A comparer avec un éditorial de "gauche".
a écrit :Les peuples contre l'empire
Denis Sieffert
Il est toujours hasardeux de vouloir prédire ce que retiendra l'histoire. Mais on peut parier sans risque que cette journée du 15 février 2003 marquera pour longtemps les mémoires. Ne serait-ce que par la magie des chiffres. Nous avons été dix millions, dit-on, de Sydney à San Francisco, de Djakarta à New York, de Berlin à Paris, à dire « non » à la guerre. Par leur simultanéité, leur unité quasi planétaire, leur cohérence, les défilés de samedi avaient quelque chose d'une immense communion laïque. De mémoire de pacifiste, on n'avait pas vu pareil mouvement depuis la guerre du Vietnam. Et, naturellement, c'est dans la gueule du loup que la mobilisation fut la plus impressionnante. À Londres, à Barcelone, à Madrid, à Rome, où l'opposition à la guerre se doublait d'un désaveu cinglant infligé par la rue aux petits auxiliaires européens de George W. Bush : Tony Blair en tête (à qui les manifestants conseillaient avec un très britannique sens de l'autodérision de « faire le thé pas la guerre ! »). Dans toutes ces villes, les peuples n'ont pas seulement dit « non » à la guerre, ils ont aussi dit « non » à l'Europe américaine, à la vassalisation de leurs dirigeants qui cachent mal derrière un soutien inconditionnel aux États-Unis leur amour immodéré de la doctrine libérale. Ce n'est donc pas un hasard si tous les records ont été battus précisément là où l'acte d'opposition avait la plus évidente portée politique.
Mais, par-delà les chiffres, c'est la suite qui nous dira ce que fut vraiment cette journée du 15 février. Car nul ne sait aujourd'hui ce qui va sortir de cette gigantesque boîte de Pandore ouverte par le Président américain. Déclenchée pour affirmer le leadership des États-Unis à travers le monde, la crise pourrait paradoxalement l'affaiblir. Une retraite en rase campagne (selon nous hautement improbable), avec rappel des boys à la maison, ferait très mauvaise impression pour l'hyperpuissance. Mais une guerre solitaire, menée comme un défi au reste du monde, suivie d'une longue et aventureuse occupation de l'Irak, pourrait bien, à terme, se révéler plus catastrophique encore. Au point où nous en sommes, il n'y a que deux hommes qui pourraient encore voler au secours de George Bush : Saddam Hussein et... Jacques Chirac. Le premier en tombant dans l'un de ces pièges qu'il a jusqu'ici su déjouer. C'est-à-dire en offrant un prétexte aux inspecteurs des Nations unies pour relégitimer le discours américain. Le second en se ralliant finalement à l'option guerrière. Mais Jacques Chirac n'ignore pas qu'il joue parallèlement une autre partie dont l'enjeu est l'Europe. Un revirement de sa part, qui ne serait pas rendu inévitable par une bourde irakienne, signifierait non seulement une défaite politique du Président français, mais aussi un recul durable de toute ambition européenne. Conforté par les manifestations de samedi, et en grande partie aussi par le rapport des inspecteurs de l'ONU, Jacques Chirac en est plutôt actuellement à pousser son avantage. Il a montré une nouvelle fois sa fermeté dans la réunion européenne de lundi. Et il s'est offert le luxe de proposer une porte de sortie honorable à George Bush dans un habile entretien à Time Magazine. : « Si l'Irak est désarmé pacifiquement [...] les Américains auront gagné », note-t-il magnanime. Comme si le désarmement de l'Irak avait, un seul instant, été le but.
Le rôle joué par la France est évidemment la bonne surprise de la crise irakienne. En empruntant une posture gaullienne, mais dans un contexte européen, Jacques Chirac donne à son aventure personnelle, pour le moins sinueuse, une profondeur de champ inattendue. Mais la limite en est la politique intérieure. Toute résistance européenne à l'Amérique est fragile tant que l'Europe n'est pas porteuse d'une autre vision économique et sociale. Le paradoxe, c'est que Chirac incarne sur la scène internationale une culture sociale française que ses ministres s'appliquent consciencieusement à détruire à l'intérieur. Mais au point où nous en sommes, et fût-ce dans une certaine incohérence, la résistance chiraquienne est bonne à prendre. Elle fait écho jusque dans l'enceinte des Nations unies - où Dominique de Villepin a prononcé un beau discours - à l'opinion publique internationale. La France témoigne de l'incrédulité générale devant les buts de guerre officiels des Américains. Samedi, les manifestants n'ont pas fait autre chose en scandant dans toutes les langues du monde : « Ne versons pas le sang pour du pétrole. » Dans ce mot d'ordre, le pétrole n'est pas uniquement le pétrole ; il est le symbole de la puissance. Le masque est ainsi tombé. Le discours de la droite américaine, fait de messianisme et de cupidité cynique, est démystifié.
Les manifestants du 15 février rejettent, par là même, une lecture diaphane du monde, inconséquente, irresponsable, et qui n'a cure des psychologies collectives. Ils disent « non » au choc des civilisations. Et dans l'expression de ce message universel foncièrement antinationaliste, les manifestants de New York (qui ont eu à subir les assauts de la police), de Los Angeles, ou de San Francisco, occupent une place particulière. Ils sont le meilleur antidote contre Ben Laden.