Reprendre en pratique
la critique du sport
L’EE a une longue tradition de critique du sport de compétition et de sa logique aliénante d’abrutissement, de manipulation et de répression. Du numéro historique de "Partisans" (1) aux divers numéros du "Chrono Enrayé" qui ont structuré l’implantation de l’EE dans un SNEP (2) totalement inféodé à l’idéologie stalino-stakhanoviste de la tendance Unité et Action, de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT) et du PCF admirateur du "bilan globalement positif" du socialisme réellement existant, en passant par la fondation de la revue "Quel Corps ?" en 1975, les campagnes de boycott du Mundial fasciste en Argentine en 1978 (COBA) et des Jeux olympiques du KGB (Kossyguine, Gromiko, Brejnev) à Moscou en 1980, les dénonciations du rugby apartheidiste en Afrique du Sud et le rallye néo-colonialiste du Paris-Dakar, l’EE (3) a maintenu - vaille que vaille - une continuité militante dans la contestation de "l’opium sportif" (4).
A
l’inverse, et de manière presque caricaturale, la quasi totalité des " forces de gauche" (5) - du PCF au PS, en passant par les centrales syndicales, les Verts, les associations de lutte anti-impérialistes et les diverses sectes se réclamant du mao-stalinisme - se sont progressivement vautrées dans l’apologie béate et benoîte du "sport-culture", du "sport-éducation", du "sport-intégration", du "sport-citoyenneté". À l’extrême gauche trotskyste également, à de rarissimes exceptions près, le sport a été, lui aussi, l’objet d’une sorte de fascination populiste à mesure que cette extrême gauche s’est substituée au PCF en se rapprochant des "masses populaires". Abandonnant toute forme de critique marxiste de l’idéologie dominante, ces vaillants propagandistes de l’ouvriérisme trotsko-syndicaliste, finirent par considérer le sport capitaliste (et bien entendu aussi le sport encaserné du capitaliste d’État totalitaire des pays de l’Est) comme un "acquis de la classe ouvrière", un vecteur de la "culture populaire" ou "prolétarienne", voire un "outil d’émancipation" pour peu que les "forces progressistes" veuillent bien l’arracher à ses "excès", "abus", "déviations", "dénaturations" ou "dérapages".
Aveuglements
Aveuglés par leur passion pour le foot, le rugby, le cyclisme et autres "sports ouvriers", ces supporters benêts de la crétinisation sportive ne purent même pas imaginer que le sport-spectacle capitaliste mondialisé - avec son matraquage télévisé omniprésent, sa sportivisation totalitaire (du sport partout, tout le temps, pour tous) et son infiltration insidieuse dans toutes les institutions sociales - était le fer de lance de la colonisation des esprits par l’idéologie socio-biologique de la concurrence généralisée, de la compétition et de la "gagne" à tout prix (la lutte de tous contre tous), le véhicule de la contre-révolution libérale avec son individualisme ("les eaux glacées du calcul égoïste" dit Marx), son "dépassement des limites" (qui finissent au bas d’un sommet ou au fond de l’océan…), son"héroïsme sportif", son culte de la performance et ses gains mirobolants (le véritable veau d’or de la modernité…), le triomphe indécent enfin de la marchandisation universelle à travers des figures de champions idolâtrés comme des gourous, mercenarisés par une horde de sponsors, capitalisés comme des titres en bourse et anabolisés jusqu’à l’os.
Le comble de la confusion fut atteint en 1998 lorsque les Bleus, c’est-à-dire les " Blacks-Blancs-Beurs", devinrent champions du monde de foot en battant le Brésil. La "gauche de la gauche", dite "100% à gauche", pouvait se donner le ridicule - le journal Rouge en tête - de mêler ses voix au concert unanimiste de la marée tricolore, hurlante, trépignante et bavante (la bière est la vraie boisson de l’effort…) sous le prétexte démagogique d’accompagner "l’immense bonheur populaire" pour reprendre l’expression de L’Humanité. "La cause du peuple", clamaient autrefois les admirateurs du grand nageur Mao. La cause du foot, avaient surenchéri les apôtres du "front unique ouvrier", de "l’avant garde ouvrière et du front de classe". Christian Piquet, rédacteur à Rouge, se distinguait dans le trotsko-populisme grégaire et légitimait la passion de tous ces militants "lutte de classe" scotchés devant leurs écrans de télévision en vibrant dans la même "exultation collective". Footeux, métallos, cheminots, postiers, mêmes ébats, mêmes combats ? Piquet, qui devait sans doute confondre licenciements et hors-jeu, lock-out et coup franc, voyait dans le déchaînement nationaliste ("cette vague qui allait tout emporter sur son passage" selon son dire) une "prise de parole dans un espace qui offrait l’occasion, si rare, d’exprimer une aspiration massive à une autre société, à un autre destin, fraternel et commun. Une forme d’insurrection joyeuse et insouciante" (Rouge, 16 juillet 1998). Le socialisme par les terrains de foot (6)…
Résister au totalitarisme
sportivisé
Alors que s’annoncent ces prochains mois les Championnats d’Europe de football au Portugal et les Jeux olympiques d’Athènes, et au-delà, en 2008 (7), les Jeux du despotisme asiatique à Pékin, il est grand temps de reconstituer une ligne critique, dans et hors les syndicats, dans et hors l’école ou l’université. Récemment, pour le dire tout de go, nous n’avons pas pu bouder notre plaisir d’avoir vu les défaites des équipes de football de Marseille et de Monaco, tout en espérant qu’elles se prolongeront par celle de l’équipe de France au prochain Euro 2004. Le défaitisme sportif est en effet notre vraie ligne de conduite, militante, politique.
Autrement dit, face à la sportivisation mondialisée des esprits, face à la délitescence de la conscience politique laminée par les ravages du sport comme organisation structurelle de la vie quotidienne, quatre tâches prioritaires s’imposent aujourd’hui.
l Critique de l'économie politique du Capital et théorie critique du sport
Le corpus théorique de la critique est déjà largement constitué (8). Il suffit pour les militantEs de le (re)lire et de l’approfondir. Nous considérons que la Théorie critique du sport est à présent un élément essentiel de la critique de l’économie politique du Capital. Notamment sur les points suivants :
- l’idéologie idolâtrique des champions, prétendus modèles pour la jeunesse, comptes bancaires ambulants (9) et propagandistes à leur "insu de plein gré" des manipulations biologiques et du dopage (10).
- le spectacle sportif omniprésent, dans et hors les stades (11). La sportivisation télévisuelle est un facteur décisif du matraquage idéologique de l’espace public et de banalisation de tous les thèmes de la mondialisation libérale.
- le mode de production sportif comme double et prolongement du mode de production capitaliste. Le développement des valeurs sportives maffieuses (combines, escroqueries, trafic…).
- les institutions sportives - notamment le Comité International Olympique (CIO) et la Fédération Internationale de Football (FIFA) - comme agences intégrées à la pieuvre organisationnelle de l’Empire capitaliste qui régule les flux monétaires, les investissements de capitaux et les politiques commerciales à l’échelle de la planète (FMI, OMC, G8, Banque mondiale, etc.).
l Critique idéologique
La critique du sport est un élément décisif de la critique idéologique contemporaine, aussi bien des mécanismes de la servitude volontaire, de la peste émotionnelle de masse, du fascisme, de la répression sexuelle ou de la sportivisation des esprits.
l Critique de l'éducation sportive
La critique de l’hégémonie du sport comme supposée éducation corporelle et facteur de santé. Le sport à l’école et sa didactique pavlovisée à la soviétique ont transformé les enseignants d’EPS en sergents-recruteurs du sport fédéral. La collaboration école-clubs sportifs, voulue par tous les gouvernements de gauche et de droite, est un aspect parmi d’autres de l’intrusion des intérêts économiques et des officines idéologiques dans l’espace scolaire. Critiquer le voile islamique à l’école est tout à fait indispensable, mais critiquer le sport en tant que facteur de domestication est tout aussi nécessaire.
l Campagne de boycott des JO
L'EE (12), fidèle à sa tradition de solidarité internationaliste, se doit d’initier une campagne de boycott des Jeux olympiques de Pékin qui auront lieu en 2008. Aussi bien dans les syndicats que dans le mouvement altermondialiste - étrangement silencieux sur la question de la colonisation sportive du monde -, Emancipation se doit d’intervenir pour développer les initiatives de boycott d’une des dictatures les plus féroces de la planète. Sans oublier "nos" propres Jeux olympiques de 2012, pour lesquels un consensus s’est fait jour en France…
Jean-Marie BROHM (Hérault)
& Marc PERELMAN (Paris)
(1) Partisans, n°43 ("Sport, culture et répression"), Paris, François Maspero, juillet-septembre 1968 ; réédité en Petite collection Maspero en 1972 et 1976.
(2) Syndicat des professeurs d’éducation physique et sportive, alors adhérent, comme le SNES, à la Fédération de l’Education nationale (FEN).
(3) La vraie, c’est-à-dire celle qui a toujours refusé l’asservissement à une ligne politique dictée bureaucratiquement de l’extérieur, par l’OCI naguère, la LCR aujourd’hui…
(4) Pour un bilan de toutes ces luttes, voir L’Opium sportif. La critique radicale de l’extrême gauche à Quel Corps ? (Textes présentés par Jean-Pierre Escriva et Henri Vaugrand), Paris, L’Harmattan, 1996. Cette anthologie représente aujourd’hui un précieux instrument pour celles et ceux qui voudraient repartir à l’assaut du monstre sportif.
(5) Pour la droite le sport est de toutes les façons une évidence intouchable, au même titre que le secret bancaire, la domination éternelle du capital ou l’horizon indépassable du "libre marché"...
(6) Un éminent syndicaliste enseignant, Samuel Johsua, s’est même fait le supporter inconditionnel de la culture foot, en particulier à l’Olympique de Marseille, club progressiste s’il en est… (Cf. Rouge, n°1786, 25 juin 1998.).
(7) Voir Jean-Marie Brohm, Marc Perelman et Patrick Vassort, "Les héros mythifiés de l’olympisme", Le Monde diplomatique, juin 2004.
Socialisons les temples
du capitalisme sportif
On ne peut pas être anticapitaliste et accepter sans rien dire ce déballage de l'idéologie dominante au travers des JO d'Athènes. Le sport n'a jamais porté les vertus que le CIO, mafia réactionnaire, voudrait bien lui donner. Les JO restent une exploitation commerciale de grande envergure, une fabuleuse manifestation à la propagande nationaliste et une vitrine indécente de la richesse et des valeurs des pays du Nord ; le tout, sous prétexte d'honorer la fraternité.
Les JO sont un vaste marché du profit rapporté par le muscle de populations à qui on offre souvent comme unique perspective de développement l’exhibition dans des stades. Stades remplis d'une population à qui on laisse la liberté d'exprimer ses pulsions violentes et racistes dans une arène, évitant ainsi toute contestation de l'ordre établi. Les Jeux Olympiques sont la victoire de la bourgeoisie sur la lutte des classes ! Athènes renoue bien avec les marchés aux esclaves de l'Antiquité : émissaires des riches démocraties libérales du Nord se rendant, chéquier à la main, remplir leur panier des futurs athlètes de nos clubs de demain.
Après le pillage des richesses naturelles, soulignons le vol des exploits des pays pauvres et rappelons que, sur ces nombreux appelés du Sud, beaucoup finissent aussi à la rue, rejoignant les cohortes de sans-papier et de précaires. Alors que dans nos fauteuils, nous serons gavés d'images de coureurs drogués, dans les coulisses d'autres seront en train de nous préparer un avenir moins radieux.
Ce sport-là a bien une fonction : il véhicule la domination idéologique du capitalisme en ayant intériorisé toutes les valeurs de la bourgeoisie. On y retrouve la compétition, le malheur et l'exclusion du vaincu, l'élitisme, le rendement mais aussi le nationalisme, le sexisme sans oublier la spiritualité. Les JO et autres manifestations de ce genre placent les populations sous l'hégémonie bourgeoise en les intégrant à leur idéologie ultra-réactionnaire.
Lutte anticapitaliste
ou soumission sportive
Comment peut-on lutter contre le capitalisme et fermer les yeux sur cette collaboration ? Nous devons nous montrer solidaires de tous les travailleurs qui se battent dans tous les pays candidats à l’organisation de ces compétitions où les droits sociaux sont peu ou pas respectés (c'est à dire tous !), ceux qui se battent contre le joug capitaliste, contre les annexions, les colonisations, la guerre.... Nous devons replacer le sport dans une optique de lutte de classes.
Refusons cette collaboration avec l'idéologie bourgeoise et cette marchandisation des activités sportives : dénonçons le sport d'Etat, le sport de l'argent et du profit. Nous avons probablement raté la mobilisation contre les JO d’Athènes, ne ratons pas les prochains.... à Pékin. Dès aujourd'hui évoquons une position de boycott et réfléchissons aux alternatives à ce venin capitaliste.
Eric DURUPT
Haute-Loire
(8) Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Le Football, une peste émotionnelle, Paris, Les Éditions de la Passion, 2002 ; Marc Perelman, Les Intellectuels et le football, Les Éditions de la Passion, 2002 ; Patrick Vassort, Football et politique, Les Éditions de la Passion, 1998. Voir également Jean-Marie Brohm, Les Meutes sportives. Critique de la domination, Paris, L’Harmattan, 1993.
(9) Un simple exemple, parmi des milliers d’autres, qui peut donner de quoi rêver aux chômeurs et petits salariés. Le brave Robert Pires, membre de l’équipe de France de foot : "Je gagne entre 229 000 et 305 000 euros par mois. C’est ma fourchette [...]. Moi, on me propose cette somme, je prends, c’est tout." (Les Inrocks SO Foot, "Euro 2004, le foot rencontre la culture", mai 2004, p. 44). Le foot ne rencontre jamais la culture, comme le clament les postmodernes branchés des Inrockuptibles, mais toujours le fric dans sa nauséabonde indécence cynique.
(10) Voir notamment Quel Corps ?, Critique de la modernité sportive, Paris, Les Éditions de la Passion, 1995 ; Jean-Marie Brohm, Les Shootés du stade, Paris, Paris-Méditerranée, 1998.
(11) Marc Perelman, Le Stade barbare, Paris, Mille et une nuits, 1998.
(12) Devenue Emancipation. NDLR.