Bernard Pivot : lettre à Dany le vert

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Bernard Pivot : lettre à Dany le vert

Message par com_71 » 31 Déc 2013, 23:02

B. Pivot sait avoir l'humour caustique (cf. sa conclusion). Il nous révèle aussi pourquoi on ne peut pas souffrir de la prostate et être un bon écrivain...

Le Journal du Dimanche a écrit :Lettre à Dany le vert

22 décembre 2013
Bernard Pivot de l'académie Goncourt

Cher Dany Laferrière,
L'après-midi de votre élection à l'Académie française, j'étais dans des caves et cuviers de crus classés du Médoc. Le son ne passait pas. C'est pourquoi je n'ai pu dire au micro de Radio Canada tout le bien que je pense de votre accession, méritée, à l'immortalité. J'en aurais profité pour féliciter les académiciens de leur judicieuse initiative. Appeler à eux un Haïtien-Canadien, alors qu'il n'y a pas si longtemps ils avaient découragé Jorge Semprun sous prétexte qu'il était espagnol, prouve qu'ils ont compris que la langue française est la seule nationalité qui compte.

Avec votre fougue habituelle, vous réussirez, j'en suis sûr, à introduire dans le Dictionnaire de l'Académie quelques mots et expressions créoles et québécois, vous "chiquerez la guenille" (rouspéterez) et, si têtus soient les académiciens, ils s'inclineront.

À propos de langue, je me souviens de ce que vous m'aviez raconté quand je vous avais interviewé pour Double je : Dans votre jeunesse, à Haïti, on vous recommandait de défendre le créole contre le français, dominateur. Puis, ayant fui votre pays sous la sanglante dictature de Jean-Claude Duvalier, vous êtes arrivé au Québec pour vous entendre conseiller de défendre le français contre l'anglais, impérialiste. Quelques années après, résidant à Miami, vous avez été un peu surpris que l'on vous exhorte à défendre l'anglais contre l'envahissant espagnol. Où que vous alliez, il y a une langue qui souffre. Le français en France aussi. Votre combativité stimulera les énergies sous la Coupole. Le français de vos romans et essais sera un exemple de langue à la fois classique et libre, respectueuse et hardie.

En témoigne votre dernier livre Journal d'un écrivain en pyjama. Vous y narrez, avec votre joyeux humour et un bon sens pratique, vos manières de réfléchir, d'écrire et de mener un travail jusqu'à son terme. Vos trucs, vos manies. Vos débuts sur une Remington 22 d'occasion, d'où est sorti Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer. Puis, Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit? Vos conseils à de jeunes écrivains. "On sait qu'un chapitre est bon si on a envie d'aller pisser après l'avoir terminé." "La première qualité d'un écrivain, c'est d'avoir de bonnes fesses." On voit que vous n'oubliez pas le corps. Le livre est plein de choses pertinentes sur les digressions, le dialogue américain et le monologue français, le poids des mots, le ton, l'émotion, etc. Surtout, c'est un livre de lecture. Votre court éloge de Candide, de Voltaire, est une merveille. Borges, Cendrars, Moravia, García Márquez, Roth, Rémy de Gourmont, Camus, Tolstoï, Homère, Zola, Mabanckou, Laclos, Patricia Highsmith, Nicolas Bouvier, Brautigan… Comme c'est curieux, je ne vois pas d'académiciens! Ah, si, une, Marguerite Yourcenar… Dont l'élection, comme la vôtre, a été une surprise préparée par Jean d'Ormesson.

Yourcenar était la première femme à entrer chez les immortels alors que, après Léopold Sédar Senghor, vous n'êtes que le second Noir. Un exploit, quand même : vous avez été élu dès le premier tour par 13 voix sur 23 votants. Il y avait 2 bulletins blancs. Vous pensez que c'était de l'humour?

Il ne vous a pas échappé, cher Dany Laferrière, que votre triomphe s'est inscrit symboliquement dans une période historique, entre la mort et les obsèques de Nelson Mandela. À quoi il faut ajouter, quoique l'événement ne soit pas de la même dimension, l'élection à l'Académie des beaux-arts du sculpteur sénégalais Ousmane Sow, premier Noir à entrer dans cet aréopage. À Besançon, sa statue de Victor Hugo, académicien, lui aussi, mais pas à votre fauteuil, est une très belle œuvre. Vous assiérez vos "bonnes fesses" dans le deuxième fauteuil qui fut occupé, entre autres, par Hector Bianciotti, argentin de naissance, votre prédécesseur. Et par Alexandre Dumas fils. Ousmane Sow projette de faire la statue de son grand-père, le général Dumas, mulâtre de Saint-Domingue, premier haut gradé de l'armée française d'origine antillaise. Le temps et l'espace sont étroits, n'est-ce pas?

Vous qui écrivez le plus souvent en pyjama, "constellé de taches de café et de sauce de spaghetti", vous devrez donc revêtir le fameux habit vert. En drap bleu foncé ou noir, il est brodé de rameaux d'olivier vert et or. C'est une sorte d'élégant pyjama mondain. Il vous ira très bien. Ne serez-vous pas tenté, à Montréal, de le mettre pour écrire "Cette épée dans la main du Nègre immortel est-elle une arme ou un gadget?"

Je vous prie de croire, cher Dany Laferrière…
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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