Quelques éléments de réponse...
Mais d'abord, table rase de toute mauvaise polémique : l'article de
Libé est débile, j'y reviens plus loin, mais ce n'est pas la peine d'en rajouter - il ne dit pas que le pacte germano-soviétique date d'août 1940, il prétend faire référence aux écrits de Trotsky juste avant son assassinat, lesquels concernent la guerre qui a déjà débuté en Europe, dans une situation politique marquée à la fois par le pacte germano-soviétique en 1939 et la débâcle des armées françaises début 1940.
Retour au fond du problème, c'est-à-dire à la
politique militaire révolutionnaire de Trotsky, qui est souvent d'autant moins discutée qu'elle a été plus déformée (et ce dès le lendemain de la guerre) par d'anciens trotskystes ayant rompu avec les positions internationalistes pour rallier, dans le cas de la France, celles de la "Résistance" - c'est-à-dire peu ou prou celles de l'unité avec des secteurs de la bourgeoisie et de l'Etat bourgeois en vue d'une victoire militaire des impérialismes "alliés" sur les impérialismes allemand et japonais... la perspective
fondamentale de la révolution et de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile étant tout simplement abandonnée ou oubliée !
Pour Trotsky, en juin-août 1940, les Etats-Unis
ne pourront pas rester longtemps à l'écart de la guerre qui a débuté sur le continent européen ; il y va de leur position en tant que puissance impérialiste. A ses yeux, les seules questions qui divisent encore les dirigeants politiques de la bourgeoisie américaine sont : 1) quand entrer en guerre ? 2) contre qui entrer en guerre en premier - contre l'Allemagne ou contre le Japon ?
Dans ces conditions, Trotsky demande au SWP de mener une propagande systématique sur la question de la guerre, en particulier
contre le pacifisme propagé par les milieux socialistes, syndicalistes et même ex-trotskystes américains, car le pacifisme voué à l'échec dans une perspective de guerre inévitable ne peut que désarmer les travailleurs en les laissant sans perspective politique le jour où les USA entreront en guerre (en pratique d'ailleurs, comme le montrait déjà l'exemple de la première guerre mondiale en Europe, bien des pacifistes d'avant-guerre deviennent, une fois la guerre venue, des soutiens particulièrement chauvins de leurs Etats bourgeois respectifs). Pour Trotsky, seul le renversement de la bourgeoisie par une révolution victorieuse pouvait et peut encore éviter une guerre mondiale - hypothèse qu'il n'écarte jamais, mais qu'à partir du printemps 1940 il considère lucidement comme peu probable. En l'absence d'une improbable révolution victorieuse à
très court terme aux USA, la politique révolutionnaire doit alors consister à
expliquer le caractère impérialiste de la guerre
dans les deux camps et à
préparer la perspective de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, c'est-à-dire à la perspective de mettre fin à la guerre par la révolution sociale.
Dans les conditions d'alors aux Etats-Unis, cela impose de se démarquer très nettement des "isolationnistes", dont Trotsky explique clairement qu'ils ne s'opposent conjoncturellement à l'entrée en guerre des USA contre l'Allemagne nazie que dans la mesure où ils représentent les intérêts d'une fraction de la bourgeoisie américaine plus intéressée par un conflit d'abord avec le Japon - autrement dit "l'isolationnisme" ne représente qu'une option conjoncturelle pour la bourgeoisie américaine qui ne
peut ni ne
veut éviter la guerre !
C'est dans ce contexte que se situe la discussion - à laquelle le journaliste de
Libé ne comprend rien (mais, à sa décharge, il n'est pas le seul !) - sur une possible entrée en guerre "aux côtés de l'Angleterre capitaliste" : ce n'est pas ni souhait, ni un mot d'ordre de Trotsky (comme cela a souvent été dit ou écrit) ; c'est simplement une réponse polémique à
un argument précis des "isolationnistes" qui expliquaient qu'ils étaient prêts à défendre la démocratie européenne contre Hitler par tous les moyens
exceptée la guerre... ce à quoi Trotsky répliquait que
s'il fallait défendre la démocratie contre Hitler et que
si la guerre était le seul moyen d'arrêter Hitler,
alors le refus de la guerre n'avait aucun sens et que les prétendus défenseurs de la démocratie devaient être en faveur d'une entrée en guerre aux côtés de l'Angleterre (Trotsky ne cite pas la France puisqu'à cette date elle est déjà militairement vaincue !). Cet aspect de la polémique sert seulement pour Trotsky à démasquer les intérêts de classe réels qui se cachent derrière la propagande "isolationniste" aux USA.
* quelques références importantes :
Manifeste d'Alarme - Trotsky - 23 mai 1940L'avenir des armées de Hitler - Trotsky - printemps 1940Discussion avec les visiteurs américains du S.W.P. - 12 juin 1940Notre cap ne change pas - Trotsky - 30 juin 1940... voir aussi d'autres textes plus tardifs (août 1940) dans le volume 24 des Oeuvres de Trotsky - ils devraient être disponibles sous peu sur marxists.org.
* sur une façon parmi d'autres de déformer la
politique militaire révolutionnaire, on peut réécouter quelques interventions (celle de Laurent Schwartz en particulier, qui reprend ce qu'il écrivait dans ses mémoires) dans la série d'émissions diffusée l'été dernier sur France-Culture ("Fragments d'un discours révolutionnaire...")
* Quant à la "fameuse phrase" de Barta dont parle Jean-Claude, je suppose qu'il s'agit de "l'arbre prolétarien rejetait en fin de compte la greffe révolutionnaire" - dans sa
"Mise au point" de 1972 !
Cela mériterait sans doute une discussion à part, car les perspectives révolutionnaires à la veille des années 50 (ou, selon Barta, l'épuisement de ces perspectives...) n'ont pas, à mon avis, grand-chose à voir avec la discussion de 1940... ou avec celle de 1937 citée par Fred (dans laquelle Trotsky formule une hypothèse historique abstraite dans une polémique contre les théories Capitalistes d'Etat et/ou Collectivistes bureaucratiques).