Décentralisation
La clef des champs ?
La logique du Medef
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A travers le projet du gouvernement sur la décentralisation, se dessine aujourd'hui l'avenir de nos institutions et de nos libertés démocratiques. Sous prétexte de rapprocher les citoyens des lieux de pouvoir, il s'agit surtout de mettre en place un maillage administratif qui soit plus favorable aux appétits des marchés.
Le 16 octobre, jour où le gouvernement adoptait le projet de loi de réforme de la Constitution pour donner naissance à une VIe République, Jean-Pierre Raffarin déclarait se donner 150 jours pour mener une réforme permettant la décentralisation. Deux jours plus tard, le gouvernement donnait, à Nantes, le coup d'envoi des Assises pour les libertés locales pour la région des Pays-de-la-Loire. Toutes les régions seront concernées. Fait révélateur, ce sont les préfets - de région et de département - qui les organisent. Façon de montrer que l'Etat central n'a pas perdu toutes ses prérogatives. Quant au nom de ces assises : tout un programme. Il n'y aurait de libertés que locales ? Que deviennent les droits de toutes et tous ?
Une VIe République ?
Pour faire passer la pilule de la décentralisation, le gouvernement organise un pastiche de débats. Par exemple, pour la région Basse-Normandie - dont les assises auront lieu le 7 décembre - les préfets veulent faire discuter l'ensemble des élus, des partenaires (?) dans le cadre de deux tables rondes "Quelles sont les conditions pour réussir la décentralisation ?" et "Quels sont les champs de la décentralisation ?". Il n'est pas question de s'interroger sur le bien-fondé de cette réforme qui s'imposerait d'elle-même.
Or, le gouvernement envisage, ni plus ni moins, que de changer la Constitution. Au-delà de la séparation - traditionnelle en France - entre napoléoniens centralisateurs et girondins décentralisateurs, la question centrale porte sur le changement de l'article premier de la Constitution. La République ne serait plus "une, indivisible et sociale" mais "à organisation décentralisée". A mots couverts, c'est la remise en cause du préambule de la Constitution de 1946 - repris par celle de 1958 - qui affirmait des principes fondamentaux, dont le droit à l'emploi. On comprend pourquoi le Conseil d'Etat a donné un avis négatif sur ce projet de loi. Le gouvernement n'en a cure et poursuivra dans cette voie, dixit Raffarin ! Ainsi les régions font leur entrée dans la Constitution, dans l'article 72 dont nous reparlerons.
Il s'agit en fait de l'aboutissement de la "réforme de l'Etat", reprise par les gouvernements successifs, qui se traduit par plus de déconcentration, autrement dit, plus de pouvoirs aux préfets dans la gestion des services publics de leur territoire. Elle a eu comme conséquence à la fois le renforcement du contrôle social par le pouvoir des petits chefs et une réorganisation de la plupart des services publics, à l'exception pour l'instant de l'Education nationale.
La réforme de l'ordonnance de 1959 sur la présentation du budget de la loi de finances aura aussi des effets déstructurants et ne permettra plus un minimum de contrôle des élus, encore moins des citoyens. Jusqu'à présent, le budget était présenté par grande masse, ce qui permettait notamment de connaître le nombre d'emplois créés ministère par ministère. Désormais - et progressivement jusqu'en 2004 - il sera constitué d'enveloppes de crédits déterminées par grands objectifs à atteindre. Chaque préfet recevra à son tour une enveloppe pour répartir ces crédits comme il l'entend. La séparation entre crédits de fonctionnement, investissement ou emplois aura disparu. Ainsi, l'éclatement sera de mise dans chaque service public. Actuellement, huit préfets sont en train "d'expérimenter" ces enveloppes - ce qui signifie entamer sa réalisation avant généralisation. Ces nouveautés s'installent dans un silence assourdissant.
Cette déconcentration s'inscrivait déjà dans le cadre des lois de décentralisation votées par le Parlement de gauche en 1982 et mises en place à partir de 1984. La création des régions en est l'aboutissement. Il est souvent tiré un bilan positif de ces lois concernant les constructions scolaires - de la responsabilité respectivement des conseils régionaux pour les lycées et des conseils généraux pour les collèges. Il est vrai que face à la massification de l'enseignement, l'Etat n'avait pas rempli son rôle. Aujourd'hui, la multiplication des compétences des régions devrait avoir comme effet de tarir les crédits pour la construction des établissements scolaires...
Sont oubliées dans ce bilan les politiques d'inspiration libérale au niveau de l'ensemble des pays d'Europe, qui ont initié la baisse des dépenses de l'Etat. La décentralisation a permis de diffuser cette politique d'austérité.
Dans le même temps où se mettait en place cette déconcentration, les deux lois d'aménagement du territoire de 1999 - l'une dite "Chevénement", l'autre "Voynet", des noms du ministre de l'Intérieur et de la ministre de l'Environnement de l'époque - multipliaient les structures territoriales. Les "pays", les "communautés de communes", "l'intercommunalité"... "maillent" le territoire, et diversifient les niveaux de compétence, avec des membres le plus souvent non élus, donc totalement irresponsables devant leurs électeurs. Ces réformes sont passées inaperçues. Le gouvernement n'a cessé de répéter qu'il s'agissait de rapprocher le citoyen des lieux de pouvoir... En fait, se sont cristallisés des potentats locaux avec leur clientèle éloignant la population de ses possibilités de contrôle.
La structure des pouvoirs publics s'est d'ores et déjà métamorphosée. Le gouvernement propose d'aller encore plus loin. C'est la raison pour laquelle il a besoin de la réforme de la Constitution. Dans le même mouvement, il propose, avec la modification de l'article 72 de la Constitution, d'accorder au pouvoir réglementaire des collectivités territoriales - et pas seulement des régions - une reconnaissance constitutionnelle pour, ensuite, faire voter les lois organiques qui permettront aux régions et aux autres collectivités territoriales de demander un transfert de compétences. Ces lois donneront aussi la possibilité de passer des contrats entre deux départements, entre deux régions, entre deux collectivités territoriales pour réaliser divers objectifs, comme, par exemple, des missions de service public.
Pourquoi cette réforme ?
Plus personne ne saura qui décide quoi et à quel niveau. D'autant que chaque structure territoriale pourra demander des compétences différentes. Cette réforme va institutionnaliser et approfondir des inégalités qui existent déjà. Les régions, les collectivités territoriales pauvres ne pourront pas financer des dépenses nouvelles. Plus que les collectivités territoriales riches, elles seront contraintes d'augmenter leurs impôts locaux. Cette situation pourrait avoir comme effet des transferts de population et un appauvrissement encore plus important des structures territoriales les plus pauvres.
La foire d'empoigne entre les régions - qui, du fait de leur petite taille comparée à celle des autres régions européennes, devraient se regrouper - a déjà commencé. Gérard Longuet, président du conseil régional de Lorraine, demande la décentralisation totale de la formation professionnelle initiale et continue. Jean-Luc Harousseau, président de celle des Pays-de-la-Loire, réclame le transfert de l'observation de la santé et de la formation des infirmières sans revendiquer l'immobilier hospitalier... Seules les collectivités territoriales pauvres s'inquiètent des conséquences néfastes de cette décentralisation.
Le dispositif est en train de se mettre en place. Le gouvernement ne perd pas de temps. Un entrefilet dans Les Echos du 18 octobre 2002, nous apprenait que Jean-Paul Delevoye, le ministre de la Fonction publique, a proposé au conseil supérieur de la fonction publique territoriale une "adaptation" aux emplois dans les collectivités en lien direct avec la décentralisation... Non encore adoptée par le Parlement.
Il nous faut refuser un faux débat. Le pour ou contre la décentralisation dans l'abstrait n'a aucun intérêt. Il pourrait y avoir un véritable débat citoyen, démocratique pour l'application réelle du principe de subsidiarité (1), en fonction de la satisfaction des besoins sociaux. Les services publics nationaux, régionaux, locaux ne nécessitent pas tous une gestion nationale. Mais tous se doivent de répondre et d'adapter les moyens au principe d'égalité ; un principe auquel toutes les restructurations de la forme de l'Etat tournent le dos.
Ces réformes, que l'on retrouve dans tous les autres pays européens sous une forme différente en fonction de leur histoire (2) visent à imposer la "gouvernance", autrement dit le gouvernement d'experts. Elles ne résoudront certainement pas la crise politique structurelle qui s'est manifestée une fois encore lors de la dernière élection présidentielle. La décentralisation à la mode Raffarin et les mesures antidémocratiques de Sarkozy sont les bases d'une forme autoritaire de l'Etat : l'opposition à cette réforme de la Constitution est vitale pour tout le mouvement démocratique.
Nicolas Bénies.
1. Le fait que la décision soit renvoyée au niveau le plus adéquat, ici local ou national.
2. Les départements sont une spécificité française héritée de la révolution de 1789.
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La logique du Medef
Le projet Raffarin ne constitue que l'achèvement du processus mis en branle dès les années quatre-vingt, avec la loi Defferre. Non une décentralisation offrant davantage de pouvoirs aux citoyens, mais un "fédéralisme" à l'anglo-saxonne, transformant des régions en véritables féodalités financières ayant en charge des domaines d'activité où pourra le mieux se développer une politique de valorisation du capital. Non une salutaire "réforme de l'Etat", mais la destruction méthodique du principe d'égalité des droits.
Voilà fort longtemps que le patronat exige de voir reconnu aux entreprises, comme aux territoires, le droit de déroger au droit commun, afin de pouvoir démanteler à loisir le code du travail autant que les conventions collectives garantissant aux salariés les mêmes statuts nationaux. Voilà fort longtemps qu'il exhorte les pouvoirs publics à ouvrir entreprises et collectivités publiques à des logiques totalement concurrentielles, dans le but de franchir un pas décisif dans la destruction du service public.
Une fois encore, feu la gauche plurielle aura ouvert à la droite le boulevard. N'est-ce pas le rapport Mauroy qui, en 2000, établissait le lien entre intercommunalité et transfert de la gestion d'une série de services publics aux régions ou communautés d'agglomération, pour en appeler au découpage de l'Hexagone en grandes régions "autour d'un pouvoir fort, apte à engager la compétition économique avec ses partenaires européens" ?
De la décentralisation à l'Europe des régions, nous voilà confrontés à une logique des plus cohérentes : celle du libéralisme destructeur de la démocratie et des droits sociaux.
Christian Picquet.
Rouge 1990 31/10/2002