Changer de gauche
PAR OLIVIER BESANCENOT
Le centre de gravité d'une nouvelle force politique ne pourra qu'être extérieur aux organisations traditionnelles : ni replâtrage ni rééquilibrage de la gauche plurielle. Il faut changer de gauche. Vite !
Le 21 avril 2002 va bien au-delà d'une défaite électorale conjoncturelle : des millions de voix, notamment dans la classe ouvrière et les couches les plus populaires de la société, dans la jeunesse, ont manqué à la gauche institutionnelle. Une véritable course de vitesse est engagée entre l'extrême droite et le camp social, notamment dans les milieux populaires. Seule lueur d'espoir dans ce paysage électoral dévasté : plus de trois millions d'électeurs ont porté leurs suffrages sur les candidats d'extrême gauche.
Tirer sans complaisance ce bilan est absolument nécessaire : on ne peut rien bâtir sur fond d'amnésie ! Il existe désormais deux gauches. Au printemps dernier, la gauche sociale-libérale a été désavouée. Une gauche, impuissante face aux licenciements, qui a privatisé plus que la droite et refusé de satisfaire les revendications des chômeurs pendant que se développaient les stock-options. Une gauche qui a refusé de régulariser les sans-papiers et s'est lancée dans la surenchère sécuritaire. Au sommet européen de Barcelone, en plein accord avec Chirac, Jospin a accepté le recul de l'âge de la retraite, la privatisation d'EDF et l'austérité budgétaire européenne. Comment s'étonner ensuite que la gauche institutionnelle ait été incapable de mobiliser son électorat et que deux sondés sur trois avouaient avoir du mal à faire la différence entre la gauche et la droite ?
L'enjeu est de reconstruire une véritable alternative de gauche au système. Nous ne partons pas de rien, car il existe une autre gauche, politique, syndicale et associative, engagée dans les combats indispensables : contre les licenciements, au côté des sans-papiers, lors des mobilisations féministes, dans les différentes initiatives altermondialistes, dans les luttes de la jeunesse. Elle est aujourd'hui fragmentée : organisations révolutionnaires, militants écologistes, communistes ou socialistes qui ne se reconnaissant plus dans la politique menée par leurs partis. Et, surtout, ces dizaines de milliers de militants syndicaux ou associatifs qui, sur des terrains spécifiques ou de manière plus globale, font - fort bien - de la politique, au quotidien, sans subordonner leurs combats aux contraintes de la gestion institutionnelle. Le souci légitime de l'autonomie des mouvements sociaux provoque parfois des crispations avec les organisations politiques. À l'occasion du Forum social européen de Florence, un débat prometteur s'est ouvert : la véritable opposition n'est pas entre gauche « politique » et gauche « sociale », entre partis politiques et mouvements sociaux. Mais entre gauche libérale et gauche radicale. Entre respect des contraintes du système et fidélité aux besoins des exploités et des opprimés.
Aussi, avant de discuter des alliances ou de constructions électorales, commençons par le contenu politique ! Satisfaire les besoins sociaux ou respecter les privilèges conférés par la propriété privée ? Mobiliser les salariés et la majorité de la population ou faire confiance à la vie politique institutionnelle ? Sommes-nous bien d'accord ? Bref, s'agit-il seulement de rééquilibrer un peu la gauche de gouvernement ou de faire, enfin, du neuf et du radical ?
Quel sens aurait aujourd'hui un front « antilibéral » avec des Verts dont le modèle demeure la coalition « Rouge-Verte » allemande, ou avec un PC partisan de l'ouverture du capital de certaines entreprises publiques ? La clarification est indispensable, car le bilan du gouvernement Jospin n'est pas seulement celui du PS, mais aussi celui de ses alliés.
Certains, plus ou moins bien intentionnés, reprochent à la Ligue, parce que révolutionnaire, sa volonté supposée de « ne pas se salir les mains ». Répondons donc sans détours ! Il est légitime de vouloir traduire en actes gouvernementaux les aspirations du mouvement social. Nous avons certes combattu la gauche plurielle et ne saurions participer à des gouvernements d'union de la gauche qui géreraient le système économique et les institutions actuelles. Mais nous sommes, au contraire, candidats à une transformation radicale de la société. Et disponibles pour un gouvernement du monde du travail, appuyé sur les mobilisations sociales, appliquant un programme anticapitaliste, ouvrant la voie à un socialisme démocratique.
Faire du neuf commence par résister aux attaques de la droite et du patronat contre les services publics et les retraites. Cela peut paraître modeste au regard de plus grandes ambitions. Il s'agit pourtant bien d'un choix de société. Et d'un premier test, pratique, de futures convergences politiques. Aujourd'hui, les partis de la gauche institutionnelle, à commencer par le PS, brillent surtout par leur absence. Mais peut-on défendre franchement les services publics lorsqu'on a ouvert au privé le capital d'Air France ou de France Télécom ?
Nous suivons avec attention les débats au sein de la gauche plurielle. Nous sommes prêts à toutes les confrontations politiques, sans préalable. Mais réinventer la gauche implique de débattre le bilan de la législature précédente, de mener en commun les combats de l'heure et, enfin, de discuter ouvertement des perspectives. Cela prendra du temps. Pour coaguler la gauche de combat, il faudra des expériences pratiques et, sans doute, un événement fondateur qui bouleverse la donne et conduise chacun à considérer que les convergences nouvelles l'emportent sur les traditions et les identités forgées par le passé.
L'intérêt que la LCR accorde bien naturellement à sa propre construction s'inscrit dans une perspective plus large : construire, avec d'autres, une force politique nouvelle, radicale, anticapitaliste, écologiste et féministe, ouverte aux animateurs des luttes à la recherche d'un débouché politique. Mais le centre de gravité d'une nouvelle force politique ne pourra qu'être extérieur aux organisations traditionnelles : ni replâtrage ni rééquilibrage de la gauche plurielle.
Il faut changer de gauche. Vite !
Article dans Politis.