Résister à la langue unique...

Rien n'est hors-sujet ici, sauf si ça parle de politique

Re: Résister à la langue unique...

Message par Gayraud de Mazars » 02 Nov 2020, 20:24

Salut camarades,

Une lettre de Jean Jaurès à lire... Voici un savoureux écrit sur la défense des langues minorisées...

Jaurès à Saint-Jean-de-Luz, 1911

“Il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion d’admirer en pays basque, comment un antique langage, qu’on ne sait à quelle famille rattacher, n’avait pas disparu. Dans les rues de Saint-Jean-de-Luz on n’entendait guère parler que le basque, par la bourgeoisie comme par le peuple ; et c’était comme la familiarité d’un passé profond et mystérieux continué dans la vie de chaque jour. Par quel prodige cette langue si différente de toutes autres s’est-elle maintenue en ce coin de terre?

Mais quand j’ai voulu me rendre compte de son mécanisme, je n’ai trouvé aucune indication. Pas une grammaire basque, pas un lexique basque dans Saint-Jean-de-Luz où il y a pourtant de bonnes librairies. Quand j’interrogeais les enfants basques, jouant sur la plage, ils avaient le plus grand plaisir à me nommer dans leur langue le ciel, la mer, le sable, les parties du corps humain, les objets familiers ! Mais ils n’avaient pas la moindre idée de sa structure, et quoique plusieurs d’entre eux fussent de bons élèves de nos écoles laïques, ils n’avaient jamais songé à appliquer au langage antique et original qu’ils parlaient dès l’enfance, les procédés d’analyse qu’ils sont habitués à appliquer à la langue française. C’est évidemment que les maîtres ne les y avaient point invités. Pourquoi cela, et d’où vient ce délaissement ? Puisque ces enfants parlent deux langues, pourquoi ne pas leur apprendre à les comparer et à se rendre compte de l’une et de l’autre ? Il n’y a pas de meilleur exercice pour l’esprit que ces comparaisons ; cette recherche des analogies et des différences en une matière que l’on connaît bien est une des meilleures préparations de l’intelligence. Et l’esprit devient plus sensible à la beauté d’une langue basque, par comparaison avec une autre langue il saisit mieux le caractère propre de chacun, l’originalité de sa syntaxe, la logique intérieure qui en commande toutes les parties et qui lui assure une sorte d’unité organique.

Ce qui est vrai du basque est vrai du breton. Ce serait une éducation de force et de souplesse pour les jeunes esprits ; ce serait aussi un chemin ouvert, un élargissement de l’horizon historique. Mais comme cela est plus vrai encore et plus frappant pour nos langues méridionales, pour le limousin, le languedocien, le provençal ! Ce sont, comme le français, des langues d’origine latine, et il y aurait le plus grand intérêt à habituer l’esprit à saisir les ressemblances et les différences, à démêler par des exemples familiers les lois qui ont présidé à la formation de la langue française du Nord et de la langue française du Midi. Il y aurait pour les jeunes enfants, sous la direction de leurs maîtres, la joie de charmantes et perpétuelles découvertes. Ils auraient aussi un sentiment plus net, plus vif, de ce qu’a été le développement de la civilisation méridionale, et ils pourraient prendre goût à bien des oeuvres charmantes du génie du Midi, si on prenait soin de les rajeunir un peu, de les rapprocher par de très légères modifications du provençal moderne et du languedocien moderne.

Même sans étudier le latin, les enfants verraient apparaître sous la langue française du Nord et sous celle du Midi, et dans la lumière même de la comparaison, le fonds commun de latinité, et les origines profondes de notre peuple de France s’éclaireraient ainsi, pour le peuple même, d’une pénétrante clarté. Amener les nations et les races à la pleine conscience d’elles-mêmes est une des plus hautes oeuvres de civilisation qui puissent être tentées. De même que l’organisation collective de la production et de la propriété suppose une forte éducation des individus, tout un système de garanties des efforts individuels et des droits individuels, de même la réalisation de l’unité humaine ne sera féconde et grande que si les peuples et les races, tout en associant leurs efforts, tout en agrandissant et complétant leur culture propre par la culture des autres, maintiennent et avivent dans la vaste Internationale de l’humanité, l’autonomie de leur conscience historique et l’originalité de leur génie.

J’ai été frappé de voir, au cours de mon voyage à travers les pays latins, que, en combinant le français et le languedocien, et par une certaine habitude des analogies, je comprenais en très peu de jours le portugais et l’espagnol. J’ai pu lire, comprendre et admirer au bout d’une semaine les grands poètes portugais. Dans les rues de Lisbonne, en entendant causer les passants, en lisant les enseignes, il me semblait être à Albi ou à Toulouse.

Si, par la comparaison du français et du languedocien, ou du provençal, les enfants du peuple, dans tout le Midi de la France, apprenaient à retrouver le même mot sous deux formes un peu différentes, ils auraient bientôt en main la clef qui leur ouvrirait, sans grands efforts, l’italien, le catalan, l’espagnol, le portugais. Et ils se sentiraient en harmonie naturelle, en communication aisée avec ce vaste monde des races latines, qui aujourd’hui, dans l’Europe méridionale et dans l’Amérique du Sud, développe tant de forces et d’audacieuses espérances. Pour l’expansion économique comme pour l’agrandissement intellectuel de la France du Midi, il y a là un problème de la plus haute importance, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention des instituteurs.”

Publié in Revue de l’Enseignement Primaire. 15 octobre 1911.


Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Re: Résister à la langue unique...

Message par artza » 03 Nov 2020, 08:22

Quel accueil firent les instits et les militants socialistes à cet article?

J'ai en tête que ces fameux "hussards de la république" étaient très hostiles aux "patois" comme on disait je crois et en pourchassaient les locuteurs jusque dans les lieux d'aisance!

Que la réaction, le cléricalisme et l'obscurantisme parlaient basque, breton... me semble évident.
La république bourgeoise aurait-elle pu agir autrement? Pas sur.

La jeune république des soviets ouvriers et paysans eut surtout sous l'impulsion appliquée de Lénine une toute autre attitude, offrant même des alphabets à des langues non écrites.
N'empêche que le russe fut la langue dominante et commune de l'URSS et pas seulement par la volonté de la bureaucratie et les préjugés grand-russe de Staline.

Le PCF dans sa courte période "ultra-gauche" (1930...) défendit les aspirations locales réelles ou supposées en Bretagne et en Alsace, ailleurs je ne sais pas.
En Bretagne le PC publia une revue en en breton, Ar Falç (la faucille) et à Strasbourg une édition en allemand de l'Humanité.
La question d'Alsace-Moselle est différente. a mon avis c'est la seule région où on a pu parler "d'oppression nationale".

Après Mai 68 un petit groupe d'étudiants et de jeunes travailleurs antillais gagnés au trotskysme (Lutte ouvrière)) à Paris diffusèrent aux PTT, dans les hostos et à la RATP Gro Ka un bulletin en créole.
ça n'empêcha pas la profonde hostilité des divers nationalismes insulaires.
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Re: Résister à la langue unique...

Message par yannalan » 03 Nov 2020, 11:03

"Ar Falz" n'a pas été publiée par des militants du PC. Yann Sohier, son créateur (le père de Mona Ozouf) était aux "amis de l'URSS", en soutien à la politique linguistique menée là-bas. Il était aussi membre du Parti National Breton. A son époque, le PC était assez réceptif, il y avait des actions communes. Ca a changé avec le tournant du PC après les accords Laval-Staline. Ar Falz a continué, comme mouvement d'enseignants du public favorables à l'enseignement du breton, à tendance régionaliste. Aujourd'hui, c'est surtout une maison d'édition.
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Re: Résister à la langue unique...

Message par Cyrano » 03 Nov 2020, 15:35

Gayraud de Mazars, il est gentil Jaurès, et peut-être un peu démago, non? oui? Y croit-il lui-même lorsqu'il dit que ce serait «un élargissement de l'horizon historique» de causer en basque ou en breton? C'est du démago pour petits bourgeois urbains un tantinet réac regrettant le bon vieux temps ou les gueux savaient se tenir. Son texte est écrit en 1911, trois ans avant 1914, qu'on se rende compte à quel point les garçons qu'on appelle des français sont incapables de se comprendre entre eux.

Tu commences ce fil, Gé-dé-Em en citant, sans sourciller un texte qui parle du «projet ethnocide» de la révolution française.
C'est le trait commun à tous ces courants : tout le mal est venu de cette révolution.
Je connaissais quelqu'un, cheminot en retraite, habitant vers Arcachon. Il s'était mis à apprendre l'Occitan. Pourquoi pas? Quelques mois plus tard, il revendiquait cette langue «qu'on nous a interdit de parler» et exécrait la révolution jacobine qui avait guillotiné les girondins : les seuls vrais révolutionnaires respectueux.
Ah, le bon temps du Comté de Toulouse (la cour du comte de Toulouse parlait occitan, je crois) au temps, au bon temps des Cathares.
Et pour les quelques familles rabougries qui parlent encore le bonifacien : «Le bonifacien, c’est un morceau de notre âme.» C'est quoi leur âme : la femme avec un fichu noir sur la tête reléguée dans le fond de la cuisine pendant que les hommes sirotent une liqueur? Comme les femmes napolitaines dans les livres et la série L'amie prodigieuse.

Tu écris des choses qui m'intriguent :
«Une langue qui disparait, c'est une part d'Humanité qui s'en va avec elle»
«c'est la civilisation qui va avec qui serait perdue»
«une langue qui disparait, c'est un monde qui part avec […] chaque génération doit la porter au sinon, c'est la catastrophe »
Civilisation perdue. Humanité partie. Un monde disparu. Catastrophe.
Là, faut en dire plus. De quelle civilisation tu parles? Des celtes qui disposaient des pierres dressées? Quelle serait donc la catastrophe que tu prédis? Je voudrais de vrais exemples, de vraies démonstrations.

Tu aimes chanter l'Internationale : «Du passé, faisons table rase» Pour les femmes et les hommes de la révolution française, ça s'imposait : créer les département pour faire oublier les provinces et leurs ducs, par exemple. D'ailleurs pourquoi ne pas geindre contre cette saloperie de système métrique imposé au pays entier pour suppléer aux mesures anciennes : toise, pied, lieue, pinte (ah non, celle là, on peut la garder). Et pour faire souffrir les écoliers. En perdant leur aune ou tout ce qu'on veut, les régions auraient perdu leur âme?
Le projet ethnocide de la révolution française? ou du passé des seigneurs, du passé des paysans incultes, du passé da la gabelle, faisons table rase.

Pour finir, justement, cette révolution et son projet ethnocide. Henriette Walter dans son livre "Le français dans tous les sens" parle de cette période de la révolution avec, bien sûr, l'abbé Grégoire.
Avant d’en faire la proposition à la Convention, l’abbé Grégoire, évêque de Blois, décide en 1790 de faire une enquête approfondie afin de connaître le nombre et l’étendue de ces patois dans le pays. La « circulaire » qu’il envoie « aux autorités constituées, aux sociétés populaires et à toutes les communes de la République » comprend 43 questions, dont voici un échantillon :

« L’usage de la langue française est-il universel dans votre contrée ? »
« Y parle-t-on un ou plusieurs patois ? »
« Ce patois varie-t-il beaucoup de village à village ? »
« Le parle-t-on dans les villes ? »
« Quelle serait l’importance religieuse et politique de détruire entièrement ce patois ? »

D’autres questions portent plus précisément sur les formes linguistiques elles-mêmes, ce qui permet de considérer cette circulaire de l’abbé Grégoire comme la première véritable enquête linguistique à grande échelle que nous connaissions.

Les réponses qu’il reçoit en 1790 et 1791 lui permettent de conclure que 6 millions au moins de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; que 6 autres millions ne sont pas capables de soutenir une conversation suivie dans cette langue et que « le nombre de ceux qui la parlent purement n’excède pas 3 millions ».
Mais Grégoire ne donne aucun détail sur la manière dont il a calculé ces résultats : a-t-il inclus, ou non, les femmes, a-t-il exclu les enfants ? Si, en 1790, la population de la France était d’environ 25 millions d’habitants102, on peut penser qu’il n’y avait que douze Français sur cent qui parlaient convenablement le français et que moins de un sur quatre le comprenait.
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Message par yannalan » 03 Nov 2020, 16:17

Quand la Révolution a commencé et quand les paysans ont commencé à vouloir cramer les châteaux de leurs nobles, ils n'ont pas eu besoin de parler français pour ça en ce qui concerne ceux qui ne le parlaient pas déjà. Je ne pense pas que la langue ait été un problème à l'époque, les administrations savaient très bien faire des affiches dans les langues locales et les royalistes n'étaient pas plus ouverts sur ce sujet.

Il y a une certaine propension dans l'extrême-gauche française à un nationalisme de mauvais aloi, je trouve. Il n'y a pas de langue "révolutionnaire" en soi ou "réactionnaire " en soi. Les bolcheviks l'avaient bien compris, avant que Staline ne revienne en arrière
(Pour les pierres dressés, ça date de bien avant l'arrivée des Celtes) :D
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Re: Résister à la langue unique...

Message par Byrrh » 03 Nov 2020, 17:31

Cyrano a écrit :Tu aimes chanter l'Internationale : «Du passé, faisons table rase» Pour les femmes et les hommes de la révolution française, ça s'imposait : créer les département pour faire oublier les provinces et leurs ducs, par exemple. D'ailleurs pourquoi ne pas geindre contre cette saloperie de système métrique imposé au pays entier pour suppléer aux mesures anciennes : toise, pied, lieue, pinte (ah non, celle là, on peut la garder).

Dans mon coin, il y a quelques années, on l'appelait encore "baron", cette pinte... 8-)
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Re: Résister à la langue unique...

Message par Cyrano » 03 Nov 2020, 18:51

Byrrh, du moment que le breuvage soit noble...
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Re: Résister à la langue unique...

Message par Cyrano » 03 Nov 2020, 18:56

Yannalan, si je vivais dans le sud-ouest, il est vraisemblable que j'aurais parlé occitan. Et si je vivais dans l'est du sud-ouest, j'aurais visité des châteaux Cathares. Mais de là à se poser en victime d'un ethnocide mis en place par la révolution française, y'a un monde, un abime, même – et de même, s'intéresser au mouvement Cathare et la révoltante répression subit par toute une région, ce n'est pas se déclarer touché par la foi imbécile des Justes.

Parler d'ethnocide, comme le fait la première citation de GdM, c'est de la forfaiture intéressée, un strapontin pour un nationalisme de province. Ce sont gens du même acabit qui sous un vernis humaniste, généreux, vont critiquer avec férocité la terreur rouge de la révolution russe.
Longtemps, longtemps après la fureur des évènements, c'est peinard de se draper dans son indignation – sans se donner la peine d'y voir d'un peu plus près.

Je ressors mon volume de "Mille ans de langue française, histoire d'une passion", tome II, par Alain Ray, Frédéric Duval, Gilles Siouffi. Editions Perron, collection Tempus (format livre de poche).
Voyons, sur cette période d'ethnocide, je me souviens, mais bon, je vais éviter de dire une conn… une bêtise. Retour à l'abbé Grégoire : «un personnage de première importance, trop oublié aujourd’hui.» que c'est dit, dans livre.
L'abbé constate que peu de gens de France parlent le français. Je cite le bouquin:
Pour Grégoire, il n’y a pas de doute : ce fait est le résultat d’une action concertée de l’Ancien Régime, qu’on peut faire remonter à l’époque féodale, qui consistait à morceler le pays de façon à prévenir tout risque de révolte organisée. […]

Sans doute entre-t-il une part de paranoïa sociale dans le raisonnement de Grégoire mais, sur le fond, l’Histoire lui donne raison. Il est clair que le morcellement linguistique du royaume pendant l’Ancien Régime a été, en dehors des besoins administratifs centralisateurs, « soigneusement conservé », pour reprendre les mots de Grégoire. Au départ, Grégoire n’en avait pas particulièrement après les cultures provinciales, mais il considérait comme une urgence de résorber cette fracture, renforcée au cours des siècles, entre un peuple cantonné dans l’usage des parlers locaux et une classe supérieure accédant aux places et au savoir grâce à son usage du français.

Si la réforme proposée n’est pas suivie d’effet, prédit Grégoire :
« bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis employait le patois pour montrer son affabilité protectrice à ceux qu’on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la société sera réinfectée de gens comme il faut ; la liberté des suffrages sera restreinte, [...] et entre deux classes séparées s'établira une sorte de hiérarchie. Ainsi l’ignorance de la langue compromettrait le bonheur social ou détruirait l'égalité ».[…]

Quelques-uns des grands textes des années 1790-1791 seront traduits dans les « patois ». Ce sera également le cas de La Marseillaise...
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Re: Résister à la langue unique...

Message par Cyrano » 03 Nov 2020, 18:58

On pige déjà un peu mieux le projet, dans le cadre particulier de l'époque? Parmi les réponses au questionnaire de Grégoire, Alain Rey et autres auteurs, extraient une réponse d'un Pierre Bernadau (un type de Guyenne) :
Selon lui, c’est surtout le bas peuple qui parle gascon : harangères, marchands. Le « petit artisan », écrit-il, « affecte surtout de parler français». Bernadau a une haute estime pour le gascon, qui est, écrit-il, « un idiome très-étendu et très-varié, [qui] présente tous les termes de la langue française ». Toutefois, il juge que la forme de ce patois varie beaucoup de village en village. « La prononciation est dans certaines contrées infiniment pénible et change singulièrement l’idiome », complète-t-il.

Bernadau trouve une spécificité au parler de Bordeaux, et finit par se demander s’il ne serait pas juste de voir en lui un « français avec terminaisons gasconnisées » - constatation précoce de l’existence d’un français régional, distinct à la fois du français central et du parler local, patois, dialecte ou langue ? Que les paysans emploient beaucoup de mots latins, espagnols et même anglais (il fait par exemple un petit relevé d’anglicismes dans le district de Lesparre] ne lui paraît pas autrement problématique.

Déjà, va falloir opprimer les jargons pénibles pour pouvoir se parler en gascon, non? Un ethnocide de jargon, quoi.
Pierre Bernadau répond aussi, avec subtilité, à la question de l'abbé Grégoire sur la destruction éventuelle des patois :
« Il n’y aurait aucun inconvénient à détruire le patois, supposé que par quelque institution on pût lui substituer une autre langue. Nos paysans n’y tiennent pas autant que les Basques et les Bretons [à leur langue]. Serait-ce parce qu’il n’est pas si difficile de l’apprendre ? Mais, après tout, il leur faut des signes ; et, supposé qu’on leur apprît ceux du français, ils les auraient bientôt altérés ; c’est pourquoi je doute qu’on puisse trouver le moyen de détruire le patois.» […]

Bernadau est conscient que ces « patois » sont saisis dans un mouvement, dans une histoire, tout comme l’est le français. Cependant, pour lui, il ne fait pas de doute que le gascon, qui se rapproche déjà du français « depuis un demi-siècle », finira par le rejoindre. Une nuance importante à cette analyse : elle ne concerne que le gascon « des villes ». Le bas peuple, dit-il, parlera toujours un « jargon particulier ». La réponse de Bernadau a le mérite de pointer un fait décisif dans l’approche relativement simpliste que faisait Grégoire des patois : la variation sociale est aussi importante, sinon plus, que la variation géographique.
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Re: Résister à la langue unique...

Message par Cyrano » 03 Nov 2020, 19:06

Mais en 1793, ça devient chaud. Le ton va changer. Comme l'écrivait indesit, dans un message précédent : «Pour faire simple, la radicalisation politique a amené la radicalisation linguistique.»
Les choses ont changé dans la perception politique qu’on peut avoir des patois. La contre-Révolution a commencé à instrumenter les patois, et à en faire des obstacles à la diffusion des idées nouvelles. Le discours de Barère au Comité de salut public, le 8 pluviôse an II, va dans ce sens. Il ne faut plus laisser, dit-il, les ennemis de la liberté s’emparer des populations paysannes au moyen de l’usage des patois. Sont particulièrement visés les domaines breton, allemand et basque.

L'abbé Grégoire pense politique de la révolution, élimination de l'aristocratie, d'un ancien monde (il est une figure de l'abolition de l'esclavage). Par contre, on a un autre rapport en 1792, un rapport solidaire des objectifs de Grégoire, mais… c'est un rapport concernant l'enseignement primaire, présenté à la Convention par François-Xavier Lanthenas [extrait, toujours, du même livre cité]:
[Lanthenas, à la Convention :] « Votre Comité a senti qu’il fallait, par les dispositions du premier enseignement, avancer l’époque où l’unité de la République en aura tellement fondu toutes les parties, qu’une seule et même langue, riche de mille chefs-d’œuvre familiers à tous les citoyens, les liera ensemble, pour toujours, de la manière la plus indissoluble. »

On voit que la démarche de Lanthenas, d’une certaine manière, s’inscrit dans une logique d’assimilation, ou d’« intégration », comme on dirait aujourd’hui. Sa considération des patois et des langues régionales est néanmoins plus nuancée que celle de Grégoire. Pour lui, le corse, le basque, le breton, l’alsacien, le lorrain restent politiquement intéressants, dans la mesure où, situés en zones frontalières, ils opèrent (à l’exception du breton ?) un lien entre la France et ses « voisins ». Un bilinguisme des populations frontalières est donc considéré par lui comme pouvant présenter un intérêt pour la République. Idée curieuse, fondée sur une vision gauchie des parlers, mais symptomatique de la nouvelle articulation entre langues et nations qui est en train de voir le jour.

Dans les dispositions de Lanthenas, on a deux articles intéressants:
[Article 1] « L’enseignement public sera partout dirigé de manière qu’un de ses premiers bienfaits soit que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République », l’article 3 précise bientôt : « Dans les contrées où l’on parle un idiome particulier, on enseignera à lire et a écrire en français ; dans toutes les autres parties de l’instruction, l’enseignement se fera en même temps dans la langue française et dans l’idiome du pays, autant qui sera nécessaire pour propager rapidement les connaissances utiles. »


Bref : Grégoire, Bernadau, Lanthena, les chefs clandestins de l'ethnocide. Les auteurs du texte "Résister à la langue unique" ne peuvent rien comprendre à la dialectique de cette époque. Ils ne savent même pas ce qui se passe dans les années 1790. Ils ne voient que méchanceté chauvine dans cette imposition du français. Parce que eux-mêmes ne sont capables de raisonner qu'en tant que petits chauvins de province.

Un p'tit hors-sujet, mais j'adore! C'est encore une histoire d'expression du français. Louis XVI déclare :
«Je désapprouve l’expression répété de classes privilégiées que le Tiers emploie. Ces expressions inusitées ne sont propres qu’à entretenir un esprit de division ».
Cyrano
 
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