiers s'éloigner de la police à Barbès en refluant en masse vers le 16e arrondissement !

Je me souviendrai toujours de mon premier job. Un vieil arabe d'une soixantaine d'années, la barbe longue et blanche, est venu à Tchad en début d'après-midi. Nous n'étions pas nombreux. Il m'a choisi. Il s'agissait de creuser autour d'une canalisation d'eau pétée afin que le plombier puisse la souder. Le tuyau se trouvait à près de cinquante centimètres en profondeur et il me fallait creuser un mètre de sorte à permettre au plombier de le souder sans trop de peine.

Je revois le vieil homme à une dizaine de mètres comme si c'était hier, allongé, sans souci, sur sa chaise longue, les doigts de pied en éventail et les mains croisées sous la nuque. Il croyait avoir affaire à un ouvrier qualifié qui réglerait l'affaire en deux temps trois mouvements. Je transpirais déjà avant d'avoir commencé cette affaire. J'étais dans l'embarras total, la première fois de ma vie de me retrouver avec une pioche entre les mains. « Yala », qu'il m'a dit, l'employeur, le doigt sur sa montre, puis vers le soleil. Et pan, mon premier coup de pioche lui a détaché le dos de son transat d'un bond. La tête entre ses mains, le voilà qui vocifère des choses dans sa langue. Je ne comprenais pas encore un traître mot de l'arabe, mais, manifestement, ce devait être quelque chose comme ? ah, bon sang de bon Dieu, pourquoi m'as-tu fait choisir le mauvais chacal?? Dans la foulée, j'ai envoyé mon deuxième coup de pioche, le coup de trop. L'homme a mis ses mains en coquille sur son visage et m'a tourné le dos pour ne pas être témoin de ma troisième « piochée ». Pauvre de moi, les gens qui passaient dans la rue souriaient et j'avais honte comme tout. Je m'attendais à voir le vieil homme se retourner et m'envoyer un de ces coups de pied au postérieur, qui me ferait voler hors de sa vue. Mais Dieu merci, nous étions dans le même bateau. Au lieu de retourner à Tchad, il a préféré composer avec moi. « Vaut mieux faire avec ce chacal que d'aller me farcir les soudanes» a t-il dû se dire. Dans le Sud de l'Algérie, on appelle les Noirs africains ainsi, certainement en référence à l'empire du Soudan qui regroupait pas mal de pays de l'Afrique de l'Ouest dont le Mali, l'Etat voisin. J'ai creusé jusqu'au coucher du soleil. J'avais les paumes en feu, complètement abîmées.

Ah, le plombier, je ne l'oublierai jamais dans l'histoire ! Le vieux, lui, après m'avoir montré comme piocher, s'en était allé, je ne sais où. Peut être pour s'éviter une attaque. Mon problème s'était le plombier. Il passait de temps en temps avec sa tronche d'enterrement de ne pouvoir accomplir son travail le jour même. Je l'avoue, quand je le voyais s'amener avec son masque, j'avais honte de moi. Si j'avais pu, je me serais caché dans mon trou. « Mais merde alors, travaille en homme jeune homme ! » pestait-il chaque fois avant de s'en aller avec sa tronche.

Avec le recul, mon passé m'étonne, moi-même. Ecrivez votre vie et vous vous découvrirez.

Les choses se passaient bien depuis mon arrivée et je travaillais régulièrement, mais la monnaie algérienne, monnaie locale, constituait un grand handicap. A plus de dix kilomètres au-delà des frontières, elle ne valait plus rien, sinon que du papier. Vous n'osiez même pas la proposer à qui que ce soit. Pour nous émigrants qui ne faisions que passer, vous comprenez qu'il fallait s'en débarrasser avant le franchissement de la frontière. Pourtant, officiellement, au guichet des banques, il y avait parité entre le Franc Français et le Dinar ; parfois le cours du Dinar culminait légèrement. Mais le change était toute une autre histoire. Non seulement nous n'étions pas en règle pour le faire, mais aussi l'Etat algérien, lui-même, avait un besoin crucial de devises étrangères pour payer ses exportations. Tant et si bien que chaque citoyen ne pouvait prétendre annuellement pour ses vacances à l'étranger qu'à un montant limité de ces billets venus d'ailleurs (quelque chose comme 1500FF). Et cela ne se faisait pas à la légère, il fallait décliner les preuves de son départ pour l'étranger. Je n'ai su trop comment ça se passait effectivement.

Toujours est-il que pour nous les clandestins, il n'y avait que le marché noir, très défavorable, mais nous n'avions pas le choix. Contre 200 DA vous aviez 100FF. Parfois moins. Ses animateurs étaient des Algériens, des commerçants des pays limitrophes, Maliens et Nigériens, les Touaregs de Tahaggart et les Touristes occidentaux. Nous flairions ces derniers à deux kilomètres à la ronde. La police nous en éloignait, mais nous y arrivions toujours. La plupart du temps grâce aux amis serveurs dans les restaurants, qui s'arrangeaient discrètement avec eux. Après nous versions une petite commission à ces amis serveurs. C'était un crime économique que la police ne pardonnait pas. Gare à celui qui se faisait prendre, non seulement la police confisquait ses billets, mais en plus elle le balançait au-delà du Sahara, humer l'air du Mali. Il en fallait plus. Les Touaregs maliens étaient de grands bureaux de change. Il n'y avait pas plus friands des devises étrangères qu'eux, surtout du Dollar américain. Dans le milieu, on disait qu'à Tahaggart - leur quartier- on trouverait plus de Dollars qu'aux Etat Unis. Les guides ? ceux parmi eux qui conduisaient les émigrants en Libye- ne discutaient pas de leurs prestations si vous ne devriez pas les régler en dollar américain bien vert. Par la suite, il changeaient leurs billets au double du taux « normal » et se retrouvaient avec plein de Dinars.

Malgré tout la vie m'apparaissait belle. Je n'avais plus que la Méditerranée qui me
séparait de mon but final. Le fait d'avoir franchi le Sahara m'amenait à croire en mon étoile dans ce périple. Aussi, j'étais fier de moi. Je n'aurais jamais pensé être capable de me débrouiller tout en travailler si dur loin de ma patrie. Aucun job ne me faisait peur. Cela m'a aidé plus tard, dans mes études comptables en France. Ainsi donc, je projetais mon avenir sous de bonnes perspectives. Je ne rechignais pas à la tâche. Pour ainsi dire, je cravachais afin de pouvoir m'en aller pour Paris au plus grand tard fin septembre. J'aurais aimé gagner l'Hexagone avant la fin des vacances, histoire de me faire un trou où passer l'hiver, mais à mon fort regret ce n'était pas possible. Du moins ça me semblait impossible. Comme les Arabes le disent si bien, le visible est à l'homme et
l'invisible à Dieu.

Mi février, je me suis acheté une radio d'occasion au marché aux puces. C'est là que quelques semaines plus tôt, je m'étais acheté des couvertures en laine, des chemises, des pantalons et des chaussettes. Je ne me souviens plus de la fréquence de ce marché, ni du jour où il avait lieu. Je me rappelle seulement que la plupart des marchands venaient du Niger. Dans l'Algérie communiste de ces temps là, les gens y trouvaient de quoi assouvir leurs besoins. Des jeans made in America, des chemises usagées venues de France et autres babioles. La vendeuse de ma radio, une peulh, m'a dit que je ressemblais trop à un peulh. Raison pour laquelle, elle m'a fait un bon prix, si bas que je dirais qu'elle me l'a offert. Elle m'avait promis de revenir dans deux mois avec de belles choses. Avant de me glisser discrètement à l'oreille que question devises elle me ferait des faveurs. Ses yeux brillaient du style d'une habituée au trafic de devises. Cette rencontre m'a un peu plus requinqué et j'attendais son retour. Ma radio était petite, de la taille d'un roman de poche. Collé à l'oreille, tous les soirs, pendant une bonne heure, je me mettais dans un coin du ghettal pour écouter RFI, radio France Internationale. Je ne me souviens pas avoir tourné le bouton pour écouter une autre station. Toujours RFI. Je ne pouvais manquer de prendre les nouvelles de « ma France », ce pays que j'ai incroyablement désiré. Ah Paris ! Si tu savais combien j'ai rêvé et rêvassé de toi. Quand l'animateur de RFI disait qu'il pleuvait sur Paris, je ressentais la flotte sur mon corps. Et quand c'étai la neige je grelottais. Ce désir a été, pour dire comme mon oncle, on dirait une affaire de femme où les meilleurs moments sont avant sa conquête. Il est vrai que des mois plus tard quand je me suis retrouvé dans Paris, ça ne m'a pas fait d'effet. En résumé, je vivais mentalement dans la capitale française.

Mais, il me manquait quelque chose et non des moindres. Il me fallait des Francs Français en poche pour me croire dans la réalité. C'est ainsi que je n'ai pas pu attendre le printemps comme tous les autres, le moment où le taux allait se réguler avec l'arrivée des commerçants maliens et nigériens et des touristes européens. Aussi la commerçante peulh m'avait-elle promis des devises à un bon taux. Je ne pouvais patienter. Je tenais tellement à avoir mes premiers billets français sur moi pour me donner l'illusion de vivre mon rêve ! J'ai ainsi changé pour 500FF (le billet dénommé Pascal) avec un Touareg, au prix fort et il ne me restait plus grand chose en monnaie locale. Je venais de commettre mon premier petit crime économique. Bizarrement, je me suis senti léger comme déchargé d'un fardeau alors que je portais de la monnaie plus lourde, le défunt franc lourd.

En fin de soirée de ce mémorable jour, quand je me suis couché, je n'ai jamais été aussi heureux. Je brûlais de fierté en sentant mon coeur soulever sans cesse mon Pascal dans mon portefeuille autour du cou, bien plaqué contre ma poitrine. J'ai eu l'impression d'être sous un toit en France. Je me suis senti tellement bien dans ma peau ; en plus j'avais pris une de mes rares douches ce soir là. J'ai dormi bien rassuré avec le sentiment que j'arriverais à mes fins quoi qu'il en soit.

C'est cette courte nuit qu'a passée sous notre toit un jeune Béninois qui vivait à Tam depuis un an et qui allait partir dès l'aube pour Alger. Il avait eu suffisamment d'argent, pas moins de 7000 FF et il montait pour gagner l'Europe. Un temps, il a travaillé, dans un restaurant, avec Bala, le Guinéen de notre planque et c'est à ce dernier qu'il a demandé à venir passer la nuit avec nous afin de se rapprocher de la gare ; son ghetto se trouvait à l'autre bout de Tahaggart. Quel drôle de personnage! Il nous a fait rire jusqu'en fin de soirée. Je peux dire que j'ai eu la meilleure soirée de mon périple cette nuit là. Mais, curieusement, Maurice, ainsi qu'il s'appelait, revenait toujours sur sa malchance dans la vie. Sans quoi, insistait-il, il serait resté dans son Bénin avec une belle situation. Que des tuiles lui arrivaient, à l'en croire. Même quand une femme riche tombait amoureux de lui, deux jours plus tard, celle-ci mourrait subitement. Qu'est ce qu'on s'est bien marré cette nuit là! « J'espère que les mauvais génies qui m'empoisonnent la vie ne pourront pas traverser la mer pour aller continuer à m'emmerder en Europe » avait-il dit pour ponctuer la soirée délirante.

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Combat
 
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Message par Sterd » 05 Juil 2006, 07:14

(Combat @ mercredi 5 juillet 2006 à 03:25 a écrit : ............................
je crois que les chèvres ne sont pas encore tirées d'affaire.
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Posté le dimanche 11 décembre 2005 à 07:20 Modifié le mercredi 17 mai 2006 à 17:11C'est à Tam que j'ai compris qu'il faut prendre ses études à coeur, c'est tellement plus facileCeci est un brouillon que je corrige quand j'ai le temps. Vos suggestions pour l'ameliorer sont les bienvenues. Merci
Ca ne sert a rien de faire de copier/coller bruts comme ça sur un forum. Surtout sans aucun effort de mise en forme. Personne ne va s'amuser a lire ça tel que.
A la limite le lien agrémenté de quelques commentaires, voire de quelques extraits commentés pourquoi pas. Mais comme ça ce n'est rien que de l'encombrement visuel.
Sterd
 
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Inscription : 27 Nov 2005, 20:51

Message par Wapi » 05 Juil 2006, 10:45

Oui, c'est un peu vrai ce que dit Sterd sur la forme. Mais le témoignage est très intéressant et émouvant. Merci de l'avoir posté.
Wapi
 
Message(s) : 0
Inscription : 08 Jan 2005, 16:30


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