a écrit :Un mois après le déclenchement des émeutes qui ont secoué la France, tous les chefs de service de la police (sécurité publique, CRS, police judiciaire, Renseignements généraux, DST) se sont réunis, lundi 21 novembre, pour valider la nouvelle stratégie mise en œuvre contre les fauteurs de troubles, et un bureau national contre les violences urbaines doit d'ailleurs se réunir vendredi 25 novembre. Ils racontent à L'Express comment ils ont vécu ces épisodes, les plus graves depuis 1968, et ce qu'ils en tirent comme leçons.
«La comparaison est peut-être audacieuse, mais, comme un chirurgien parle d'une belle opération, nous avons été confrontés à un "beau cas" en matière de sécurité, résume Michel Gaudin, directeur général de la police nationale. Un plan de lutte contre les violences urbaines avait été élaboré le 26 juillet. Nous avons dû l'accélérer en quelques jours, avec des résultats rapides.» Deux phénomènes ont frappé les policiers: la spontanéité des émeutes et leur propagation éclair. Plus de 9 000 véhicules (bus, voitures, motos) ont brûlé partout en France, et 96 bâtiments publics ont été détruits (bureaux de police et de poste, gymnases, écoles, crèches).
Au-delà des détériorations matérielles, le nombre et la violence des émeutiers ont surpris. «Chaque soir, des groupes de 200 jeunes en moyenne voulaient en découdre, souligne Philippe Laureau, directeur central de la sécurité publique. Comme à Evreux (Eure), où, lors du saccage du quartier de la Madeleine, une policière municipale a été gravement touchée au visage par une boule de pétanque.» 126 policiers ont été blessés. Plus dangereux: 11 tirs contre les forces de l'ordre ont été recensés, dont 2 à balle réelle.
«Cette violence éruptive s'est nourrie d'une émulation entre les émeutiers, qui se faisaient concurrence, note Pascal Mailhos, directeur des Renseignements généraux. D'ailleurs, la province est partie quand l'Ile-de-France ralentissait. Mais il n'existe aucune coalition entre les bandes, qui restent rivales et fixées sur leur territoire.» Aucun rôle des islamistes n'a été établi par la police, sinon quelques tentatives de récupération. Les plus radicaux, faisant l'objet d'une surveillance discrète, auraient même été plutôt gênés, voire mécontents. Les mouvements d'extrême gauche sont également restés à l'écart. Les blogs diffusés sur Internet étaient particulièrement surveillés, notamment par les RG. Certains étaient sans ambiguïté: en Seine-et-Marne, un blog reprochait au «secteur C 9» d'être «en retard» sur les autres…
Du coup, les policiers ont changé de tactique. Les premiers affrontements à Clichy-sous-Bois relevaient du face-à-face classique. «Nous avons vite décidé de ne plus entrer dans leur jeu et d'interpeller les auteurs, explique Christian Lambert, directeur des CRS. A partir du 4 novembre, nous avons constitué des petits groupes très mobiles, de deux à six fonctionnaires, capables d'encercler les incendiaires.» Dès lors, les policiers n'utilisent plus les armes conventionnelles du maintien de l'ordre, comme les grenades lacrymogènes - 822 ont été tirées, dont la moitié le seul premier jour. Des lanceurs de flashballs et des fusils «lance-bliniz» - projectiles qui ressemblent à des galettes - les remplacent. Deux pistolets à peinture, qui propulsent une encre verte, sont également testés.
Le Caméscope et l'appareil photo se révèlent des armes plus redoutables encore. A l'instar de ce qu'ils ont appliqué en Corse pour identifier les cagoulés grâce à leurs vêtements, les CRS filment les événements avant même que les troubles commencent. Les images sont ensuite transmises aux RG et à la PJ. De même, la police technique et scientifique relèvera 1 230 traces d'ADN ou d'empreintes digitales en vue d'identification.
Ni organisation ni revendication
Près de 3 000 individus seront ainsi arrêtés, le plus jeune âgé de 10 ans… Au total, 640 personnes ont été écrouées, dont une centaine de mineurs. «80% étaient connus des services de police pour des affaires de droit commun, relève Michel Gaudin. Ils n'ont ni organisation ni revendication. Ils cassent pour casser. Leur explication: faire comme les autres. Ce ne sont donc pas seulement des jeunes en colère, mais surtout des réitérants.»
Plusieurs investigations de la police judiciaire l'ont confirmé. Ainsi, à Evry, le 5 novembre, lorsque la PJ a enquêté sur une petite usine de fabrication de cocktails Molotov - 200 bouteilles étaient stockées dans un ancien local de la police municipale. Six jeunes et un «grand frère», au palmarès fourni (violences volontaires, vol avec arme blanche, dégradations de biens privés, etc.) ont été interpellés. Dans le disque dur de leur ordinateur, la police a découvert des photos et des vidéos, dans lesquelles ces casseurs miment des scènes de guérilla urbaine, tirant dans des parkings et posant, armes à la main, devant des BMW volées. A Evreux, chez les 11 personnes interpellées après les émeutes, la police a saisi des pistolets à plombs, des cagoules et même des sabres!
Cette stratégie d'interpellation va continuer. Une cellule opérationnelle, réunissant la sécurité publique, les RG et la PJ, s'est d'ailleurs constituée afin de mettre en commun tous les éléments recueillis lors des émeutes. «J'ai demandé à ce que les affaires en lien avec les cités soient traitées en priorité, indique Martine Monteil, directrice de la police judiciaire. Certains jeunes débutent en effet par les violences urbaines avant de monter l'échelle du banditisme, devenant dealers puis braqueurs. La plupart des 900 dossiers de vol et recel et des 150 affaires de stupéfiants traités par les GIR [groupes d'intervention régionaux] concernent les cités.» Pendant les événements, la PJ a ainsi arrêté un convoi de 600 kilos de résine de cannabis en provenance d'Espagne, destinés à alimenter les réseaux des banlieues de Lyon, de Saint-Etienne et de Besançon. Autre exemple: quatre braqueurs d'une vingtaine d'années, originaires de cités, ont été interpellés à Meaux après avoir emporté 10 800 euros de la caisse d'un supermarché. Ils sont soupçonnés d'être impliqués dans quatre autres vols à main armée.
Dressant le bilan des émeutes, les préfets ont décrété des plans de sécurisation concernant des zones sensibles dans 20 départements. Les CRS y seront désormais visibles une partie de la nuit. «Il va falloir s'habituer à voir du bleu dans les quartiers, assure Christian Lambert. Ces événements ont permis à la police de réoccuper le terrain perdu. Nous ne le quitterons plus.» Mais la police a conscience que la tâche sera ardue. Et qu'une étincelle peut rallumer l'incendie.