Dans Libération, des paroles de policiers.
Désolé, je n'ai pas le temps de ne choisir que les passages à retenir pour alléger la lecture et gagner du temps – faut donc tout lire…
a écrit :Retour sur la crise des banlieues
«Ce que vous avez vu, on le vit depuis des années»
Paroles de policiers confrontés pendant trois semaines aux émeutes.
par Jacky DURAND
Un petit Noël mais pas de nouvel an. Nicolas Sarkozy a confirmé, le 1er décembre, devant le congrès de Synergie (deuxième syndicat d'officiers), l'attribution d'une prime de 300 euros à «22 000 agents de la police nationale les plus impliqués dans les opérations liées aux violences urbaines». Mais les congés de fin d'année seront réduits au minimum réglementaire. Pas plus de 25 % des effectifs de la police nationale ne seront en repos pour la Saint-Sylvestre. «Mais ça fait déjà quelques années qu'on est tous sur le pont pour le coup de chaud du nouvel an», explique un syndicaliste.
Des officiers de police débordés
La fin de cette année revêt toutefois une importance particulière après les trois semaines d'émeutes entre la fin octobre et novembre. «On est très inquiets pour cette Saint-Sylvestre, concède un vieux routier de la Seine-Saint-Denis, où 75 voitures ont brûlé lors du nouvel an 2004. Il n'y a pas de raison que ça ne recommence pas.»
Signes avant-coureurs
Les 10 000 voitures brûlées sur l'ensemble du territoire n'ont pas fini de faire gamberger dans les rangs de la police, où l'on décrit ce mois de novembre comme un épisode emblématique de l'évolution des violences urbaines. Un haut fonctionnaire analyse: «L'ampleur nous a surpris, c'était inédit. Mais on avait déjà été alerté sur une ambiance tendue en banlieue. Notre analyse était fondée sur plusieurs éléments, dont la nuit du 13 juillet 2005 où une centaine de voitures avaient été incendiées en Seine-Saint-Denis. On était passé au stade de la guérilla urbaine avec des gens coordonnés et mobiles. Ils jouaient avec les CRS, les piégeaient. On avait même vu une voiture balancée dans l'escalier du RER. Cependant, le mois de novembre restera un événement considérable en termes d'étendue, de simultanéité. Il y a un avant et un après- novembre 2005.»
Philippe (1) est gardien de la paix depuis cinq ans en Seine-Saint-Denis. Quand il a appris la mort des deux jeunes à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre, il s'attendait à «une réponse des jeunes. Mais pas à un tel mouvement». Un officier confirme: «On est sorti du scénario classique. Quand il arrivait quelque chose de grave à un môme, d'habitude, on se tapait deux nuits de violences, après, ça se tassait.» Quand il a sillonné les rues de La Courneuve, d'Aubervilliers et de Saint-Denis, Philippe a été impressionné par le chassé-croisé entre les jeunes, la police et les caméras de télévision, et parle de «concours»: «Si le voisin brûlait 30 voitures dans son quartier, alors il fallait faire mieux que lui et en brûler 40 ici. Tout à coup, les gamins ont eu le sentiment de se retrouver sous les feux de la rampe alors qu'ils avaient la conviction d'être les oubliés des médias. On s'est mis, du jour au lendemain, à parler d'eux alors qu'avant ils pensaient qu'on n'évoquait la banlieue que lorsqu'une barre s'écroulait. Durant ces semaines d'émeutes, tous les jeunes étaient devant la télé pour voir quels quartiers passaient au JT.»
Dans cette configuration de surenchère avancée par les policiers, Eric, quinze ans de sécurité publique dans le Val-d'Oise, a vu s'échauffer les cités «habituelles» avec «des jeunes qui cherchaient l'affrontement. Ils connaissent nos limites en matériel et en effectifs pour les repousser. Ils savent que l'effet du flash-ball est limité au-delà de dix mètres et que l'on peut s'en protéger en mettant deux, trois blousons». Cependant, l'officier a également constaté que «dans des cités qui n'étaient pas habituées à ce genre d'événement, des patrouilles se sont retrouvées piégées dans le noir avec des voitures qui brûlaient. Sur l'ensemble des jeunes interpellés, une minorité était connue. La majorité s'est agrégée sur cette minorité qui a distillé son savoir-faire en matière d'émeutes».
Conscience commune
Les témoignages des policiers recueillis par Libération démentent toutes les tentatives politiques, dont celle de Nicolas Sarkozy, pour lier ces violences à une forme d'organisation: «Il n'y a pas eu d'organisation mais ces jeunes ont ressenti qu'ils appartenaient tous à la même condition défavorisée, dit un ponte du renseignement. Un si grand nombre de cités ne s'embrasent pas comme ça sans une conscience commune, avec, pour moteur, le chômage et la discrimination. Il y a des ferments de révolte.» Pierre, quinze ans chez les CRS, précise: «On ne peut pas parler d'organisation générale mais, dans certains endroits, il y a eu des gens qui préparaient les cocktails Molotov alors que dans d'autres lieux, des jeunes étaient encadrés par des grands frères.»
Pierre et Philippe n'ont connu d'affrontements que dans les nuits qui ont suivi les morts de Clichy-sous-Bois: «On a vécu deux soirées de bagarres dans le 93, sinon il n'y a pas eu de contact ; les gens brûlaient les voitures et s'enfuyaient», dit l'officier de CRS qui porte le regard le plus véhément sur la crise des banlieues: «Ce que vous avez vu, c'est ce que l'on vit depuis des années! Un week-end, c'est 300 bagnoles qui brûlent. Simplement, les préfets, les directeurs de la sécurité publique ne veulent pas en parler. Il y a une omerta. A part l'usage des armes à feu à Grigny et à La Courneuve, la situation n'a pas été plus violente que d'habitude. La grosse différence, c'est qu'en novembre les émeutes se sont généralisées sur tout le territoire.»
Deux ou trois rues
Un autre policier en Seine-Saint-Denis parle d'«harcèlement» plutôt que d'«affrontements»: «Une fois la tribune médiatique obtenue , les émeutiers n'avaient plus intérêt à l'affrontement. En fait, les émeutes, ça ne touchait que deux ou trois rues dans chaque commune.» Toutefois, Claude capitaine en Seine-et-Marne, estime avoir été confronté au cours de la crise des banlieues «à une situation plus virulente, avec des gens plus déterminés que d'habitude» dans son département.
Si la violence n'est pas l'élément le plus saillant dans le récit des policiers, ils insistent davantage sur les dommages causés aux bâtiments publics, notamment ceux à usage collectif. «On n'a jamais vu autant d'édifices incendiés», constate un responsable policier du 93. «On s'attaque maintenant aux écoles alors qu'avant on ne s'en prenait qu'aux bleus (les policiers)», dit Pierre. Selon le ministère de l'Intérieur, 233 bâtiments publics et 74 bâtiments privés ont été incendiés ou vandalisés dans 300 communes.
Trois semaines après les dernières nuits d'émeutes, les policiers s'estiment plutôt confortés dans leurs missions par les réactions de la population: «Ces événements ont réduit le décalage entre l'opinion et nous, policiers, affirme Claude pour qui, il faudrait donner aux jeunes des banlieues une raison d'espérer, quelque chose de palpable à atteindre.» Mais ajoute-t-il, «il faut aussi que l'on comprenne que celui qui casse doit être aidé mais également sanctionné». Pierre dit: «Ce qui a changé, c'est le regard des gens sur nous. On a senti une adhésion, une demande de sécurité dans les banlieues, les gens ont peur.»
Dépôt de bilan
L'analyse développée par un autre officier en Essonne ébauche, en revanche, une ligne de fracture entre les cités et le reste du territoire: «Les gens qui n'habitent pas dans les banlieues nous soutiennent. Ceux qui habitent les cités ont peur face aux violences ou sont indifférents face à notre action. La plupart des personnes qui ont vu leurs véhicules dégradés ont peur de déposer plainte.» Pour un autre fonctionnaire: «Plus que jamais la police est un fusible, une forme d'exutoire face à des jeunes désoeuvrés, en rupture familiale. On fait les frais d'une absence de politique en banlieue. Si l'on se souvient que Chirac parlait de réduire la fracture sociale lors de sa campagne électorale de 1995, aujourd'hui, il frise le dépôt de bilan.»
(1) A leur demande, les policiers sont désignés par des prénoms d'emprunt.